Dans son arrêt, qui est définitif, sans recours et obligatoire pour les Parties, la Cour,
1) dit, par douze voix contre trois, que la République italienne a manqué à son obligation de respecter l’immunité reconnue à la République fédérale d’Allemagne par le droit international en permettant que soient intentées à son encontre des actions civiles fondées sur des violations du droit international humanitaire commises par le Reich allemand entre 1943 et 1945 ;
2) dit, par quatorze voix contre une, que la République italienne a manqué à son obligation de respecter l’immunité reconnue à la République fédérale d’Allemagne par le droit international en prenant des mesures d’exécution forcée visant la Villa Vigoni ;
3) dit, par quatorze voix contre une, que la République italienne a manqué à son obligation de respecter l’immunité reconnue à la République fédérale d’Allemagne par le droit international en déclarant exécutoires sur le territoire italien des décisions judiciaires grecques fondées sur des violations du droit international humanitaire commises en Grèce par le Reich allemand ;
4) dit, par quatorze voix contre une, que la République italienne devra, en promulguant une législation appropriée ou en recourant à toute autre méthode de son choix, faire en sorte que les décisions de ses tribunaux et celles d’autres autorités judiciaires qui contreviennent à l’immunité reconnue à la République fédérale d’Allemagne par le droit international soient privées d’effet ;
5) rejette, à l’unanimité, le surplus des conclusions de la République fédérale d’Allemagne.

