Catherine MAIA, Glenn PERHIRIN
Le 9 mai 2025, tandis que la
Russie commémorait les 80 ans de la victoire de l’Union soviétique sur
l’Allemagne nazie, une coalition d’États réunis à Lviv, dans l’ouest de
l’Ukraine, annonçait la création d’un tribunal spécial international chargé de
juger le crime d’agression commis contre l’Ukraine. Cette juridiction, dont la
mise en place est envisagée pour 2026, aura pour mandat de poursuivre les hauts
responsables politiques et militaires russes impliqués dans l’invasion du
territoire ukrainien, déclenchée le 24 février 2022.
Fruit de plus de deux années de négociations, cette initiative a réuni plus de 40 États, parmi lesquels tous les membres de l’Union européenne, à l’exception de la Hongrie et de la Slovaquie, ainsi que la majorité des pays du G7, à l’exception des États-Unis. Portée par un accord conclu entre l’Ukraine et le Conseil de l’Europe, mais sans mandat des Nations Unies ni rattachement direct à la Cour pénale internationale (CPI), elle marque une avancée significative dans la réponse juridique internationale à une guerre d’agression de grande ampleur sur le sol européen.
La création d’une telle juridiction ad hoc repose sur un principe réaffirmé par la Haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Kaja Kallas, selon laquelle « il n’y a pas de place pour l’impunité » face à des violations aussi graves du droit international. Si le statut du futur tribunal n’a pas encore été publié, les grandes lignes du projet ont été communiquées lors de plusieurs réunions préparatoires. Le tribunal spécial, créé sous l’égide du Conseil de l’Europe et financé par les États participants, sera compétent pour juger les principaux responsables politiques et militaires russes, non seulement pour l’invasion commise depuis 2022, mais aussi pour l’annexion de la Crimée en 2014, l’objectif étant de pallier les limites actuelles de la justice pénale internationale en matière de répression du crime d’agression.
Dans le cas spécifique de
l’Ukraine – situation sur laquelle
la CPI enquête depuis 2022 à la suite d’un renvoi de plusieurs États
parties, antérieurement à l’adhésion du pays en 2025 – ces limitations
empêchent la Cour d’exercer sa compétence en matière de crime d’agression,
contrairement aux autres crimes internationaux. C’est précisément à cette
lacune juridique dans l’architecture actuelle de la justice pénale
internationale que l’initiative de création d’un tribunal spécial entend
répondre.
En effet, la compétence de la CPI pour juger le crime d’agression dépend étroitement du mode de saisine.
Lorsqu’elle est saisie par le Conseil de sécurité des Nations Unies (article 15
ter du Statut de Rome), la Cour peut exercer sa compétence sans
condition, y compris à l’égard d’un État tiers. Toutefois, cette voie,
politiquement sensible, est peu envisageable dans le cas ukrainien, compte tenu
du droit de veto dont dispose la Russie en sa qualité de membre permanent du
Conseil de sécurité. À l’inverse, lorsqu’elle est saisie par un État partie ou
par le Procureur agissant proprio motu (article 15 bis), la CPI
exerce sa compétence de manière strictement conditionnée : l’État agresseur et
l’État victime doivent être parties au Statut de Rome et avoir ratifié les
amendements de Kampala de 2010, sans déclaration d’exclusion (opt-out).
Or, la Russie n’est pas partie au Statut de Rome et n’a pas accepté la
compétence de la Cour pour le crime d’agression.
C’est précisément l’impasse dans
laquelle se trouve la CPI à l’égard du crime d’agression qui justifie
l’initiative de création d’un tribunal spécial. Comme l’a souligné le Conseil
de l’Europe, une telle juridiction ad hoc permettrait de combler
cette lacune structurelle du droit international pénal et de contourner le
blocage politique au sein du Conseil de sécurité.
Pour autant, le tribunal spécial
ne fonctionnera pas en concurrence avec la CPI, mais en
complémentarité avec celle-ci. À cet égard, la CPI a d’ores et déjà engagé plusieurs
procédures concernant la situation en Ukraine et a émis des mandats
d'arrêt internationaux, notamment contre le président Vladimir Poutine pour
crime de guerre de déportation illégale de population (enfants) et crime de
guerre de transfert illégal de population (enfants).
Le tribunal spécial, quant à lui, se concentrera exclusivement sur le crime d’agression, en visant les personnes occupant une position leur permettant de diriger ou de contrôler l’action politique ou militaire de l’État, à commencer par les membres de la « troïka » : chef d’État, ministre de la Défense et hauts responsables militaires. Des dirigeants d’autres pays alliés de la Russie, comme la Biélorussie ou la Corée du Nord, pourraient éventuellement être aussi poursuivis s’il était établi qu’ils ont participé activement au crime d’agression.
Vers un procès de Vladimir Poutine pour le crime d’agression ?Le président russe, Vladimir Poutine, figure évidemment parmi les principaux responsables visés par l’initiative de création d’un tribunal spécial pour les crimes d’agression contre l’Ukraine. Une question centrale demeure toutefois : celle de l’immunité des chefs d’État en exercice. En droit international coutumier, l’immunité personnelle (ou ratione personae) interdit toute poursuite judiciaire contre un chef d’État tant qu’il est en fonctions. Cette règle a été rappelée par la Cour internationale de Justice dans son arrêt relatif au Mandat d'arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique) (2000), confirmant l’inviolabilité des plus hauts représentants de l’État à l’étranger, y compris dans le cadre de procédures pénales.
En
conséquence, Vladimir Poutine ne pourrait être jugé que s’il cessait d’exercer
ses fonctions de chef d’État, renonçait personnellement à son immunité ou si la
Russie procédait à sa levée — des hypothèses qui demeurent incertaines à ce
jour. Néanmoins, le tribunal spécial pourrait
anticiper une telle éventualité par l’ouverture d’enquêtes, la collecte de
preuves et l’élaboration d’un acte d’accusation conditionnel, autant d’étapes qui
permettraient une action judiciaire rapide si les circonstances devenaient
favorables.
Par ailleurs, il est prévu la
possibilité de jugements par contumace (in
abstentia), dans les cas où l’accusé refuse de comparaître ou si
toutes les démarches raisonnables pour assurer sa présence ont échoué. Bien que
controversé
en droit international pour sa fragilité en
matière de respect des droits de la défense et à ce jour uniquement utilisé devant
le Tribunal spécial pour le Liban, selon le Conseil de l'Europe, ce mécanisme pourrait se
justifier lorsque l’intérêt de la justice l’exige, dans le strict respect
des garanties d’un procès équitable.
Enfin, le tribunal spécial devrait être doté de mécanismes de coopération avec les États, chargés de mettre en œuvre ses décisions, notamment les mandats d’arrêt. À travers cette architecture institutionnelle, il s’agit de concrétiser l’ambition portée par le Conseil de l’Europe : affirmer que « la guerre ne saurait être instrumentalisée à des fins politiques » et que l’agression militaire ne doit pas demeurer impunie.
- Catherine MAIA, Kadidiatou HAMA, «Les mandats d’arrêt de la CPI à l’encontre du président russe et de la commissaire russe aux droits de l’enfant : un coup d’épée dans l’eau ?», Les Surligneurs, 23/03/2023
- Catherine MAIA, «Quel rôle pour la Cour pénale internationale face aux allégations de crimes en Ukraine ?», Revue des droits et libertés fondamentaux, chron. n°17, 2022
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