Or, pour une autre partie de l’opinion publique libanaise cette accusation est purement politique : Israël n’a-t-il pas un intérêt à avoir commis cet assassinat ? Des partis politiques et des journalistes ont rappelé plusieurs mobiles présumés du meurtre. En premier lieu, la volonté de Tel-Aviv de frapper la Syrie au Liban et par les Libanais, autrement dit, faire subir à l’armée syrienne une défaite similaire à celle qui avait été subie par le Tsahal en mai 2000. En second lieu, ont également été évoqués les griefs de Tel-Aviv contre Rafic Hariri, accusé de protéger le Hezbollah au niveau international et national par son opposition à toute taxation du terrorisme et sa lutte en faveur d’une reconnaissance internationale du droit de la résistance libanaise de combattre l’occupation. À ce stade, il suffit d’évoquer l’accord d’avril 1996 qui a donné une légitimité internationale aux activités militaires de la résistance libanaise lorsqu’elles visent les soldats israéliens sur le sol libanais. Conclu au lendemain de l’opération Raisins de la colère, qui avait fait plus de 175 morts au Liban, cet accord a créé un Comité international de surveillance du cessez-le-feu. Composé de représentants des États-Unis, de la France, du Liban, de la Syrie et d’Israël, celui-ci impose notamment à tous les belligérants, dont Tsahal et le Hezbollah, d’épargner les civils et de ne pas mener des attaques contre ou à partir de zones habitées (voir J.-F. DAGUZAN, « Les tensions au Sud-Liban, vers l’escalade de la violence ? », www.frstrategie.org, 10 février 2000).
Quoi qu’il en soit, cet attentat a été condamné par tous les Libanais qui ont réclamé de manière unanime justice. Tous ont exprimé leur attachement à la nécessité de traduire les assassins et leurs commanditaires devant un tribunal pénal international qui devait être installé par les institutions libanaises en collaboration avec le Conseil de sécurité de l’ONU. Mais les problèmes internes qui opposent le gouvernement à l’opposition, depuis la guerre de l’été 2006, ont conduit non seulement à créer des obstacles procéduraux empêchant la création de ce tribunal dans les instances libanaises, mais aussi à mettre le Liban face au risque d’une relance de la guerre civile qui ne paraît pas émouvoir le Conseil de sécurité. En effet, au moment où le risque d’embrasement brandit une fois de plus son épée sur le Liban, le Conseil de sécurité a choisi de n’entendre que la voix d’une partie des Libanais qui semble chercher, à tort ou à raison la création de ce tribunal sous le chapitre VII de la Charte onusienne. Ainsi, est née, le 30 mai 2007, la résolution 1757 relative à la création du tribunal international spécial pour juger les assassins de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri. Ce passage en force était donc attendu.
Or, l’assassinat dont il est question est un crime de droit commun relevant de la compétence exclusive des tribunaux libanais. En outre, cet acte odieux ne semble figurer dans aucune hypothèse de l’article 39 de la Charte des Nations Unies qui permet au Conseil de sécurité d’adopter des mesures dans le cadre du Chapitre VII. Selon cet article, ces hypothèses sont : la menace contre la paix, la rupture de la paix, ou l’acte d’agression. Des lors, la question qui se pose est de savoir si cet attentat entre dans les définitions de l’une de ces hypothèses. Ainsi, on s’interroge. En quoi l’assassinat de Hariri menace la paix internationale ou rompt cette paix ? Ou faut-il y voir un acte d’agression conforme à l’article 39 de la Charte de l’ONU ? Encore, pourquoi un tribunal pénal international pour juger la mort d’une personne alors que les rares cas où la communauté internationale a eu recours à ce procédé cela a été pour juger des crimes odieux qui ont fait de très nombreuses victimes (le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, le Tribunal pénal international pour le Rwanda, le Tribunal spécial pour la Sierra Léone, le Tribunal spécial pour le Cambodge) ? Enfin, ne serait-ce pas un empiétement sur la compétence de la justice pénale libanaise ?
Il est vrai que, par delà la réponse à ces questions, il s’agit de dessiner les contours de la compétence du Conseil de sécurité. Même si les développements qui suivent ne prétendront pas répondre aux problèmes juridiques soulevés par ces interrogations qui ouvrent des perspectives de réflexion en droit international, ils sont une invitation à rechercher l’intérêt ainsi que la légitimité de cette résolution et à comprendre les enjeux qui y sont liés.
Présenté comme le garant de la paix internationale, le Conseil de sécurité des Nations Unies est aujourd’hui soupçonné d’être un instrument de déstabilisation d’une région qui n’a jamais connu la paix. Souvent absent et muet, ce Conseil est brusquement devenu éloquent et omniprésent dans les affaires libanaises, au point que l’on ne sait plus précisément si le Liban est un État souverain ou non et si cette instance internationale veut vraiment et simplement mettre fin à l’impunité des assassins, et par conséquence protéger Liban, qui depuis de longues années paye cher le prix de sa souveraineté et de sa paix intérieure. On voudrait croire à cet objectif dont le tribunal ne serait qu’un moyen. On voudrait espérer que ce tribunal aboutisse à concrétiser la justice et la protection de la société libanaise contre le retour au temps des machinations obscures, au risque de l’escalade de la violence intercommunautaire et de la guerre fratricide. On voudrait qu’il apaise la crainte légitime pour le destin du Liban, loin d’un quelconque bras de fer entre l’Occident et la Syrie et l’Iran, loin d’une quelconque instrumentalisation du tribunal spécial. Car ce qui est en cause est le sang de nos martyrs morts pour Liban.
