6 mars 2013

ANALYSE : Mali : les limites d’une aventure impériale

Mohamed Saleck OULD BRAHIM

Pour Noam Chomsky, il n’y a pas au Mali de guerre contre le terrorisme, mais bien plus sûrement une prise de contrôle irresponsable de ressources énergétiques ou de positions géopolitiques. Les propos du vieux philosophe, qui s’adonne depuis plus de 40 ans à la critique de la politique étrangère des Etats-Unis, ne relèvent pas seulement de son franc-parler habituel, mais plutôt des données de la realpolitik.

Les richesses controversées du Sahel attisent la convoitise des grandes puissances internationales désirant s'assurer le contrôle de la région. Dans un contexte géopolitique mondial marqué par la crise financière, les enjeux énergétiques sont, plus que jamais, au centre des conflits internationaux. Durant les dix dernières années, le Sahel s’est érigé, malgré sa pauvreté manifeste, en un hub énergétique mondial particulièrement convoité. Dans cette vaste région où la nature des reliefs, les espaces lacunaires et les angles morts favorisent l'amplitude et l'imbrication des flux criminels de tous bords, la guerre livrée par la France et ses coalitionnaires, au nom de la "lutte contre le terrorisme", si chère à M. Bush, risque bien d’être l’arbre qui cache la forêt.

Fraîchement sortie socialiste ou, du moins, "socialisante", la France, qui semblait plutôt vouloir prendre ses distances avec le périlleux héritage de la France-Afrique dans la sous-région, s’est fait subtilement rattrapée par le syndrome de la guerre au Nord du Mali.

Pour "l’oncle Napoléon", les prétextes ne manquent pas, quand bien même ils relèvent du registre de la grande contradiction. De la célébrissime triste expression de "logique de guerre" de M. Mitterrand, lors de la première guerre du Golfe contre l’Iraq, à la récente décision de M. Hollande, d’envoyer son armada au Nord du Mali, les réflexes sont restés pratiquement les mêmes. L’instrumentalisation politique de la lutte contre le terrorisme d’Al-Qaïda est invoquée de nouveau dans un emprunt explicite au vocabulaire belliqueux des néoconservateurs américains. Pas de quoi se vanter pour une France qui se veut, aux yeux des Africains tout comme des Américains et des Nations unies, la "puissance indispensable" dans la sous-région.

Pourquoi la France, qui ne cache pas son appui aux groupes salafistes armés de la nébuleuse Al-Qaïda en Syrie, s’empresse-t-elle de se transformer en va-t-en-guerre contre ces mêmes groupes au Sahel ? La réponse est forcément politique et non juridique, comme l’avait récemment expliqué le juge antiterroriste français Marc Trévidic, dans une entrevue au Journal du dimanche

Certes, le Sahel est devenu un espace de confrontation géopolitique et géostratégique entre les différentes puissances régionales et internationales pour le contrôle des richesses naturelles qu'il recèle : pétrole, gaz, or, phosphates, diamants, cuivre, fer, charbon, nickel, zinc, bauxite, uranium, plutonium, manganèse, cobalt, argent, chrome, étain, sels minéraux, eaux douces, poissons, crustacés, diversité biologique, cheptels de bétails, bois précieux, etc. 

Zone charnière entre l’Afrique subsaharienne et la Méditerranée, avec ses 80 millions d’habitants, ce vaste territoire de plus de 9 millions de km2, difficilement contrôlable, est devenu un sanctuaire dédié à l’insécurité. Écologiquement et économiquement délabré et laissé pour compte, le Sahel dans son immensité a constitué un véritable Eldorado pour abriter les nouveaux terrorismes franchisés d’Al-Qaïda (Aqmi, Mujao, Ansar Dine, etc.) qui cohabitent désormais, avec les activités illicites et criminelles de tous bords. 

Une véritable géopolitique des tubes, sur fond de rivalités internationales croissantes, commence à se dessiner au Sahel. Dans cette vaste région débridée, allant de l'Atlantique à la Somalie et de la Méditerranée au Golfe de Guinée, l'évaluation des enjeux de sécurité à travers le prisme des flux dévoile les parcours transsahariens qui, loin d'être des terroirs hermétiques et compartimentés, se chevauchent et se recoupent pour créer une multitude d’équations géopolitiques intangibles.

