Dans son arrêt, la Cour
«1) a) Par douze voix contre quatre,
Rejette la première exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie ;
POUR : M. Owada, président ; MM. Al-Khasawneh, Simma, Abraham, Keith, Sepúlveda-Amor, Bennouna, CançadoTrindade, Yusuf, Greenwood, Mme Donoghue, juges ; M. Gaja, juge ad hoc ; CONTRE : M. Tomka, vice-président ; MM. Koroma, Skotnikov, Mme Xue, juges ;
b) Par dix voix contre six,
Retient la deuxième exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie ; POUR : M. Tomka, vice-président ; MM. Koroma, Al-Khasawneh, Keith, Sepúlveda-Amor, Bennouna, Skotnikov, Yusuf, Greenwood, Mme Xue, juges ;
CONTRE : M. Owada, président ; MM. Simma, Abraham, Cançado Trindade, Mme Donoghue, juges ; M. Gaja, juge ad hoc ; 2) Par dix voix contre six,
Dit qu’elle n’a pas compétence pour connaître de la requête déposée par la Géorgie le 12 août 2008.
POUR : M. Tomka, vice-président ; MM. Koroma, Al-Khasawneh, Keith, Sepúlveda-Amor, Bennouna, Skotnikov, Yusuf, Greenwood, Mme Xue, juges ;
CONTRE : M. Owada, président ; MM. Simma, Abraham, Cançado Trindade, Mme Donoghue, juges ; M. Gaja, juge ad hoc».

Raisonnement de la Cour
Introduction (par. 20-22)
Après s’être livrée à une présentation chronologique succincte de la procédure, la Cour rappelle que, pour fonder sa compétence, la Géorgie a invoqué l’article 22 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR»), qui est entrée en vigueur entre les Parties le 2 juillet 1999, et que la Fédération de Russie a soulevé quatre exceptions préliminaires à la compétence de la Cour. L’article 22 de la CIEDR se lit comme suit :
«Tout différend entre deux ou plusieurs Etats parties touchant l’interprétation ou l’application de la présente Convention qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention sera porté, à la requête de toute partie au différend, devant la Cour internationale de Justice pour > > > qu’elle statue à son sujet, à moins que les parties au différend ne conviennent d’un autre mode de règlement».
Première exception préliminaire ⎯ l’existence d’un différend (par. 23-114)
La Cour examine la première exception préliminaire, selon laquelle il n’existe aucun différend entre la Géorgie et la Fédération de Russie. Après s’être intéressée aux arguments des Parties, elle commence par se pencher sur le sens du mot «différend» qui figure à l’article 22 de la CIEDR. La Cour écarte l a thèse de la Fédération de Russie selon laquelle il devrait être donné à ce terme tel qu’employé dans ladite disposition un sens plus étroit que celui qui est le sien en droit international général. Elle rappelle que, selon sa jurisprudence, «un différend est un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts entre deux personnes», et souligne que, pour se prononcer, elle doit s’attacher aux faits. Elle fait en outre observer que l’existence d’un différend peut être déduite de l’absence de réaction d’un Etat à une accusation, dans des circonstances où une telle réaction s’imposait.
La Cour expose ensuite les étapes qu’elle suivra aux fins d’établir s’il existe ou non un différend au sens de l’article 22 de la CIEDR. Pour ce faire, il lui faut déterminer 1) si le dossier de l’affaire révèle l’existence d’un désaccord sur un point de droit ou de fait entre les deux Etats, 2) si ce désaccord touche «l’interprétation ou l’application» de la CIEDR, comme l’exige l’article 22 de cet instrument, et 3) si ledit désaccord existait à la date du dépôt de la requête. En ce qui concerne la valeur juridique devant être accordée aux divers documents et déclarations qui ont été présentés par les Parties, la Cour précise qu’elle limitera son examen aux documents et déclarations qui revêtent un caractère officiel et distinguera entre ceux qui sont antérieurs à la date à laquelle la Géorgie est devenue partie à la CIEDR et ceux qui sont postérieurs à cette date.