Vains vœux. L’histoire tragique se répète aujourd’hui. Tragique réalité qui efface d’un trait noir les rêves d’un Liban stable et prospère. Car, de nouveau, comme il y a trente ans, ce petit pays semble entrer dans une phase très dangereuse où son territoire est utilisé pour un règlement de compte entre les Grands. Dans cette phase, tout se jouera sur notre sol mais se décidera loin et parfois aux Nations Unies qui, de la résolution 1559 au tribunal international, ne font qu’augmenter la crainte d’une internationalisation de la crise libanaise. Plus exactement, il est à craindre que l’assassinat de Hariri soit utilisé comme un prétexte supplémentaire par Washington pour augmenter la pression sur Damas et l’opposition libanaise. Sinon comment peut-on explique ce passage en force du tribunal pénal international pour cet assassinat ? Il est évident que les États-Unis et leurs alliés occidentaux cherchent à instrumentaliser l’assassinat de Rafic Hariri. Cette volonté est apparue d’abord à travers l’accusation hâtive et la commission d’enquête internationale et aujourd’hui à travers l’institution du tribunal international dans le but de renforcer la position des forces libanaises qui leur sont acquises et pour exercer des pressions contre l’opposition libanaise - le Hezbollah, le courant patriotique libre de Michel Aoun et le parti communiste ainsi que les autres forces politiques libanaises opposées au gouvernement actuel. Cette volonté vise également à exercer des pressions contre la Syrie, dont une partie du territoire, le Golan, est occupée par Israël, et peut être contre d’autres acteurs régionaux.
Le procédé n’est pas nouveau, c’est vrai. Pour sanctionner les Serbes, les Américains en ont usé dans le passé. Il s’agit du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) qui a été mis en place en 1993 par les résolutions 808 et 827 du Conseil de sécurité en vertu du Chapitre VII et s’est établi à La Haye. Outre le problème de son instrumentalisation, le bilan du travail de ce tribunal est mitigé tel qu’en témoignent les chiffres suivants : 48 accusés détenus, 31 faisant l’objet d’un mandat d’arrêt, 23 personnes jugées.
S’agissant du tribunal pénal international pour l’assassinat de Hariri, cette crainte est d’ailleurs légitime pour deux raisons. D’abord, en raison l’empressement à constituer le tribunal alors que l’enquête est en cours et qu’elle n’a pas abouti à des preuves tangibles permettant d’accuser une personne ou un groupe. Ensuite, en raison des mauvaises relations qu’entretiennent les États-Unis et la Syrie depuis le déclenchement de l’invasion de l’Irak. Souvenons-nous que l’administration Bush accuse Damas d’aider les diverses résistances qui harcèlent les troupes américaines en Irak. Elle l’accuse également de fournir des armes au Hezbollah libanais ainsi qu’aux autres fractions armées libanaises ou palestiniennes dans le but de déstabiliser le gouvernement libanais de Fouad Siniora, soutenu par l’Occident.
Notons que ce bras de fer entre Américains et Syriens intervient après une longue période d’entente entre les deux Parties dont le fruit a été de placer Beyrouth sous le protectorat de l’Autorité de Damas. Pendant trente ans, le régime bassiste a piétiné la souveraineté du Liban au vu et au su de la communauté internationale restée pourtant immobile. Pendant trente ans, le pouvoir au Liban s’est joué à Damas par l’intermédiaire de marionnettes dont un certain nombre sont curieusement devenus de fervents défenseurs de l’indépendance du Liban et des concepteurs de l’ « anti-syriennisme » libanais. Sans doute, ce changement a été nécessaire pour accélérer le départ des troupes syriennes et pour mettre fin à une phase meurtrie de l’histoire contemporaine du Liban. Pour la première fois, l’occasion a été donnée aux Libanais de mettre débout leur État qui affiche son aspiration authentique à une vie démocratique et où beaucoup d’institutions du constitutionnalisme occidental se sont parfaitement acclimatées. Mais ce tableau est assombri par la persistance du système confessionnel obsolète qui permet l’ingérence étrangère dans les affaires intérieures du Liban. Dans ce contexte, il suffit de rappeler l’ingérence directe des États-Unis dans presque toutes les affaires libanaises, notamment son empressement à créer le tribunal international pour Hariri. Dès lors, il est pertinent de se demander pourquoi cet intérêt marqué des Américains. Est-ce par amour du Liban ou par une haine pour la Syrie ? Ne serait-ce pas un moyen de « convaincre » les dirigeants de Damas de coopérer dans les dossiers libanais et irakiens ? Cette question prend une importance toute particulière surtout lorsqu’on sait que la Syrie, accusée de l’attentat du 14 février 2005, est montrée du doigt par les Américains qui dénoncent son appartenance à l’« Axe du mal ».
Sans doute, la création de ce tribunal en dehors des instances libanaises aura des conséquences. Quelles seront-elles ? C’est encore flou. Toutefois, il est possible d’augurer un difficile parcours qui attend ce tribunal. Sans doute, se heurtera-t-il à un certain nombre d’obstacles, surtout en ce qui concerne la coopération de l’opposition. Son passage en force ne suffit pas pour lui accorder l’efficacité et la légitimité, et cela, au moins aux yeux d’une partie de la société libanaise. Mosaïque de confessions, le Liban n’est pas un pays comme les autres, et le Conseil de sécurité ne peut pas remplacer les instances libanaises unissant toutes les parties de cette mosaïque.

Mode officiel de citation : Abbas JABER, «Liban : entre internationalisation et division nationale. Quels enjeux liés à la résolution 1757 du Conseil de sécurité ?», MULTIPOL - Réseau d'analyse et d'information sur l'actualité internationale, 13 juin 2007.