Les grands États de la planète s’activent depuis quelques années déjà pour organiser progressivement le désenclavement des richesses du Sahel afin de les acheminer ensuite vers les zones de consommation : en Asie via le Soudan, en Amérique via le Golfe de Guinée et vers l’Europe continentale à travers l’Atlantique, le Sahara et le Maghreb.

Paradoxalement, l'abondance des ressources naturelles et l’importance de la position géostratégique de la région du Sahel vont de pair avec la fragilité de la plupart de ses États eu égard à leur instabilité et insécurité caractéristiques. Avec une démographie galopante, qui devrait atteindre 100 millions d’habitants en 2020, avec un taux d’illettrisme dépassant les 54%, une pauvreté endémique touchant plus de 50% des populations, une corruption généralisée, une conflictualité constante, le Sahel est resté une région "en panne".

La conjugaison de l’ensemble de ces problèmes génère souvent des crises politiques et militaires ou des catastrophes alimentaires, des pénuries, des famines et des disettes récurrentes qui engendrent des déplacements massifs de populations en désordre sous formes de réfugiés et/ou de migrants clandestins. Le jeune cinéaste et musicien canadien d’origine sénégalaise Musa Dieng Kala, ne serait pas le seul à s’interroger dans son film : "Dieu a-t-il quitté l’Afrique ?"

Sahel et prismes des flux

L’étymologie du terme "Sahel" est profusément contrastée. Mot arabe qui signifie littéralement "rivage", le Sahel désigne aujourd’hui exactement le contraire de son sens d'origine. A priori, le Sahel serait là où la régularité des conditions d'écologie et de climat rend à nouveau la vie possible après le franchissement, particulièrement pénible, de l’immense désert saharien. De nos jours, le Sahel est ainsi antinomique de sa propre signification.

Déjà, à l’époque médiévale, les anciens géographes arabes distinguaient, en se référant aux grands empires sahéliens, deux notions : "Bilad es Seibâ" ou pays de la dissidence et "Bilad es Silm" ou pays de la paix. Entre ces deux repères géographiques, il y a toujours eu des espaces d’indétermination sociologique, politique, économique et militaire. Il s’agit d’un espace mouvant où des puzzles de terroirs, pratiquement incernables et indécis, oscillaient selon les dispositions des rapports de forces conjoncturels, entre les différents centres de décision politico-militaires, plus ou moins stables et sédentarisés situés sur les confins de cette région.

Les modes opératoires de gestion de l’espace sahélien n’avaient pas connu de changements véritables depuis des siècles. Les anciennes revendications territoriales, commerciales ou culturelles, notamment pour l’accès à l’eau, à la terre et aux ressources naturelles, s’imbriquent de nos jours avec les nouvelles difficultés générées par la mondialisation des flux d’échanges planétaires. Les modes traditionnels d’exercice du pouvoir sur ces espaces charnières, sous-administrés et sous-défendus de tous les temps, se faisaient à travers des droits de passage, de protection et d’usufruits réclamés par les riverains.

En effet, ce fameux territoire du Sahel, vulnérable du fait même de sa géopolitique saharienne propice à la dilution des frontières et à la mobilité des personnes, des montures et des équipements logistiques, a été historiquement le théâtre éludé de nombreux flux ambulants : humains, marchands, financiers, culturels, religieux et militaires. Nonobstant, le champ sahélien n’obéit pas à un système de forces homogènes. Il reste incapable de s’autoréguler, de parvenir à une certaine stabilité autour d’un ultime point d’équilibre. Les altercations au Sahel évoquent les dissonances d’un orchestre sans chef.

Instabilité endogène

La fragilité endogène du Sahel découle d’une profonde vulnérabilité des États postcoloniaux qui en composent le tissu. Espace tampon, mais surtout espace de contacts et d’échanges, le Sahel ne cesse de développer une conflictualité endémique de plus en plus difficilement contrôlable. Dans cette région, les facteurs déstabilisateurs sont nombreux et variés : la fragilité structurelle et conjoncturelle de ces États, l’extrême pauvreté des populations, la sécheresse et la dégradation du milieu naturel, les luttes internes de pouvoir qui y gangrènent, la militarisation croissante de ses rapports sociopolitiques, la forte pression de sa démographie, les conflits régionaux, l’insécurité généralisée et les velléités étrangères, ont fini par la transformer en un espace de confrontation géopolitique permanente.

