L’AKP, emmené par son chef charismatique Recep Tayyip Erdogan, fait l’objet de longs articles où la personnalité du dirigeant et la politique du parti sont analysées au fil des mois et des échéances en politique intérieure et européenne. Maire du Grand Istanbul entre 1994 et 1998, Erdogan, devenu Premier ministre après la victoire de l’AKP aux élections législatives de novembre 2002, se montre à la fois séducteur avec le milieu des affaires, susceptible à l’endroit des médias qui critiquent ses choix et préoccupé des catégories de la population les moins favorisées.
Il est vrai que l’AKP est en position de force. Le parti des « islamistes » – terme qu’il aurait fallu sans doute discuter davantage – occupe les postes de président de la République, de Premier ministre et de président du Parlement (monocaméral). Il a obtenu 34,3 % des suffrages en 2002, 46,5 % en juillet 2007. Il détient 341 des 550 sièges du Parlement. Sa ligne directrice à la fois libre-échangiste et traditionnaliste rencontre un écho certain parmi la population, à l’exception de la frange républicaine et laïciste souvent constituée d’élites intellectuelles et politiques. Le journaliste insiste sur la tension palpable entre les dinci et les laïci, qui agite la République kémaliste : le réseau ultranationaliste Ergenekon qui a œuvré en coulisses à déstabiliser le gouvernement d’Erdogan en est la manifestation la plus inquiétante.
Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, le regain de traditionalisme religieux est plus vif. Si les cadres du parti se disent « musulmans-démocrates », il n’en demeure pas moins qu’une conception conservatrice de l’islam gagne une partie de la population : l’antisémitisme turc est moins complexé, la pratique de la bigamie moins honteuse. L’ébullition autour des caricatures de Mahomet en 2006 a également montré que le seul pays officiellement « laïc » du monde arabo-musulman pouvait se montrer irritable sur le thème de la religion. De même, l’habile Premier ministre turc tient à réintroduire le voile dans l’enceinte universitaire et l’administration, dont il est exclu jusqu’aujourd’hui.
Un autre thème central du livre de Marc Semo est, bien sûr, l’enjeu européen. Les prises de position parfois caricaturales des dirigeants politiques en France, en Allemagne et en Autriche, trois pays où la candidature turque à l’entrée dans l’Union européenne est très controversée, sont souvent perçues en Turquie comme des attaques contre un « pays musulman » qui chercherait à rejoindre illégitimement un « club chrétien » ou comme une méfiance tiers-mondiste injustifiée à l’égard d’un pays au développement économique rapide (mais anarchique) et à la population jeune (50 % des Turcs ont moins de trente ans). Les Turcs soupçonnent ainsi Nicolas Sarkozy de freiner le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Sur les trente-cinq chapitres que compte le cursus d’adhésion, seuls dix ont été ouverts. Les petites phrases lancées par certains hommes politiques français ou européens sont reçues en Turquie sur une tonalité franchement exacerbée. « Après presque dix ans de réformes démocratiques conduites à l’instigation de Bruxelles – dès 1999 par le gouvernement de Bülent Ecevit, le vieux leader de la gauche nationaliste, puis tambour battant par l’AKP à partir de 2002 –, la Turquie s’interroge sur son avenir européen », écrit Marc Semo.
Sur certains points, Bruxelles a, devant des progrès très lents, haussé le ton. C’est le cas de la condition féminine ou de la question kurde. Cette dernière recèle d’ailleurs un véritable potentiel de déstabilisation du pays, en dépit des mesures adoptées depuis l’été 2002 par le gouvernement d’Ecevit. Les Kurdes de Turquie peuvent à présent regarder des émissions en kurde sur certaines chaînes turques et apprendre leur langue dans des instituts privés. Mais les avancées toutes relatives en matière culturelle demeurent très en retard par rapport au degré de conscientisation des Kurdes de Turquie. Le développement économique et la fin de la répression se font encore attendre dans les zones kurdes de Turquie.
Le recueil d’articles de Marc Semo contient également une riche galerie de portraits d’acteurs politiques ou culturels plus ou moins connus du public français : l’écrivain nobélisé Ohran Pamuk, aux prises avec le nationalisme turc ; le cinéaste Nuri Bilge Ceylan, réalisateur du film Uzak ; le chanteur kurde Sivan Perver ; l’avocate d’origine arménienne Fethiye Cetin, qui doit affronter la justice pour « insulte à l’identité turque » après avoir relaté sa trajectoire personnelle ; l’universitaire de la gauche laïque Baskin Oran qui, avec d’autres, demande la reconnaissance du génocide arménien ; le romancier kurde Yasar Kemal, ancien cadre du Parti ouvrier de Turquie (POT), très critique à l’égard de la répression d’Ankara contre les Kurdes. Judicieux choix éditorial qui incarne la Turquie en en reflétant la texture composite et qui illustre l’idée selon laquelle ce pays conflictuel ne saurait être enfermé dans des stéréotypes où le tiers-mondisme condescendant le dispute à la propagande européiste pro-turque, deux postures qui se rejoignent dans la méconnaissance de la Turquie.
Si la Turquie n’est pas assurée d’obtenir la qualité de membre de l’Union européenne, elle est assurée d’un destin commun avec l’Europe et le bassin méditerranéen. En France, le débat entre les partisans et les contempteurs de l’entrée des Turcs dans l’Union européenne est particulièrement vif – et il pourrait ressurgir à tout moment. Posé, accessible, le livre de Marc Semo vient à point nommé fournir des arguments à ceux qui estiment que la Turquie mérite mieux que les controverses stériles et les préjugés réducteurs.



Marc SEMO, La Turquie. La révolution du Bosphore, préface d’Ahmet Insel, Paris, Editions du Cygne, 2009 (268 pp.)