19 mars 2013

REVUE : "Faut-il abolir les frontières ?", Manière de voir (n°128, avril-mai 2013)

Sylvain ALUNNI 

Physiques, culturelles ou symboliques, les frontières continuent de fragmenter les sociétés. Elles partagent les peuples et les cultures en même temps qu’elles les rassemblent et les préservent ; elles sont source de guerres, mais constituent des espaces d’échanges et de rencontres. Menaçantes et protectrices, elles cristallisent « deux manières de se perdre ».


Numéro coordonné par Benoît Bréville et Philippe Rekacewicz
Les deux manières de se perdre
Benoît Bréville
 

I. Territoires à la découpe 
Une chaîne de montagnes ou un cours d’eau ne suffisent pas à instituer la séparation entre deux pays. Toutes les frontières ont été tracées par l’homme, définies au terme de guerres et de négociations, fixées dans des traités. Dès le XVe siècle, à Tordesillas, les colonisateurs portugais et espagnols s’entendirent sur un partage du monde. Quatre siècles plus tard, à Berlin, Français et Britanniques redessinèrent la carte de l’Afrique, au mépris des réalités locales et au prix d’un découpage arbitraire de géomètre qui continue de fragiliser le continent. Puis vint le traité de Sèvres, quand les vainqueurs de la première guerre mondiale organisèrent le dépeçage de l’Empire ottoman et établirent leurs mandats au Proche-Orient, divisant les populations, créant des clivages artificiels. Même les mers ont eu besoin de leur convention : à Montego Bay, en 1982, l’Organisation des Nations unies (ONU) a défini les règles du partage des eaux territoriales, afin d’en finir avec un désordre qui profitait surtout aux nations riches – lesquelles ont longtemps refusé de ratifier le texte. En fait, les frontières sont si peu naturelles que les Etats éprouvent souvent le besoin de les matérialiser. Et ils ont trouvé toutes sortes de moyens pour y parvenir : ériger des murs, dresser des barrières ou tendre des fils barbelés.

Il n’est frontière qu’on n’outrepasse
Edouard Glissant
Mémoires de l’épopée balkanique
François Maspero
La difficile conquête des espaces marins
Monique Chemillier-Gendreau
Et les colonisateurs morcelèrent l’Afrique...
Louis C. D. Joos 
Nouveau propriétaire pour Bakassi.
Léon Koungou 
Comment l’Empire ottoman fut dépecé.
Henry Laurens 
Histoire politique de la clôture.
Olivier Razac



II. Zones de friction
Quand il est apparu au XIIIe siècle, avant qu’il ne désigne la délimitation entre deux Etats, le terme « frontière » représentait la ligne de front établie par une armée. Cette étymologie militaire ne s’est pas démentie avec le temps : à travers les siècles et les continents, souverains, rois et autres empereurs ont tenté de conquérir par la force de nouveaux espaces. Car la taille d’un royaume fut longtemps le critère principal pour apprécier sa puissance.
De nos jours, l’extension territoriale n’est plus une fin en soi. La plupart des conflits frontaliers, qu’ils soient violents ou diplomatiques, portent sur des régions précises, celles qui recèlent d’importantes richesses naturelles ou qui, à l’image des îles Kouriles, occupent une position stratégique. Toujours plus pressante, la course aux matières premières a ainsi transformé le Proche-Orient, l’Afrique et, plus récemment, l’Arctique en zones de friction.
Frontières et guerres sont si intimement liées que les premières peuvent servir à qualifier les secondes. Quand un conflit se déclenche entre deux pays limitrophes, comme ce fut le cas entre le Pérou et l’Equateur, on parle de guerre internationale. S’il a pour théâtre un seul et même Etat, on évoque une guerre civile. La formule recouvre diverses situations : des populations qui s’affrontent pour des raisons religieuses, ethniques ou politiques ; une fraction armée qui tente de s’emparer du pouvoir ; au Soudan, au Mali ou au Kurdistan, les revendications indépendantistes — et donc la volonté de créer de nouvelles frontières — d’une partie de la population, parfois opprimée, sont source de guerres.

Des nations africaines aux contours fragiles.
Anne-Cécile Robert
Le tracé incertain du Kurdistan.Joost R. Hiltermann
Un Proche-Orient sans cesse chamboulé.
Alain Gresh
Misérable conflit entre le Pérou et l’Equateur.
Pablo Paredes
Etat de guerre permanent dans le Haut-Karabakh.
Philippe Descamps
Divorce à la soudanaise.
Gérard Prunier
Les Kouriles, pomme de discorde russo-japonaise.
Guy-Pierre Chomette
Corées, la grande déchirure.
Philippe Pelletier
Ruée vers l’or noir sur la banquise.
Dominique Kopp



III. Barrières de protection
Dans un système économique mondialisé qui place les Etats en concurrence les uns avec les autres — où trouve-t-on les travailleurs les moins bien payés ? les syndicats les plus inféodés ? —, les frontières peuvent faire office de barrières de protection contre les délocalisations, le dumping social ou la main-d’œuvre immigrée à bas prix.
L’idée n’est pas neuve — déjà, pendant la crise des années 1873-1896, plusieurs nations européennes brandirent la menace douanière pour se préserver des importations à bon marché —, mais la débâcle financière de 2008 l’a remise au goût du jour. Des économistes et des dirigeants politiques n’hésitent donc plus à prôner la « démondialisation », le rétablissement des frontières et de la souveraineté économiques des Etats, malmenées par trente ans de politiques libérales et libre-échangistes.
En temps de crise, la libre circulation des personnes constitue un autre sujet de controverse. Si certains y voient un principe fondateur des droits humains, d’autres souhaitent la contrôler, arguant d’une pression à la baisse sur les salaires. Loin du brouhaha médiatique sur le « problème de l’immigration », l’Europe, les Etats-Unis, mais aussi la Chine et l’Afrique du Sud, sont engagés dans un savant jeu d’équilibre où la frontière permet de filtrer les flux de population pour choisir ceux des migrants qui deviendront un atout économique.

En 1880, les douaniers s’en donnèrent à cœur joie.
Serge Halimi
La mauvaise fortune des « maquiladoras ».
Anne Vigna
L’improbable saga des Africains en Chine.
Tristan Coloma
Libre circulation de l’information et domination mondiale.
Herbert I. Schiller
Comment l’Union européenne enferme ses voisins.
Alain Morice et Claire Rodier
Qui a peur de la démondialisation ?
Frédéric Lordon

Iconographie
Ce numéro est composé d’un ensemble cartographique réalisé par Philippe Rekacewicz, avec la collaboration d’Agnès Stienne.

Extraits littéraires
« Sur la frontière »
Michel Warschawski
« Mes voyages avec Hérodote »
Ryszard Kapuscinski
« La Ligne de front »
Jean Rolin

Secrétariat de rédaction et documentation
Olivier Pironet
Essais
Sur la Toile
Chronologies


Source : Le Monde Diplomatique 

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