Un demi-siècle après leur indépendance, les États postcoloniaux demeurent incapables de parachever leur autorité sur leur propre territoire. Le délitement de tout État fragile le livre potentiellement à ses forces anarchiques intrinsèques et/ou à la domination extérieure. Étant un espace particulièrement sous-administré et mal géré, le Sahel souffre d’une mauvaise gouvernance chronique qui hypothèque dangereusement son avenir. 

Les douze pays qui constituent officiellement la région du Sahel sont pratiquement tous classés, à un titre ou un autre, comme pays fragiles selon les critères de l’OCDE. Ce classement signifie que les systèmes de sécurité des pays concernés, sont incapables de jouer avec efficience le rôle majeur qui leur est dévolu, rôle qui consiste à assurer la protection de la souveraineté, du territoire, des personnes et des populations des pays en question. Pire encore, dans certains contextes, les crises d’instabilité affectant périodiquement et/ou fréquemment ces pays, faisaient apparaître leur système de sécurité comme étant la cause ou une partie prenante dans les facteurs d’insécurité et d’instabilité qui menacent la démocratie, l’État de droit et la sécurité humaine dans lesdits pays. Seuls deux pays du Sahel sur douze ont échappé à un coup d’État militaire en 45 ans ; seuls quatre pays membres de la CEDEAO sur 15 n’ont pas été affectés depuis 30 ans par un conflit violent aux frontières ou à l’intérieur.

Au Sahel, l’insécurité revêt plusieurs facettes. Les flux de la criminalité organisée y ont trouvé largement leur place, soit en s'adossant aux circuits traditionnels des flux d’échange, soit en occupant les espaces laissés vacants par la relâche des États affaiblis. Allant du trafic des migrants clandestins, estimé entre 65.000 à 120.000 par an, à celui des armes légères avec environ 8 millions de pièces qui circulent en Afrique de l’Ouest, dont plus de 100.000 kalachnikovs au Sahel, en passant par celui des drogues, pour finir avec le terrorisme régional et international, la criminalité organisée, y compris le terrorisme transsaharien, a été érigée en créneau porteur à travers une dynamique capitalistique en plein essor dans un environnement d’extrême pauvreté.

Conflictualités des enjeux énergétiques

Dans un contexte géopolitique mondial marqué par la hausse continue des cours des hydrocarbures et une forte demande en la matière, les appétits des grandes puissances sont facilement attisés. La crise financière internationale et les revirements des conflits d’intérêts internationaux dans la région du Sahel, particulièrement riche d’importantes réserves d’énergies fossiles et de gisements de minerais stratégiques créent, à nouveau, une tentation énorme chez les grandes puissances deà trouver un prétexte pour s’y déployer. Tant pis pour la légalité internationale et la démocratie !

Dans ce contexte, la France dispose d’une longueur d’avance par rapport aux autres. Elle possède déjà des troupes positionnées dans la région du Sahel ou à proximité. Elle dispose également de quatre bases militaires permanentes au Sénégal (1200 hommes), au Tchad (1250), en Côte d’Ivoire (2000), au Gabon (900) et à Djibouti (2900), en plus de sa présence limitée et non permanente dans d’autres pays de la sous-région comme le Cameroun, la Mauritanie, le Burkina Faso et la Centrafrique.

Concernant les États-Unis, bien que leur présence militaire officielle au Sahel n’existe pas encore, les câbles diplomatiques dévoilés par WikiLeaks révèlent une autorisation "réticente" de survol accordée par les autorités algériennes à l’U.S. Air Force pour des missions au Sahel contre l’Aqmi. Déjà, les États-Unis avaient lancé, dès 2002, l’initiative Pan Sahel et organisent régulièrement des exercices militaires de type Flintlock avec les armées des pays du Sahel. En décembre 2008, la Force tactique en Europe du Sud (SETAF) a été transformée en U.S. Army Africa (Armée USA pour l’Afrique), qui est une composante du Commandement Africa (AfriCom) devenue opérationnelle depuis octobre 2009. D’après des représentants du gouvernement américains, cette transformation constitue une "nouvelle façon de regarder vers l’Afrique". Bien que la base de l’U.S. Army Africa soit actuellement à Vicence en Italie, ce corps opérera sur le continent africain avec de petits groupes pour conduire des opérations de "réponse aux crises" en se servant de la 173e Brigade aéroportée. Fruit de la reconnaissance américaine de l’importance stratégique croissante de l’Afrique, l’U.S. Army Africa continuera à s’agrandir dans le cadre de commandement des forces navales AfriCom.

