24 septembre 2014

REVUE : "L’économie mafieuse et criminelle internationale", Recherches internationales (n°99, avril-juin 2014)

Michel ROGALSKI

Tout le monde l’admet. L’économie mafieuse internationale ne s’est jamais aussi bien portée qu’aujourd’hui. Rapports et travaux s’accumulent confirmant tous l’extraordinaire dynamisme de ces activités particulières ayant réussi à infiltrer des secteurs d’une extrême diversité. Ayant appris très vite à apprivoiser la mondialisation, des réseaux mafieux se sont organisés et maillent désormais la planète se jouant des frontières et des différences de législation. Ils ont su prendre comme modèle la façon dont les firmes transnationales les ont précédés en la manière.

Profitant de l’aubaine qu’a représenté l’explosion de la mondialisation libérale et financière depuis quelques décennies, ces réseaux en ont utilisé tous les rouages et en sont devenus, à travers de vastes opérations de blanchiment, des interlocuteurs quasi officiels. Car il faut bien profiter de ce qu’a rapporté son crime et utiliser en toute légalité ce qui a été acquis illégalement. Ainsi la libéralisation financière permet aux gagnants de la dernière vague de mondialisation de se rapprocher dans un bénéfice réciproque permettant aux uns de jouir de leur forfait moyennant une dîme raisonnable et aux autres d’accroître leurs profits et de pouvoir bénéficier d’une manne douteuse qui viendra gonfler leur trésorerie déjà bien confortable. Tout ceci au détriment des perdants de la mondialisation, les États et leur souveraineté, les peuples et la démocratie.

Peu de domaines échappent à ces activités mafieuses. Commerces et trafics illicites ont de tout temps accompagné drogues et armes et généré d’immenses profits aussitôt réinvestis et étendus à d’autres secteurs lucratifs comme l’immobilier ou le tourisme. La prostitution, dont les profits ont servi à alimenter l’argent du banditisme et des gangs, s’est organisée en réseaux internationaux pratiquant le trafic d’êtres humains. La dislocation des Balkans et les soubresauts de l’Europe de l’Est ont ainsi dynamisé les réseaux de prostitution sur le continent. Certaines zones se sont trouvées des spécialisations liées à des ressources naturelles comme l’héroïne en Asie, la cocaïne en Amérique latine, le hachich au Maghreb. D’autres ont profité de l’aubaine d’être sur des trajets utiles et ont prélevé des dîmes générant de la corruption. Les flux migratoires ont été immédiatement « accompagnés » de réseaux de passeurs et de fournisseurs de faux documents aussi bien durant le voyage qu’à l’arrivée. Les raretés, les réglementations, les fluctuations de prix se révèlent être des aubaines dans lesquelles s’engouffrent les trafiquants en tous genres, de métaux, d’organes humains, d’oeuvres d’art. La contrefaçon est sortie de son domaine traditionnel des biens de luxe en inondant le marché de faux médicaments causant des victimes chez les populations les plus démunies. Les grandes manifestations sportives et les grands clubs sportifs sont ouvertement suspectés de pratiques corruptives. L’informatique et les réseaux internet sont devenus des supports d’activités délictueuses dont les auteurs ont toujours un coup d’avance sur leur parade. La fraude fiscale, sur les profits ou sur la TVA, prospère même sur les marchés des permis négociables des émissions de gaz à effet de serre occasionnant de lourdes pertes de recettes aux États. Les paradis fiscaux sont certes de mieux en mieux recensés mais restent toujours actifs au service tout à la fois des malfrats, des firmes, des banques et des États dont les plus grands protègent jalousement les leurs, les estimant nécessaires à leur prospérité économique.

Toutes ces activités ont besoin pour se développer de gagner des appuis et sont donc amenées à laisser quelques miettes de leurs profits en corrompant pour s’assurer de protections nécessaires. Cette gangrène s’est développée à l’échelle de la planète et a affecté certains États à un niveau tel que l’on peut alors parler d’une véritable osmose entre milieux mafieux et pouvoirs dès lors que  nouveaux maîtres de guerre et parrains dialoguent d’égal à égal avec les responsables politiques. Partout les États et les populations souffrent de ces pratiques dont l’idéologie dominante favorise la progression et qui restent encore insuffisamment réprimées.

Le contrôle de la libéralisation de la finance qui a joué un rôle central dans la montée de ces activités mafieuses et criminelles doit constituer un levier décisif pour faire reculer ce fléau dont l’ampleur menace tout à la fois la souveraineté des États et l’exercice même de la démocratie.