Pour mieux comprendre le contexte dans lequel ces documents ont été établis ou ces déclarations ont été faites, la Cour commence par se pencher sur les accords pertinents conclus dans les années 1990 en ce qui concerne la situation en Ossétie du Sud et en Abkhazie, et sur les résolutions pertinentes que le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies a adoptées à partir des années 1990 jusqu’au début de l’année 2008.
La Cour examine également plusieurs documents et déclarations antérieurs à la date de l’entrée en vigueur de la CIEDR entre les Parties pour rechercher s’ils aident à replacer dans leur contexte les documents ou déclarations postérieurs à cette date auxquels les Parties se sont référées. Elle conclut qu’aucun de ces documents ou déclarations ne permet d’établir qu’un différend opposait les Parties au sujet d’actes de discrimination raciale avant le 2 juillet 1999. Elle ajoute que, même s’il avait été établi qu’un tel différend existait, celui-ci n’aurait pu toucher à l’interprétation ou à l’application de la CIEDR. Or cet instrument, en son article 22, ne donne compétence à la Cour que pour connaître des différends qui le concernent.
La Cour s’attache ensuite aux documents et déclarations postérieurs à l’entrée en vigueur de la CIEDR entre les Parties et antérieurs au début du conflit armé qui les a opposées au début du mois d’août 2008. Sur la base de cet examen, elle conclut qu’il n’existait alors aucun différend d’ordre juridique entre la Géorgie et la Fédération de Russie au sujet de l’interprétation et de l’application de la CIEDR.
La Cour en vient enfin aux événements qui se sont déroulés au début du mois d’août 2008, et notamment aux hostilités armées en Ossétie du Sud qui ont débuté dans la nuit du 7 au 8 août. A cet égard, elle relève que, si les griefs formulés par la Géorgie contre la Fédération de Russie entre le 9 et le 12 août 2008 (date à laquelle la Géorgie a présenté sa requête) portaient essentiellement sur le recours illicite à la force, ils se référaient aussi expressément à un nettoyage ethnique perpétré par les forces russes. Ces griefs visaient directement la Fédération de Russie et furent rejetés par celle-ci. La Cour en conclut que, le 12 août 2008, un différend relatif au respect par la Fédération de Russie de ses obligations en vertu de la CIEDR existait entre les deux Etats. La première exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie est donc rejetée.
Deuxième exception préliminaire ⎯ conditions procédurales posées à l’article 22 de la CIEDR (par. 115-184)
La Cour examine ensuite la deuxième exception préliminaire, par laquelle la Fédération de Russie affirme que la Géorgie ne peut saisir la Cour, faute d’avoir satisfait aux deux conditions procédurales préalables énoncées à l’article 22 de la CIEDR, à savoir les négociations et le recours aux procédures expressément prévues par la convention. Pour sa part, la Géorgie soutient que l’article 22 n’établit aucune obligation expresse de négocier ou de recourir aux procédures prévues par la CIEDR avant de saisir la Cour.
Avant de donner son interprétation de l’article 22 de la CIEDR, la Cour rappelle qu’elle a, dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires du 15 octobre 2008, formulé une conclusion provisoire quant au sens de la formule : «qui n’aura pas été réglé par voie de négociation». La Cour rappelle en outre avoir précisé, dans la même ordonnance, que cette conclusion provisoire ne préjugeait en rien sa décision finale sur la question de sa compétence pour connaître de l’affaire au fond. La Cour fait de surcroît observer qu’il n’est pas rare que les clauses compromissoires conférant compétence à elle-même ou à d’autres juridictions internationales mentionnent le recours à des négociations.