La Chine a également fait ses entrées économiques colossales dans la région du Sahel depuis quelques années déjà. La concurrence chinoise avec les autres pays est en expansion. La Chine est actuellement le second partenaire commercial de l’Afrique, après les Etats-Unis. Les investissements chinois sont en forte croissance même dans les pays traditionnellement liés aux Etats-Unis. En Éthiopie, la China Exim Bank a investi récemment 170 millions de dollars pour la construction d’un complexe résidentiel de luxe à Addis Ababa, et une autre société chinoise, Setco, a annoncé la construction de la plus grande usine de P.V.C. dans ce pays. Au Liberia, la China Union Investment Company a investi 2,6 milliards de dollars dans les mines de fer. Des sociétés chinoises ont aussi effectué de gros investissements qui dépassent 2 milliards de dollars par pays, dans les secteurs pétroliers au Nigeria et en Angola, jusque-là dominés par les compagnies occidentales.

Israël est présente au Sahel elle aussi. L’Iran s’intéresse aux minerais stratégiques du Sahel, à l’uranium notamment, et cherche à y réaliser des percées substantielles. La Russie, l’Inde et le Brésil seraient aussi déterminés à être de la partie. L’intensification de la présence économique et militaire des acteurs extérieurs, et les conflits d’intérêt qui en découlent, contribuent à déstabiliser davantage les Etats fragiles et affaiblis dans la région de Sahel.

A partir de 2015, l’Afrique sub-saharienne serait susceptible de devenir pour les Etats-Unis une source d'énergie aussi importante que le Moyen-Orient, disposant de quelques 60 milliards de barils de réserves pétrolières avérées. Les experts s'attendent à ce qu’un baril de pétrole sur cinq entrant dans le circuit de l'économie mondiale provienne du golfe de Guinée et que la part des importations américaines de pétrole africain passe de 20% en 2010 à 25% en 2015. Les investissements des compagnies pétrolières européennes et américaines sont en constante progression depuis 2000. ELF y puise près de 60% de sa production de pétrole. Total et Gazprom s’apprêtent à financer le projet de gazoduc transsaharien de 4000km pour relier le Nigeria à l'Algérie d'ici à 2015. L’attractivité du golfe de Guinée est de plus en plus grandissante depuis la mise en service, en 2003, de l’oléoduc Tchad-Cameroun qui relie les champs pétrolifères de Komé, dans le sud-ouest du Tchad au terminal maritime camerounais de Kribi, sur un parcours de 1.070 km.

C’est au gré des intérêts croissants des puissances internationales que la tectonique des frontières conflictuelles sera de plus en plus récurrente dans la région du Sahel. La sécession du Sud Soudan a été consommée, celle du Mali est encore incertaine. D’autres scénarios sont probables dans cette région extrêmement riche en ressources naturelles.

La demande mondiale en pétrole et en gaz naturel étant appelée à doubler dans les vingt prochaines années, le Sahel pourrait alors jouer un rôle prépondérant de fournisseur d’énergie. Sans compter le potentiel de l’Algérie en pétrole et en gaz, le Mali est le troisième producteur d'or du continent, le Niger, avec ses gisements d'uranium se place au second rang mondial, la récente entrée de la Côte-d'Ivoire, du Ghana, du Tchad et de la Mauritanie dans le groupe des pays producteurs de pétrole, confirme la tendance. La production du champ off-shore ghanéen est estimée à 120.000 barils/jour, celle de Côte-d'Ivoire à 80.000 barils/jour. C’est dans ce contexte des stratégies de positionnement, de prise de contrôle, d’encerclement et de contre-encerclement que se définissent des enjeux géopolitiques, géostratégiques et géoéconomiques de la zone sahélienne.

En conséquence, une grande partie des populations pauvres du Sahel, dépourvues de leur droit à la sécurité humaine au sens élargi du terme (incluant la sécurité alimentaire, la sécurité sanitaire, l'accès à l'eau potable, etc.), se retrouve souvent contrainte de prêter allégeance à des groupes criminels, rebelles et/ou terroristes soit pour bénéficier des retombées des trafics illicites soit pour obtenir une ultime protection. A cela, s'ajoutent les effets pervers de la mise en place d'économies parallèles bâties sur la corruption et le racket, et enfin, la sanctuarisation de groupes terroristes délocalisés d’Al Qaida, Aqmi et Cie.