1. L’objet du différend et la compétence de la Cour
La Cour rappelle que, le 23 décembre 2008, l’Allemagne a déposé une requête introductive d’instance contre l’Italie. Dans sa requête, l’Allemagne prie la Cour de dire que l’Italie n’a pas respecté l’immunité de juridiction que lui reconnaît le droit international en permettant que des actions civiles soient intentées contre elle devant des tribunaux italiens, tendant à la réparation de dommages causés par des violations du droit international humanitaire commises par le Reich allemand au cours de la seconde guerre mondiale ; que l’Italie a aussi violé l’immunité de l’Allemagne en prenant des mesures d’exécution forcée visant la Villa Vigoni, propriété de l’État allemand située en territoire italien ; qu’elle a en outre méconnu l’immunité de juridiction de l’Allemagne en déclarant exécutoires en Italie des décisions judiciaires grecques condamnant civilement l’Allemagne pour des faits comparables à ceux ayant donné lieu aux actions intentées devant des tribunaux italiens.
La Cour rappelle que la requête de l’Allemagne a été introduite sur la base de l’article premier de la Convention européenne pour le règlement pacifique des différends et que l’Italie n’a soulevé aucune objection à sa compétence et à la recevabilité de la requête. Elle considère que la clause de limitation ratione temporis de l’article 27 de la même convention, qui exclut l’applicabilité de cet instrument «aux différends concernant des faits ou situations antérieurs à l’entrée en vigueur de la … convention entre les parties au différend» n’est pas applicable aux demandes de l’Allemagne. En effet, les «faits ou situations» qui ont donné naissance au présent différend sont constitués par les décisions judiciaires italiennes ayant dénié à l’Allemagne l’immunité de juridiction qu’elle revendiquait, et par des mesures de contrainte exécutées sur des biens appartenant à l’Allemagne. Or, la Cour relève que ces décisions et mesures ont été adoptées entre 2004 et 2011, soit bien après l’entrée en vigueur entre les Parties de la Convention européenne. Elle est dès lors compétente pour connaître du différend.
La Cour estime que, bien qu’elle ne soit pas appelée à statuer sur la question de savoir si l’Allemagne a une obligation de réparation envers les victimes italiennes de crimes commis par le Reich allemand, il lui appartient néanmoins de déterminer si l’absence d’exécution complète par un Etat d’une obligation de réparation qui lui incomberait est susceptible d’avoir une incidence, en droit, sur l’existence et la portée de l’immunité de juridiction de cet Etat devant les tribunaux d’un autre Etat.
2. Les violations de l’immunité de juridiction de l’Allemagne qui auraient été commises dans le cadre des procédures engagées par les requérants italiens
La Cour commence par relever que les actions intentées devant les juridictions italiennes ont pour origine des actes perpétrés par les forces armées et autres organes du Reich allemand. Elle considère que la question qu’il lui incombe de trancher n’est pas de savoir si ces actes étaient illicites - ce point n’étant pas contesté - mais si, dans le cadre des actions en réparation engagées sur le fondement de ces actes, la justice italienne était tenue d’accorder l’immunité à l’Allemagne.
Elle relève que, dans les rapports entre les Parties, seul le droit international coutumier fonde le droit à l’immunité. Elle estime qu’il lui faut examiner et appliquer le droit de l’immunité tel qu’il existait lors du refus de l’immunité par les juridictions italiennes et de l’exercice, par celles-ci, de leur compétence, et non tel qu’il était en vigueur en 1943-1945.
A. Le premier argument de l’Italie : les dommages ont été causés sur le territoire de l’Etat du for
La Cour observe que le premier argument de l’Italie consiste, en substance, à soutenir que le droit international coutumier a évolué de telle sorte que les Etats ne peuvent plus, aujourd’hui, prétendre à l’immunité à l’égard d’actes ayant entraîné la mort, un préjudice corporel ou un préjudice matériel sur le territoire de l’Etat du for, et ce, même si les actes en question ont été accomplis jure imperii. Il s’agit de l’exception territoriale à l’immunité de l’Etat. Après avoir procédé à un examen approfondi de la pratique nationale et internationale pertinente, la Cour conclut que le droit international coutumier impose toujours de reconnaître l’immunité à l’Etat dont les forces armées ou d’autres organes sont accusés d’avoir commis sur le territoire d’un autre État des actes dommageables au cours d’un conflit armé. En conséquence, elle estime que la décision des juridictions italiennes de ne pas accorder l’immunité à l’Allemagne ne saurait être justifiée sur la base de l’exception territoriale.
B. Le second argument de l’Italie : l’objet et les circonstances des demandes présentées aux juridictions italiennes
La Cour relève que le second argument de l’Italie consiste à soutenir que le refus de l’immunité était justifié en raison de la nature particulière des actes qui faisaient l’objet de ces réclamations et compte tenu des circonstances dans lesquelles celles-ci s’inscrivaient.
La Cour note que le premier volet de cet argument est fondé sur l’idée que le droit international n’accorde pas l’immunité à un Etat ayant commis des violations graves du droit des conflits armés ou, à tout le moins, restreint son immunité. Les actes des forces armées allemandes et d’autres organes du Reich allemand qui sont à l’origine des instances portées devant les juridictions italiennes étant des violations graves du droit des conflits armés, l’Allemagne devrait alors être privée de son droit à l’immunité. Après avoir examiné la pratique étatique et internationale pertinente, la Cour conclut que, en l’état actuel du droit international coutumier, un Etat n’est pas privé de l’immunité pour la seule raison qu’il est accusé de violations graves du droit international des droits de l’homme ou du droit international des conflits armés.
La Cour en vient au deuxième volet de l’argument de l’Italie, selon lequel les règles violées par l’Allemagne entre 1943 et 1945 relèveraient du jus cogens. Elle observe que cet aspect de la défense italienne repose sur l’hypothèse qu’il existerait un conflit entre les règles de jus cogens qui font partie du droit des conflits armés et la reconnaissance de l’immunité de l’Allemagne. Elle note que l’Italie fait valoir que les règles de jus cogens prévalent sur toute règle contraire du droit international. En conséquence, la règle en vertu de laquelle un Etat jouit de l’immunité devant les juridictions d’un autre Etat n’ayant pas le statut de jus cogens, elle devrait être écartée. La Cour estime que, à supposer que les règles du droit des conflits armés qui interdisent le meurtre, la déportation et le travail forcé soient des normes de jus cogens, ces règles n’entrent pas en conflit avec celles qui régissent l’immunité de l’Etat. Elle considère que ces deux catégories de règles se rapportent à des questions différentes : celles qui régissent l’immunité de l’Etat se bornent à déterminer si les tribunaux d’un Etat sont fondés à exercer leur juridiction à l’égard d’un autre ; elles sont sans incidence sur la question de savoir si le comportement à l’égard duquel les actions ont été engagées était licite ou illicite.
Elle estime par ailleurs que l’argument tiré de la primauté du jus cogens sur le droit de l’immunité des Etats a été écarté par les juridictions nationales et qu’aucune des lois nationales n’a limité l’immunité de l’Etat dans les cas où sont en cause des violations du jus cogens. La Cour conclut que, même en admettant que les actions intentées devant les juridictions italiennes mettaient en cause des violations de règles de jus cogens, l’application du droit international coutumier relatif à l’immunité des Etats ne s’en trouvait pas affectée.
La Cour observe que le troisième et dernier volet de l’argument de l’Italie consiste à affirmer que c’est à juste titre que les tribunaux italiens ont refusé de reconnaître à l’Allemagne l’immunité, au motif qu’avaient échoué toutes les autres tentatives d’obtenir réparation pour les divers groupes de victimes qui avaient engagé les actions intentées devant des juridictions italiennes. Elle ne voit, dans la pratique interne et internationale pertinente, aucun élément permettant d’affirmer que le droit international ferait dépendre le droit d’un Etat à l’immunité de l’existence d’autres voies effectives permettant d’obtenir réparation. En conséquence, la Cour rejette l’argument de l’Italie.
La Cour observe qu’à l’audience, le conseil de l’Italie a affirmé que les trois volets du second argument de l’Italie devaient être examinés conjointement ; autrement dit, que c’était en raison de l’effet cumulé de la gravité des violations, du statut des règles violées et de l’absence d’autres voies effectives de réparation que la décision des tribunaux italiens de dénier à l’Allemagne l’immunité était justifiée. Elle n’est pas convaincue que ces éléments auraient pareil effet même si on les considère conjointement.
C. Conclusions
La Cour considère que le refus des tribunaux italiens de reconnaître l’immunité à laquelle elle a conclu que l’Allemagne pouvait prétendre au titre du droit international coutumier constitue un manquement aux obligations auxquelles l’Etat italien était tenu envers celle-ci.

