6 mai 2015

ACTU : La CIJ autorise la restitution de l’ensemble des documents et données saisis le 3 décembre 2013 par l’Australie dans les locaux professionnels d’un conseiller juridique du Timor-Leste

Catherine MAIA

La Cour internationale de Justice (CIJ), organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies, par une ordonnance en date du 22 avril 2015, a décidé de faire droit à la demande de l’Australie tendant à ce que soit modifiée l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue le 3 mars 2014 en l’affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie).

Le dispositif de cette ordonnance se lit comme suit :

«La Cour,

1) A l’unanimité,

Autorise la restitution sous scellés, au cabinet Collaery Lawyers, de l’ensemble des documents et données saisis le 3 décembre 2013 par l’Australie, ainsi que de toute copie qui en aurait été faite, sous le contrôle d’un représentant du Timor-Leste désigné à cet effet ;

2) A l’unanimité,

Demande aux Parties de l’informer de ce que la restitution des documents et données saisis le 3 décembre 2013 par l’Australie, ainsi que de toute copie qui en aurait été faite, a été opérée et de la date à laquelle elle l’a été ;

3) A l’unanimité,

Décide que, à compter de la restitution des documents et données saisis le 3 décembre 2013 par l’Australie, ainsi que de toute copie qui en aurait été faite, la deuxième mesure indiquée par la Cour dans son ordonnance du 3 mars 2014 cessera de produire ses effets».

Le Timor-Leste avait introduit une instance contre l’Australie au sujet d’un différend concernant la saisie, le 3 décembre 2013, et la détention ultérieure, par «des agents australiens, de documents, données et autres biens appartenant au Timor-Leste ou que celui-ci a le droit de protéger en vertu du droit international». Dans sa requête, le Timor-Leste affirmait en particulier que ces éléments avaient été pris dans les locaux professionnels d’un conseiller juridique (Collaery Lawyers) du Timor-Leste, prétendument en vertu d’un mandat délivré sur la base de l’article 25 de l’Australian Security Intelligence Organisation Act de 1979. Il y précisait que les éléments saisis comprenaient notamment des documents, des données et des échanges de correspondance, entre le Timor-Leste et ses conseillers juridiques, qui se rapportaient à un Arbitrage en vertu du traité du 20 mai 2002 sur la mer de Timor entre le Timor-Leste et l’Australie.

Il est rappelé que, par ordonnance du 3 mars 2014, la Cour avait indiqué les mesures conservatoires suivantes :
«1) l’Australie fera en sorte que le contenu des éléments saisis ne soit d’aucune manière et à aucun moment utilisé par une quelconque personne au détriment du Timor-Leste, et ce, jusqu’à ce que la présente affaire vienne à son terme ;
2) l’Australie conservera sous scellés les documents et données électroniques saisis, ainsi que toute copie qui en aurait été faite, jusqu’à toute nouvelle décision de la Cour ;
3) l’Australie ne s’ingérera d’aucune manière dans les communications entre le Timor-Leste et ses conseillers juridiques ayant trait à l’Arbitrage en vertu du traité du 20 mai 2002 sur la mer de Timor actuellement en cours entre le Timor-Leste et l’Australie, à toute négociation bilatérale future sur la délimitation maritime, ou à toute autre procédure entre les deux Etats qui s’y rapporte, dont la présente instance devant la Cour.»
Par lettre datée du 25 mars 2015, l’Australie a indiqué qu’elle souhaitait restituer les documents et données saisis. Elle a donc sollicité une modification de la deuxième mesure conservatoire indiquée par la Cour dans son ordonnance du 3 mars 2014. L’Australie a prié la Cour «d’exercer le pouvoir qu’elle tient du paragraphe 1 de l’article 76 du Règlement afin d’autoriser que les documents et données soient retirés du lieu où ils sont actuellement conservés sous scellés pour être restitués, dans le même état, à Collaery Lawyers». Dans ses observations écrites sur cette demande, le Timor-Leste a pris acte de la demande de l’Australie et indiqué qu’il ne «verrait aucune objection» à ce que ladite ordonnance soit modifiée en ce sens.

Afin de se prononcer sur la demande de l’Australie, la Cour a, dans un premier temps, recherché si, compte tenu des faits portés à sa connaissance par cet Etat, la situation qui avait motivé l’indication, en mars 2014, des mesures conservatoires en cause, avait depuis lors changé. Dans son ordonnance du 22 avril 2015, la Cour a observé que lesdites mesures avaient été motivées par le refus de l’Australie de restituer les éléments saisis et détenus par ses agents. Elle a noté que l’Australie faisait maintenant part à la Cour de son intention de restituer lesdits éléments et que le Timor-Leste n’élevait aucune objection à ce qu’il soit procédé ainsi. Eu égard à l’évolution de la position de l’Australie, la Cour a donc estimé qu’un changement s’était bien produit dans la situation qui avait motivé les mesures susvisées, indiquées dans son ordonnance du 3 mars 2014.