Terrorisme franchisé

Au Sahel, toutes les menaces d’insécurité s’entremêlent. L’islamisme combattant va de pair avec le terrorisme international, la piraterie et toutes sortes de trafics illicites. Les anciens réseaux et ceux récemment recréés s’imbriquent pour pérenniser et sécuriser le système de la criminalité internationale organisée en s’affranchissant des distances et des frontières. En pleine mutation, ces différents réseaux transfrontaliers bénéficient grandement des recettes des trafics pour acquérir, à nouveau, les moyens nécessaires pour pouvoir développer et continuer leurs activités criminelles.

C'est pourquoi, en réalité, il ne peut y avoir de lutte anti-terroriste efficace sans lutte globale contre toutes les autres formes de criminalité. L’interdépendance des phénomènes est désormais corroborée. Guidées principalement par leur souci de survivre et leurs intérêts convergents, les organisations criminelles profitent des actions violentes des organisations terroristes, des guérillas et des rébellions locales, tandis que ces dernières bénéficient des financements que les activités criminelles sont en mesure de leur fournir.

Actuellement, la collaboration entre Aqmi et les réseaux mafieux du Sahel se développe plutôt vers une forme de spécialisation de l’entreprise criminelle. Cette tendance a été révélée en Mauritanie en 2010 à travers l’affaire controversée d’Oumar Sahraoui. Il existerait d’autres hypothèses sur une éventuelle dérive narcotrafiquante signalée depuis quelques temps chez le Front Polisario, ainsi que chez certains leaders des mouvements indépendantistes de l'Azawad.

Infiltrés aussi bien par les services de renseignement des pays riverains comme par les centrales d’intelligences internationales, la dynamique des réseaux terroristes s’imbrique avec les calculs géopolitiques des rivalités régionales extrêmement sensibles et complexes. Cette attitude alimente l’instrumentalisation de la sécurité comme enjeu majeur dans les rapports de force, tout comme dans la gestion des conflits d’intérêts politiques, économiques et stratégiques à l’échelle régionale. Les cas de figure sont nombreux et diversifiés, allant des subtiles controverses des relations bilatérales entre l'Algérie et la France, fortement marquées par le poids du passé colonial, aux instigations des conflits régionaux ajournés, dont la persistance constitue une source d’inquiétude supplémentaire pour la sécurité de toute la région, notamment dans les cas du Sahara occidental et celui du mouvement indépendantiste touareg dans le Nord du Mali.

L’implication de la communauté internationale (ONU, G8, UE) dans le renforcement des capacités du système régional de sécurité au Sahel se heurte à plusieurs difficultés. Au-delà des problèmes d’ancrage juridique, institutionnel et politique, du manque de moyens financiers et logistiques, de l’absence de réforme du secteur de sécurité, la coordination des efforts de lutte contre les menaces d’insécurité au Sahel prête souvent à une tentation d’internationalisation de la menace Al-Qaïda dans cette région par transposition du modèle afghan. Cette perspective est souvent assimilée à une sordide connivence avec des agendas néo-colonialistes, dont les objectifs inavoués visent à assurer le contrôle par des puissances occidentales - les Etats-Unis et l’Europe notamment - de la route de l'ouest des flux énergétiques, notamment dans les nouveaux sites de réserves récemment découverts dans cette région, au détriment des autres puissances régionales ou internationales comme la Russie, la Chine et le Brésil, etc.

Risques d’enlisement

Dans le cas de la Mauritanie, les menaces d’insécurité au Sahel, et leurs incidences directes et indirectes, se conjuguent avec la complexité de la condition géostratégique structurellement fragile de ce pays. Le résultat est un véritable engrenage de postures inquiétantes, voire dangereuses.

Au lendemain de la sortie d’une longue série de périodes d’exception en cascades, la Mauritanie, qui reste fortement tributaire des écarts disproportionnés entre la géographie de son histoire et l’histoire de sa géographie, se trouve aujourd’hui inopportunément piégée au milieu d’un duel périlleux entre des David et des Goliath en lutte pour le contrôle du Sahel.