La Cour s’attache alors à déterminer le sens ordinaire des termes utilisés dans l’article 22 de la CIEDR, en vue d’établir si cet article contient des conditions préalables à sa saisine. Elle relève qu’il faut donner effet aux termes : «différend … qui n’aura pas été réglé». Selon elle, le choix exprès de deux modes de règlement des différends, à savoir des négociations ou les procédures spécialement prévues par la convention, dénotent une obligation positive de recourir à ces modes de règlement préalablement à sa saisine. La Cour fait en outre observer que l’utilisation du futur antérieur dans la version française renforce l’idée qu’une tentative de régler le différend doit avoir lieu avant que celui-ci soit porté devant elle. Elle précise à cet égard que les trois autres textes de la CIEDR faisant également foi, à savoir les versions chinoise, espagnole et russe, n’infirment pas cette interprétation. Ayant examiné sa jurisprudence relative à des clauses compromissoires comparables à l’article 22 de la CIEDR, la Cour relève en outre qu’elle a toujours interprété la référence aux négociations comme posant une condition préalable à sa saisine. Elle conclut donc que, pris dans leur sens ordinaire, les termes de l’article 22 de la CIEDR, à savoir : «tout différend … qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention», établissent des conditions préalables à sa saisine.
La Cour indique que, à la lumière de cette conclusion relative au sens de l’article 22, elle n’a pas besoin de recourir à d’autres moyens d’interprétation. Cependant, étant donné que les Parties ont présenté de nombreux arguments relatifs aux travaux préparatoires de la CIEDR et qu’en outre, elle s’est, dans d’autres affaires, penchée sur les travaux préparatoires pour confirmer son interprétation des textes pertinents, la Cour considère qu’en l’espèce, il convient d’examiner ces travaux. Après avoir exposé les arguments des Parties sur la question, la Cour note qu’il est permis de penser que, s’ils ne permettent pas de déterminer avec certitude que les négociations et les procédures expressément prévues par la convention étaient censées constituer des conditions préalables à sa saisine, les travaux préparatoires de la CIEDR ne suggèrent cependant pas une conclusion différente de celle à laquelle elle est parvenue par la méthode principale de l’interprétation selon le sens ordinaire.
Ayant interprété l’article 22 de la CIEDR comme imposant des conditions préalables à sa saisine, la Cour aborde ensuite la question de savoir s’il a été satisfait à ces conditions en l’espèce. Elle fait tout d’abord observer que la Géorgie n’a pas prétendu qu’avant de la saisir, elle avait eu recours, ou tenté d’avoir recours, aux procédures expressément prévues par la CIEDR. La Cour limite par conséquent son examen de la question de savoir s’il a été satisfait à la condition préalable de négociations.
Cherchant à déterminer ce qui constitue des négociations, la Cour observe tout d’abord que celles-ci se distinguent de simples protestations ou contestations. Selon elle, la notion de «négociation» implique, à tout le moins, que l’une des Parties tente vraiment d’ouvrir le débat avec l’autre Partie en vue de régler le différend. Manifestement, dès lors qu’aucun élément ne démontre qu’une véritable tentative de négocier a eu lieu, il ne saurait être satisfait à la condition préalable de négociation. Lorsqu’il y a tentative ou début de négociation, il n’est satisfait à la condition préalable de tenir des négociations que lorsque celles-ci ont échoué, sont devenues inutiles ou ont abouti à une impasse. En ce qui concerne le fond des négociations, la Cour fait observer qu’une absence de référence expresse à l’instrument pertinent n’interdit pas d’en invoquer la clause compromissoire pour fonder sa compétence. Toutefois, pour que soit remplie la condition préalable de négociation prévue par la clause compromissoire d’un traité, ladite négociation doit porter sur l’objet de ce traité.
Se fondant sur ces critères, la Cour examine les éléments de preuve qui lui ont été communiqués par les Parties pour déterminer si le 12 août 2008, date à laquelle la Géorgie a déposé sa requête, des négociations avaient eu lieu entre celle-ci et la Fédération de Russie au sujet de leur différend d’ordre juridique relevant de la CIEDR et si ces négociations avaient échoué. Ayant conclu qu’un différend relevant de la CIEDR n’avait surgi entre la Géorgie et la Fédération de Russie que dans la période ayant immédiatement précédé le dépôt de la requête, la Cour observe que les Parties ne purent négocier sur les questions litigieuses que pendant cette période, c’est-à-dire entre le 9 août et le 12 août 2008. Après avoir examiné les éléments de fait afférents à la période du différend versés au dossier, la Cour estime que si les allégations de nettoyage ethnique et leurs démentis peuvent attester l’existence d’un différend sur l’interprétation et l’application de la convention, ces échanges ne constituent des tentatives de négociation de la part ni de l’une ni de l’autre des Parties. La Cour conclut que les éléments versés au dossier montrent que, entre le 9 et le 12 août 2008, la Géorgie ne tenta pas de négocier avec la Fédération de Russie au sujet de questions ayant trait à la convention et que, en conséquence, la Géorgie et la Fédération de Russie n’entamèrent pas de négociations portant sur le respect par cette dernière de ses obligations de fond au titre de la CIEDR.