Michel Rogalski, « L’économie mafieuse et criminelle internationale »
(Présentation)

*

« Même pas mal ! », auraient pu dire les dirigeants de BNP Paribas après l’accord négocié avec la justice américaine les condamnant à verser près de 9 milliards de dollars d’amende pour infraction à la réglementation bancaire édictée par les autorités américaines. En effet, l’équivalent d’une année de profits ou 10 % de ses fonds propres n’allaient pas mettre la banque à genoux, même si cette amende ne sera pas déductible des impôts. D’ailleurs le cours de l’action ne s’est pas effondré. Tout ceci a surtout permis d’éviter un procès dont personne ne voulait. Car comme on le sait aux États-Unis la transaction et le marchandage sont toujours préférés au droit et à la recherche de la vérité. Tout doit concourir à un bon arrangement dont les conditions sont discrètement négociées par une nuée d’avocats.

Les peines « annexes » sur lesquelles on s’est moins focalisé sont peut être plus redoutables. Car les Américains ne plaisantent pas. Derrière l’institution, ce sont des hommes qui commettent des délits. Des têtes ont donc été exigées. Et elles sont tombées. En tout une trentaine de hauts cadres licenciés en quelques mois.

Pour pouvoir conserver sa licence, la banque a dû accepter de suspendre pour un an à partir du 1er janvier 2015 ses opérations de compensations en dollars sur les marchés du pétrole et du gaz – là où elle avait péché. L’obligation lui a été faite de créer un département, basé à New York, chargé de s’assurer qu’elle respecte les lois américaines. Des centaines de personnes ont été recrutées pour cette mission. En outre tous les flux en dollars de la banque seront à terme contrôlés par sa succursale de New York. De fait les États-Unis se sont assurés du contrôle d’une large part des activités de BNP Paribas tout en l’obligeant à exprimer ses regrets.

En réalité le vrai délit reproché à la banque franco-belge est de ne s’être pas alignée sur la diplomatie américaine d’embargo vis-à-vis de certains pays – Cuba, Soudan, Iran notamment – et d’avoir continué à commercer pétrole et gaz à partir de sa filiale genevoise. Mais plutôt que plaider le fond – qui aurait pu susciter une levée de boucliers souverainistes – l’attaque s’est portée sur la procédure. Les transactions ont été libellées en dollars et compensées aux États-Unis et sont donc fautives d’avoir enfreint la législation américaine. De plus ces transactions dont l’estimation s’élèverait à plus de 30 milliards de dollars ont été rendues opaques par d’énormes efforts pour brouiller les pistes et les dissimuler y compris à l’aide de faux documents commerciaux. Pire, elles ont continué malgré les mises en garde dès 2006 des autorités américaines de contrôle. Il s’agit donc d’une organisation délibérée, consciente et continue de violation de règles et non d’une simple inadvertance. Pris la main dans le pot de confiture, l’échappatoire était difficile et l’addition ne pouvait être que salée. Car l’argument est implacable : toute transaction effectuée en dollars doit être compensée sur le sol américain, c’est-à-dire passer par une chambre de compensation qui en valide la régularité.

À part de rares exceptions – notamment celles de Dominique de Villepin et de Michel Rocard – les réactions des responsables politiques furent gênées et empreintes d’allégeance qui ne les aura pas grandis. Surtout ne pas parler du fond – du rôle du dollar et de la souveraineté nationale – ou de la leçon – le politique peut contraindre la finance – mais marchander et plaider l’indulgence ou le risque systémique afin d’atténuer la peine pour la rendre « raisonnable », tel fut le magma partagé des commentateurs et faiseurs d’opinion. Seul positionnement possible pour tous ceux rassemblés à l’unisson autour du respect de la finance et de l’allégeance aux États-Unis.

Bien peu auront remarqué que la donne avait changé aux États-Unis depuis la crise de 2008. Les sanctions pleuvent en cascade sur les banques et institutions financières. L’administration est sans pitié et les pénalités se négocient. Premières cibles les établissements financiers ayant joué un rôle central dans l’affaire des subprimes. Ils ont déjà dû débourser plus de 100 milliards de dollars de pénalités ou de dédommagements à leurs victimes. Il leur est reproché d’avoir émis ou commercialisé les produits financiers (des dettes douteuses, mélangées à d’autres et titrisées) qui ont conduit à la crise des subprimes. Ainsi J.P. Morgan Chase & Co, Citigroup, Well Fargo, Goldman Sachs, Morgan Stanley et la Bank of America ont déjà dû accepter de lourdes factures, parfois supérieures à celle qui concerne BNP Paribas. Il est clair qu’un vent nouveau souffle à Washington. C’est le politique qui est aux commandes et aucune position établie aussi respectable soit-elle, financière ou industrielle, ne semble pouvoir résister à un État qui ne badine pas et qui entend que les règles édictées soient respectées et fait savoir aux autres pays que le droit américain n’a d’autres limites territoriales que celles décidées par les États-Unis eux-mêmes.