Au terme d’un demi-siècle d’indépendance, la Mauritanie est de nouveau prise dans les feux croisés d’une bataille que se livrent des stratégies internationales et sous-régionales diamétralement opposées, quand bien même elles sont subtilement convergentes et coordonnées. Les arrangements tactiques franco-américains conflueraient actuellement pour faire de la Mauritanie leur fer de lance dans leur lutte contre Al-Qaida dans la région du Sahel. Pourtant, le pays reste pleinement visé par la nouvelle stratégie de survie d’Aqmi à travers sa descente dans l’espace saharo-sahélien après les attaques de l’aviation française au Nord du Mali.

Depuis plus d’une décennie, le no man’s land mauritanien est devenu un terrain d’accueil privilégié pour le potentiel de nocivité des différents réseaux terroristes et contrebandiers délocalisés dans la région du Sahel. Etant le plus grand portail atlantique du Sahel avec ses 754 km de côtes, sa superficie surdimensionnée de plus d’un million de km2, ses reliefs difficiles et accidentés, ses labyrinthes désertiques à faible densité humaine, la Mauritanie est par excellence le pays sahélien le plus fragile et le moins contrôlable. Désormais, les lisières périphériques du Nord et du Nord-Est de la Mauritanie, où les frontières avec ses voisins d’Algérie et du Mali se perdent immuablement dans l’immensité impitoyable du désert, offrent indiscutablement un véritable paradis pour toutes sortes de trafics illicites : armes, tabac, carburant, drogues, devises, etc. 

Cependant, la Mauritanie est restée curieusement le maillon le plus faible de la région du Sahel, malgré son potentiel considérable de ressources naturelles. Les statistiques de Global Security estiment que le budget annuel alloué aux dépenses militaires en Mauritanie ne dépassait pas, en 2005, le montant de 19 millions de dollars US, contre 45 millions pour le Niger, 50 millions pour le Mali, 117 millions pour le Sénégal, 2,3 milliards pour le Maroc et 3 milliards pour l’Algérie. Au titre de l’année 2013, il est attendu que les crédits défense/sécurité, proposés dans le cadre du budget mauritanien atteignent à peine 150 millions de dollars.

Certes, la Mauritanie est l’héritière de l’empire des Almoravides, ou al-Murābitūn, cette dynastie berbère, qui avait constitué le plus grand empire du Sahel, englobant la partie Ouest du Sahara, la partie occidentale du Maghreb et une bonne partie de la péninsule ibérique au XIe et XIIe siècles, après avoir repris Aoudaghost, principal comptoir commercial sahélien de l’empire du Ghana en 1054, avant de fonder Marrakech et de conquérir l’Espagne en 1086.

Plusieurs siècles durant, les anciennes cités historiques de Mauritanie comme Ouadane, Tinigui, Chinguetti, Azougui, Tichit, Oualata, Combi Saleh etc., avaient brillé par leur inexorable pratique du commerce transsaharien florissant et leur importante position géostratégique et militaire. Au début du 20e siècle, la Mauritanie a attiré la convoitise des Français déjà installés à Saint-Louis, qui y voyaient un haut lieu stratégique pour contrôler les périphéries de leurs colonies en Afrique du Nord et en Afrique occidentale et pour neutraliser les mouvements nationalistes de résistance.

Toutefois, le statut géopolitique de la Mauritanie actuelle, ainsi que son potentiel économique et militaire, ne sont plus, de la mémoire impériale de ce pays, que l’ombre d’elle-même. Confrontée aux menaces d’insécurités tous azimuts, la logique des choses et le bon sens interpellent plutôt la Mauritanie à se résigner inévitablement à faire la politique de ses moyens quand bien même elle n’a pas les moyens de faire ses ambitions politiques.

Acteur et victime de l’ambivalence de sa propre politique étrangère, la Mauritanie a été l’un des pays sahéliens qui a accueilli des équipes spéciales de la U.S. European Command (EUCOM) en 2004 dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. L’objectif de cette mission portait sur la mise en œuvre des formations et entraînements internes du programme d'assistance de sécurité "Initiative Pan-Sahel", fournis par le département d'État américain à la Défense.