3. Les mesures de contrainte prises à l’égard des biens appartenant à l’Allemagne en territoire italien
La Cour examine à présent la question de savoir si l’hypothèque inscrite sur la Villa Vigoni suite à une décision judiciaire italienne déclarant exécutoire sur le sol italien des décisions judiciaires grecques et prononçant des condamnations pécuniaires à l’égard de l’Allemagne constitue une mesure de contrainte violant l’immunité d’exécution de cet Etat. La Cour constate qu’il existe au minimum une condition qui doit être remplie pour qu’une mesure de contrainte puisse être prise à l’égard d’un bien appartenant à un Etat étranger : que le bien en cause soit utilisé pour les besoins d’une activité ne poursuivant pas des fins de service public non commerciales, ou que l’Etat propriétaire ait expressément consenti à l’application d’une mesure de contrainte ou encore que cet Etat ait réservé le bien en cause à la satisfaction d’une demande en justice. Or, elle relève que la Villa Vigoni est utilisée pour les besoins d’une activité de service public dépourvue de caractère commercial ; que l’Allemagne n’a d’aucune manière consenti à l’inscription de cette hypothèque, ni n’a réservé ce bien à la satisfaction des demandes en justice dirigées contre elle. Dans ces conditions, la Cour conclut que l’inscription d’une telle hypothèque constitue une violation par l’Italie de son obligation de respecter l’immunité due à l’Allemagne.

4. Les décisions judiciaires italiennes déclarant exécutoires en Italie les décisions judiciaires grecques prononçant des condamnations civiles à l’encontre de l’Allemagne
La Cour relève que, dans son troisième chef de conclusions, l’Allemagne se plaint de ce que son immunité de juridiction a également été violée par les décisions judiciaires italiennes déclarant exécutoires en Italie les condamnations civiles prononcées par des tribunaux grecs à l’encontre de l’Allemagne dans l’affaire du massacre de Distomo commis par les forces armées du Reich allemand en 1944.
La Cour considère que la question pertinente est de savoir si les tribunaux italiens ont eux-mêmes respecté l’immunité de juridiction de l’Allemagne en accueillant la demande d’exequatur, et non celle de savoir si le tribunal grec ayant rendu le jugement dont l’exequatur était demandée a respecté l’immunité de juridiction de l’Allemagne. Elle observe que le juge saisi d’une demande d’exequatur d’un jugement étranger condamnant un Etat tiers doit se demander si, dans le cas où il aurait été lui-même saisi au fond d’un litige identique à celui qui a été tranché par le jugement étranger, il aurait été tenu en vertu du droit international d’accorder l’immunité à l’État défendeur. Elle estime qu’il découle des motifs qui précèdent que les juridictions italiennes qui ont déclaré exécutoires en Italie les décisions judiciaires grecques rendues contre l’Allemagne ont méconnu l’immunité de cette dernière. Elle conclut que les décisions italiennes déclarant exécutoires en Italie les condamnations civiles prononcées par des tribunaux grecs à l’encontre de l’Allemagne dans l’affaire du massacre de Distomo ont violé l’obligation de l’Italie de respecter l’immunité de juridiction de l’Allemagne.

Composition de la Cour
La Cour était composée comme suit : M. Owada, président, M. Tomka, vice-président ; MM. Koroma, Simma, Abraham, Keith, Sepúlveda-Amor, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Yusuf, Greenwood, Mmes Xue, Donoghue, juges ; M. Gaja, juge ad hoc ;
M. Couvreur, greffier.
MM. les juges Koroma, Keith et Bennouna joignent à l’arrêt les exposés de leur opinion individuelle ; MM. les juges Cançado Trindade et Yusuf joignent à l’arrêt les exposés de leur opinion dissidente ; M. le juge ad hoc Gaja joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente.

Un résumé de l’arrêt figure dans le document intitulé «Résumé no 2012/2». Le présent communiqué de presse, le résumé de l’arrêt, ainsi que le texte intégral de celui-ci sont disponibles sur le site Internet de la Cour (www.icj-cij.org) sous la rubrique «Affaires».