C’est bien ce double message que nos dirigeants politiques, Medef et commentateurs associés ont surtout cherché à ne pas entendre. Bizarre qu’un Président qui avait pu nous faire croire que la finance était son principal ennemi n’ait pu trouver dans cette séquence matière à réflexion sur la façon d’attaquer ses positions. Bizarre qu’au moment où il cherche un retour de légitimité, il n’ait pu trouver une inspiration régalienne pour asseoir son autorité. Mais peut-on se déclarer le Président des entreprises et froncer les sourcils à leurs infractions ? Donc, regarder à côté, surtout ne pas voir. Car cela pourrait donner des idées. Imposer de quelques milliards nos établissements financiers pour quelques infractions vraisemblables et les faire ainsi contribuer au budget de l’État qu’ils ont participé à déstabiliser eut été une leçon raisonnable de ce qui se passe outre-Atlantique que l’on tient pour notre Mecque. Mais non, on n’y a vu que zèle et excès qu’il convenait de corriger. On imagine les cris d’orfraies et levées de boucliers que de telles mesures susciteraient chez nous et comment nos commentateurs nous expliqueraient que Kim Il-sung s’est installé à l’Élysée. Car ici prélèvement fiscal ou sanction judiciaire relèvent désormais de ce qui se pratiquait de l’autre côté du Mur de Berlin et ne pourraient conduire qu’à l’effondrement de l’économie.

La première leçon qui doit être tirée de cet épisode c’est qu’un État peut parfaitement s’attaquer à la finance et que le dernier mot peut lui appartenir en réaffirmant le primat de la souveraineté politique. Face à une telle détermination, le capital, accompagné de ses cabinets d’avocats et depuis longtemps entraîné aux fraudes, combinaisons, malversations, dissimulations et abus de droits, ne pourra que s’incliner. L’opinion publique se saisissant de ces questions peut y contribuer.

Évidemment la conception de la souveraineté que portent les États-Unis et qu’illustre cet épisode doit inquiéter et constitue la deuxième leçon qu’il convient de dégager. On l’aura compris,  adossée à la force du dollar, la propension américaine à légiférer en dehors de son territoire et à rendre ses règles applicables par tous constitue une menace redoutable. Car comment échapper au dollar ? Le mérite de cette affaire sera d’avoir fait progresser la prise de conscience de cette situation. Mais aussi d’avoir stimulé la réflexion sur la recherche d’alternatives de résistance. Car comment rester sourd à ce principe édicté par Eric Holter, procureur général des États-Unis qui affirme avec tranquille assurance qu’« aucun individu, aucune entité qui fait du mal à notre économie n’est au-dessus de la loi ».

La réalité est sans appel. Le dollar est roi du triple point de vue de son usage commercial, de son rôle sur les marchés financiers et de son importance comme monnaie de réserve. En clair une majorité de pays et de personnes se sert du dollar pour commercer, spéculer et épargner. Selon la Banque des règlements Internationaux 87 % des échanges sur les marchés des devises s’effectuent en dollars. Quant au financement du commerce mondial, il est, selon Swift, libellé à 81 % dans la monnaie américaine, devant le yuan chinois (8,7 %) et l’euro (6,6 %). La Chine aspire à rendre d’ici trois années sa monnaie complètement convertible et à lui faire jouer un rôle accru dans ses échanges commerciaux. On doit également remarquer les efforts des BRICS dans leur recherche pour s’émanciper du dollar, notamment en créant une banque commune de développement. L’euro dont l’avenir est lourd d’incertitude et qui émane d’un continent plongé dans des politiques économiques récessives n’est pas aujourd’hui en capacité de voir son rôle accru. Tout cela appelle à une grande prudence dans les relations commerciales et économiques avec les États-Unis. L’affaire BNP Paribas pèsera sur les négociations en cours sur le Traité transatlantique.

Michel Rogalski, « BNP, victime expiatoire ? »
(Editorial)

TABLE DES MATIERES
Michel Rogalski
BNP, victime expiatoire ? [Editorial]
Hassane Zerrouky
Algérie, le crépuscule d’un système
Kako Nubukpo
Partage d’une monnaie commune : convergence et croissance en Afrique de l’Ouest ?
L’ÉCONOMIE MAFIEUSE ET
CRIMINELLE INTERNATIONALE
Michel Rogalski
L’économie mafieuse et criminelle internationale [Présentation]
Jean-François Gayraud
Dans les eaux glacées de la finance criminelle
Vincent Piolet
Paradis fiscal : combien de définitions ?
Jean-Christophe Le Duigou
Des paradis fiscaux aux places financières offshores
Belaid Abrika
La corruption, une gangrène mondialisée
José Luis Solís González
La violence au Mexique : État narco, crime organisé et « groupes d’autodéfense communautaires » dans l’état de Michoacácan
TRACES
Dominique Bari
1964 : quand la France reconnaissait la Chine populaire
DOCUMENT
Hakim Ben Hammouda
Analyse de la Loi de finance complémentaire en Tunisie
NOTES DE LECTURE
Parlement européen, EU anti-corruption Report [Cécile Perret]
Paula Vásquez Lezama, Le chavisme : un militarisme compassionnel [Michel Rogalski]
Coordination du dossier : Michel Rogalski


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