C’est cette même Mauritanie, ayant eu en 2010 des velléités de bousculer l’Algérie voisine comme gendarme du Sahel, qui abriterait plutôt discrètement un détachement du Commandement des Opérations Spéciales Françaises (COS). Ce détachement, d'une centaine d'hommes environ, basé à Atar, est chargé de la formation des GSI (Groupements spéciaux d'intervention) de l’armée Mauritanienne qui ont été impliqués dans les opérations contre Aqmi en 2010 au Mali. Le détachement aurait participé également à l’opération militaire franco-mauritanienne dans le Nord du Mali pour libérer l’otage français Michel Germaneau. A en croire certaines sources spécialisées, ce même détachement aurait été déployé à Ouagadougou, pour une éventuelle action contre Aqmi au Mali. L’idée de la formation des Groupes Spéciaux d'Intervention (GSI) pour la lutte contre le terrorisme au Sahel serait éventuellement élargie par la France au Mali et au Niger.

D’un point de vue géostratégique, l’analyse des imbrications des données actuellement disponibles et leurs incidences potentielles sur l’aggravation des menaces d’insécurité et d’instabilité en Mauritanie fait ressortir indiscutablement des risques d’enlisement réels. Certes, la guerre au Sahel contribuerait à l’épuisement des réseaux d’Aqmi, mais elle lui donnera une nouvelle légitimité au Sahel. C’est pourquoi, les groupes salafistes rêvaient sans doute d’une internationalisation rapide de la guerre contre eux. Cependant, la diabolisation d’Aqmi pourrait aussi voiler les véritables enjeux de la confrontation. La menace terroriste au Sahel ne serait-t-elle pas délibérément amplifiée pour servir d’alibi aux interventions visant à prendre le contrôle exclusif des richesses de la région ?

Au cours des cinq prochaines années, la géopolitique du Sahel sera déterminante pour l’avenir de la stabilité de l’Afrique, de même que pour celle de ses voisins européens pour les vingt années à venir. Le Sahel, qui demeure à la croisée des chemins de tous les dangers, restera encore longtemps une zone sensible où se jouera une grande partie de l’avenir du monde.

Quant aux perspectives de la guerre au Nord du Mali, je pense qu’elle a ouvert la boîte de Pandore… Le "Serval" de Napoléon risque d’ébranler toute la région sur le chemin périlleux d’un nouvel Afghanistan au Sahel !

Les minutes de la guerre au Mali ne seront que les prémisses d’une nouvelle ère géopolitique où les cartes géographiques et politiques de la région du Sahel seront redessinées de nouveau dans le style classique des accords secrets de Sykes et Picot. Ces fameux accords qui ont été signés en 1916 entre la France et la Grande-Bretagne, avec l'aval des Russes et des Italiens, prévoyaient le partage du Moyen-Orient à la fin de la Première Guerre mondiale, en zones d'influence entre ces puissances, dans le but de contrer les revendications Ottomanes et de trahir les espoirs des Arabes pour l’indépendance et l’autodétermination de leur peuple, lesquels avaient pourtant soutenu les puissances occidentales durant la guerre.

Les nouvelles cartes de partage de la région du Sahel sortiront cette fois-ci avec une saveur âcre de soupe à la grenouille, savamment préparée  au style culinaire de la rue de Solférino.

Le fameux tandem Sykes et Pico se retourneraient actuellement dans leur tombe, prendraient certainement des crayons, des morceaux de papier blanc et des cartes grises concoctées pour la région du Sahel et se prépareraient maintenant à tracer des lignes nouvelles, des frontières nouvelles et à créer des entités nouvelles…

Diviser encore ce qui avait déjà été une partition, segmenter davantage et séparer à l’infini les entités intrinsèquement inséparables. Avec la guerre de "l'oncle Napoléon" au Nord du Mali, aucun pays du Sahel ne serait à l’abri, désormais, de l’effet des crayons traceurs des nouveaux Sykes et Pico !


Mode de citation : Mohamed Saleck OULD BRAHIM, « Mali : les limites d’une aventure impériale », MULTIPOL - Réseau d'analyse et d'information sur l'actualité internationale, 5 mars 2013

1 commentaire :

  1. Très bonne analyse, s'il n'y avait pas de traces de la propagande du Maroc sur le Polisario. S'il y a des sahraouis dans le trafic de drogue, il y a aussi des mauritaniens, des marocains et des maliens et cela ne veut pas forcément dire l'implication de leurs Etats respectifs.
    Voyez-vous, le site mauritanien Alakhbar accuse le président Mohamed Ould Abdelaziz de complicité avec les traficants de drogue, mais cela aussi fait partie de la campagne marocaine qui voit en Ould Abdelaziz un ami de l'Algérie et un certain penchant pour les sahraouis.
    Pour le reste, je vous félicite pour l'article.

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