Pour lutter contre le terrorisme, l'ONU a établi une "liste noire" aux confins du droit
Procédures "arbitraires", "liste noire"... En matière de lutte antiterroriste, les Nations unies ne sont pas exemptes des dérives qu'elles dénoncent chez d'autres. Un enquêteur de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, Dick Marty, présentera, à l'automne, un rapport sur les pratiques "kafkaïennes" et "l'injustice flagrante" d'un comité du Conseil de sécurité de l'ONU qui gère une liste de 362 personnes et 125 entités, sanctionnées pour leurs liens présumés avec Al-Qaida ou les talibans.
L'avocat suisse cite le cas de Youssef Nada, un "homme d'affaires à succès" d'origine égyptienne, résidant à Campione d'Italia, petite enclave italienne en Suisse. Au lendemain des attentats du 11-Septembre 2001, les Etats-Unis accusent la banque qu'il dirige, Al-Taqwa, de financer Al-Qaida. Il est, sans autre forme de procès, placé sur la "liste noire" du conseil. "Je l'ai appris dans les journaux", se souvient-il. Depuis, tous ses avoirs ont été gelés et il lui est interdit de quitter son enclave.
"C'est Guantanamo en Suisse, déclare M. Nada au Monde. A 76 ans, je n'ai aucune chance de me remettre. Je suis assigné à résidence depuis six ans dans un territoire de 1,6 km2, sans hôpital, et je ne peux même pas me faire soigner en Suisse." Que lui est-il reproché ? "Jusqu'à aujourd'hui, je l'ignore", dit-il. Il reconnaît avoir eu "des activités islamiques, mais jamais terroristes", et avoir été membre des Frères musulmans - organisation qui prône l'instauration de la charia.
Est-ce "une faute suffisante ?" demande Dick Marty dans une note préliminaire à son rapport. Pendant trois ans et demi, un procureur suisse a tenté de monter un dossier contre Youssef Nada, avant d'être contraint de le refermer et de dédommager le vieux banquier. M. Nada n'en reste pas moins sur la liste : le Conseil de sécurité est souverain, hors de tout contrôle judiciaire.
Le comité des sanctions contre Al-Qaida et les talibans a été installé en 1999. Mais il sert, depuis le 11-Septembre, de raccourci pour neutraliser des individus présumés dangereux, sans passer par de pesantes procédures judiciaires. Pour que quelqu'un soit ajouté à la liste, il suffit qu'un des quinze membres du Conseil le demande et fournisse un "mémoire" des faits reprochés, souvent sur la base de renseignements confidentiels. Dans les cinq jours qui suivent, si aucun des autres membres ne s'y est opposé, le nom est inscrit et publié sur le site de l'ONU.
Les motifs passibles de sanctions, dont "la facilitation" d'activités en lien avec Al-Qaida ou "le soutien, de toute autre manière" au mouvement djihadiste, restent flous. Et les personnes sanctionnées le sont souvent "sur des soupçons vagues, voire très vagues", selon M. Marty, sans en être informées ni avoir accès aux éléments qui les incriminent.
Sur cette liste se côtoient Oussama Ben Laden ; Chamil Bassaev, le rebelle tchétchène tué en 2006 ; Abdul Hakim Monib, un gouverneur afghan dont l'armée américaine a, depuis, fait un partenaire ; Ramzi Binalshibh, accusé d'être le 20e homme du commando du 11-Septembre ; Lionel Dumont, un Français (seul de la liste) converti à l'islam, ayant appartenu au "gang de Roubaix" et détenu en France.
L'efficacité des sanctions, inégalement appliquées, laisse aussi à désirer. "La liste est insuffisante et périmée, beaucoup des personnes ont été éliminées ou sont mortes. Seuls quelques noms ont été ajoutés depuis 2001", assure Victor Comras, ancien expert à l'ONU des questions de terrorisme. Dick Marty, auteur d'un rapport sur les prisons secrètes de la CIA en Europe, juge "franchement choquant" que l'ONU, qui devrait montrer "l'exemple", ne respecte pas les droits en vigueur dans "n'importe quel pays civilisé" : être entendu, recourir à une autorité judiciaire indépendante, et avoir un procès équitable.
"Notre processus n'est pas judiciaire, il relève de la diplomatie préventive", se défend le président du comité des sanctions, l'ambassadeur belge Johan Verbeke. "Dans un monde idéal, nous pourrions devoir procéder selon les règles du judiciaire, ajoute-t-il. Mais le problème du terrorisme est très réel et il faut des instruments adéquats pour y répondre. Nous avons fait beaucoup de progrès ces dernières années (...), il y avait des choses à remédier."
Depuis deux ans, le processus d'inscription sur la liste est plus rigoureux qu'au cours des premières années, quand la plupart des noms étaient soumis majoritairement par les Etats-Unis, sans grand contrôle. A la demande de Paris et de Washington, les personnes sanctionnées peuvent demander leur radiation sans passer par un Etat, mais le retrait de la liste ne peut se faire qu'avec l'accord des quinze membres du conseil, et donc souvent du pays "accusateur". Seules neuf personnes ont été radiées en six ans, dont deux associés de Youssef Nada.
Le rapporteur de l'ONU sur la protection des droits dans la lutte antiterroriste, Martin Scheinin, a recommandé, en 2006, l'adoption de définitions plus précises, des réexamens tous les six mois pour que les sanctions restent temporaires et préventives, ainsi que l'introduction d'un droit au contrôle judiciaire et d'un droit de recours. Les Etats ne devraient-ils pas tout simplement "refuser" d'appliquer les sanctions du conseil, "car contraires à d'autres obligations internationales" qui ont "une base démocratique ?" s'interroge M. Marty.
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