La Cour mentionne qu’elle a déjà relevé que la Géorgie n’a pas prétendu avoir eu recours ou tenté d’avoir recours, avant de la saisir, à l’autre mode de règlement des différends visé à l’article 22, à savoir les procédures expressément prévues par la CIEDR. Considérant qu’elle a conclu que l’article 22 de la convention fait des négociations et des procédures expressément prévues dans cet instrument des conditions préalables à sa compétence, et considérant qu’elle a établi que la Géorgie n’a tenté d’avoir recours à aucun de ces deux modes de règlement, la Cour n’a pas besoin de se demander si ces deux conditions sont cumulatives ou alternatives.
La Cour conclut en conséquence qu’il n’a été satisfait à aucune des conditions énoncées à l’article 22 de la CIEDR, lequel ne saurait donc fonder sa compétence en la présente espèce. La deuxième exception préliminaire de la Fédération de Russie est donc retenue.
Troisième et quatrième exceptions préliminaires (par. 185)
Ayant retenu la deuxième exception préliminaire de la Fédération de Russie, la Cour conclut qu’elle n’a pas à se pencher ni à se prononcer sur les autres exceptions à sa compétence soulevées par le défendeur et qu’elle ne pourra pas connaître du fond de l’affaire.
Caducité de l’ordonnance de la Cour du 15 octobre 2008 (par. 186)
La Cour rappelle que dans son ordonnance du 15 octobre 2008, elle a indiqué certaines mesures conservatoires. Elle informe les Parties que cette ordonnance cesse de produire ses effets dès le prononcé du présent arrêt sur les exceptions préliminaires. Elle précise cependant que les Parties ont le devoir de s’acquitter de leurs obligations découlant de la CIEDR, devoir qu’elle a rappelé dans ladite ordonnance.

Composition de la Cour
La Cour était composée comme suit : M. Owada, président ; M. Tomka, vice-président ; MM. Koroma, Al-Khasawneh, Simma, Abraham, Keith, Sepúlveda-Amor, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Yusuf et Greenwood, Mmes Xue et Donoghue, juges ; M. Gaja, juge ad hoc ; M. Couvreur, greffier.
M. le juge OWADA, président, MM. les juges SIMMA et ABRAHAM, Mme le juge DONOGHUE et M. le juge ad hoc GAJA joignent à l’arrêt l’exposé de leur opinion dissidente commune ; M. le juge OWADA, président, joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge TOMKA, vice-président, joint une déclaration à l’arrêt ; MM. les juges KOROMA, SIMMA et ABRAHAM joignent à l’arrêt les exposés de leurs opinions individuelles ; M. le juge SKOTNIKOV joint une déclaration à l’arrêt ; M. le juge CANÇADO TRINDADE joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente ; M. le juge GREENWOOD et Mme le juge DONOGHUE joignent à l’arrêt les exposés de leurs opinions individuelles.

  • Un résumé de l’arrêt figure dans le document intitulé : «résumé no 2011/2», auquel sont annexés les résumés de la déclaration et des opinions jointes. Le présent communiqué de presse, le résumé de l’arrêt, ainsi que le texte intégral de celui-ci sont disponibles sur le site Internet de la Cour (www.icj-cij.org), sous la rubrique «affaires».
  • L’historique de la procédure est exposé dans le communiqué de presse n°2011/7 du 15 mars 2011.