La visite au Caire,
le 14 novembre 2013, des ministres russes de la Défense et des Affaires étrangères,
respectivement Sergei Shoigu et Sergei Lavrov, est un développement majeur, non
seulement au niveau des rapports entre les deux pays, mais aussi pour
l’ensemble du Moyen-Orient. Elle a été précédée par la visite, début novembre,
du chef du renseignement militaire russe, Viackeslav Kondraskou, qui a
notamment discuté des moyens de coopération dans la lutte contre le terrorisme
islamiste. Elle doit préparer le terrain à la visite attendue cet hiver en
Egypte du Président russe, Vladimir Poutine.
Il est vrai que ce
réchauffement égypto-russe a un rapport de cause à effet avec la récente
tension entre l’Egypte et les Etats-Unis, à la suite de la destitution de
l’ex-Président islamiste, Mohamad Morsi, le 3 juillet 2013, et la subséquente
répression violente des Frères musulmans. Le mécontentement de Washington s’est
traduit par sa décision, le 9 octobre 2013, de geler 260 millions de dollars de
l’aide militaire annuelle accordée à l’Egypte et la suspension de la livraison
de certains gros systèmes d’armement : chasseurs F-16, chars M-1 Abrams,
missiles anti-navires Harpoon, hélicoptères de combat Apache. Cette pression,
exercée par les Etats-Unis via son assistance militaire, était très mal perçue
aussi bien par le Gouvernement intérimaire que par l’opinion publique ;
tous deux criaient à l’intervention américaine, inacceptable dans les affaires
intérieures de l’Egypte. C’est à ce moment-là que certains responsables
égyptiens ont brandi la menace de chercher d’autres sources d’armement, en
allusion à la Russie, pour contourner la pression américaine.
Ce n’est donc pas
fortuit que les informations font état de l’intérêt de l’Egypte pour les gros
systèmes d’armes russes, du même type que ceux gelés par les Américains :
chasseurs avancés MiG-29, systèmes de défense antiaérienne, roquettes antichars
Kornet, hélicoptères de combat, chars. Le coût de ce marché est estimé à plus
de 2 milliards de dollars, que l’Arabie saoudite serait prête à payer. Riyad,
mécontent de la politique américaine envers l’Egypte et hostile à toute
implication des Frères musulmans dans le jeu politique, aurait promis de régler
la facture des achats égyptiens d’armement russe, à hauteur de 4 milliards de
dollars.
La nouvelle
coopération égypto-russe ne devrait pas s’arrêter là. Elle pourrait s’étendre,
entre autres, au domaine atomique, où l’Egypte a l’intention de créer son
premier réacteur nucléaire, destiné à pallier son problème d’énergie. Il ne
faut toutefois pas surestimer les retrouvailles égypto-russes, du moins du côté
de l’Egypte. Comme les responsables égyptiens l’ont affirmé, l’Egypte ne
cherche pas à remplacer les Etats-Unis par la Russie. Elle s’emploie plutôt à
mieux équilibrer ses rapports extérieurs, à élargir son horizon et à multiplier
les alternatives.
L’ex-Président,
Mohamad Morsi, l’avait d’ailleurs essayé, en tentant une ouverture en direction
de la Russie. Mais il s’est heurté à une fin de non-recevoir, car Moscou ne
voulait pas d’un rapprochement avec un régime islamiste, tenu par la confrérie
des Frères musulmans, interdite en Russie depuis 2003 pour son assistance
supposée aux rebelles tchétchènes. Cette même raison – l’hostilité aux Frères
musulmans et à l’islamisme en général – crée aujourd’hui un terrain favorable
au rapprochement égypto-russe.
Pour Le Caire, le
rapprochement avec la Russie entend envoyer un message fort aux Etats-Unis
selon lequel l’Egypte ne doit pas être prise pour acquis. Loin de vouloir
rompre ou de s’éloigner des Américains, le Gouvernement intérimaire cherche à
leur faire rappeler l’importance de l’Egypte et à leur signifier qu’ils
pourraient perdre plusieurs des privilèges liés à leur alliance avec Le Caire
au cas où ils persisteraient à vouloir s’ingérer dans ses affaires internes, en
usant de leur assistance militaire et économique. Le but des autorités
égyptiennes serait donc plutôt de ramener Washington à de meilleurs sentiments
et, en fin de compte, d’améliorer les rapports bilatéraux.
Deux raisons
principales expliquent l’attachement du Caire au partenariat avec les
Etats-Unis, forgé depuis la fin des années 1970. D’abord, la Russie, ou tout
autre pays, ne peut pas compenser l’assistance militaire et économique
américaine, d’une valeur annuelle de 1,5 milliard de dollars, dont 1,3 milliard
est destinée à financer l’achat par l’armée égyptienne des armes et des
équipements militaires américains.
Les achats d’armes
russes doivent, eux, être payés par l’Egypte. Moscou a d’ailleurs fait savoir
que le problème qui se pose aux achats égyptiens d’armement russe est de
pouvoir les régler. Ce serait chose faite cette fois-ci grâce aux largesses
saoudiennes. Mais qu’en est-il d’éventuels contrats ultérieurs, à un moment où
l’Egypte fait face à une crise économique et financière aiguë depuis le
soulèvement populaire du 25 janvier 2011 ?
Ensuite, sur un
autre niveau, le changement d’un pourvoyeur d’armes par un autre n’est pas
chose facile et ne se fait pas du jour au lendemain. Car, dans un cas pareil,
il n’est pas seulement question de formation de personnel et de compatibilité
de matériel, mais aussi de changement de doctrine ou de philosophie militaire.
Modifier la source d’armement est donc une affaire onéreuse en termes
d’investissement et de temps.
Rien n’indique donc que l’Egypte ait l’intention de changer un allié important par un autre qui pourrait le devenir. Par son rapprochement avec la Russie, l’Egypte cherche plutôt à réduire les contraintes – qui se traduisent par des ingérences dans ses affaires intérieures – liées à l’aide accordée par les Etats-Unis, qu’à vouloir changer d’alliance. Ni Le Caire, ni Washington ne veulent de cette rupture d’alliance. L’Egypte veut, par contre, en modifier les termes en sa faveur. Se rapprocher de la Russie serait le moyen d’y parvenir.
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