La Cour a, dans un second temps, examiné les conséquences qu’il y avait lieu de tirer de ce changement de situation quant aux mesures antérieurement indiquées. Elle a constaté que la restitution des éléments saisis, ainsi que de toute copie qui en aurait été faite, reviendrait à faire droit à une partie de la troisième conclusion formulée par le Timor-Leste dans sa requête et dans son mémoire. Elle a relevé qu’une telle restitution ne pourrait toutefois être effectuée que sur le fondement d’une nouvelle décision par laquelle la Cour autoriserait le transfert desdits éléments et fixerait les modalités de ce transfert. Elle a donc considéré que le changement de situation était de nature telle qu’il justifiait une modification de l’ordonnance du 3 mars 2014.

En conséquence, la Cour a autorisé la restitution des éléments saisis, tout en maintenant l’obligation, pour l’Australie, de conserver sous scellés lesdits éléments jusqu’à ce que leur transfert ait été pleinement réalisé sous le contrôle d’un représentant désigné à cet effet par le Timor-Leste. Elle a en outre demandé à être dûment informée de la restitution et de la date de celle-ci. Elle a par ailleurs précisé que la modification de l’ordonnance du 3 mars 2014 était sans effet sur les première et troisième mesures indiquées dans ladite ordonnance, lesquelles continueraient à produire effet jusqu’à la fin de l’instance en cours, ou jusqu’à toute nouvelle décision de la Cour.

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Composition de la Cour

La Cour était composée comme suit : M. Abraham, président ; M. Yusuf, vice-président ; MM. Owada, Tomka, Bennouna, Cançado Trindade, Greenwood, Mmes Xue et Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson et Gevorgian, juges ; MM. Callinan et Cot, juges ad hoc ; M. Couvreur, greffier.
M. le juge Cançado Trindade a joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge ad hoc Callinan a joint une déclaration à l’ordonnance. Un résumé de cette opinion et le texte intégral de cette déclaration sont annexés au présent communiqué.

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Texte intégral de l’ordonnance et historique de la procédure


Le texte intégral de l’ordonnance peut être consulté sur le site Internet de la Cour dans le dossier de l’affaire (rubrique «Affaires contentieuses»). Le résumé des précédentes étapes de la procédure (du 17 décembre 2013 au 3 septembre 2014) figure dans le dernier Rapport annuel de la Cour (2013-2014, par. 184-196) disponible en ligne sur son site Internet (rubrique: «La Cour»). Ce résumé figure aussi dans le communiqué de presse 2014/28 disponible à la rubrique «Espace Presse».



Annexe au communiqué de presse 2015/12

Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

1. Dans son opinion individuelle, le juge Cançado Trindade commence par souligner que, bien qu’il ait contribué à l’adoption de la présente ordonnance en approuvant les points de son dispositif, il ne souscrit pas entièrement au raisonnement que la Cour a suivi pour rendre sa décision, et se sent donc obligé de faire état des réflexions qui sous-tendent sa position personnelle sur les points pertinents qui y sont soulevés. Il estime tout d’abord que les mesures conservatoires relèvent d’un régime juridique autonome qui leur est propre, de sorte que la Cour aurait dû, en vertu du paragraphe 1 de l’article 75 de son Règlement, rendre la présente ordonnance d’office - c’est-à-dire de sa propre initiative et en fixant elle-même les mesures requises -, et non à la demande faite par l’une des Parties, en application du paragraphe 1 de l’article 76 du Règlement.

2. La Cour est fondée à indiquer des mesures conservatoires qui vont au-delà et sont différentes de celles sollicitées dans la demande (paragraphe 2 de l’article 75 de son Règlement). De l’avis du juge Cançado Trindade, la Cour, dans la mesure où elle est maîtresse de sa procédure et de sa compétence, a la possibilité d’indiquer pareilles mesures sponte sua ; elle peut parfaitement agir d’office dans ce domaine - ce que le juge Cançado Trindade considère comme le régime juridique autonome des mesures conservatoires est d’ailleurs une question sur laquelle celui-ci s’est penché à plusieurs reprises à l’occasion d’affaires portées devant la Cour. Dans le cadre de ce régime juridique et à la lumière également du principe de l’égalité juridique entre les Etats, il est loisible à la Cour d’adopter une approche plus proactive (en application des paragraphes 1) et 2) de l’article 75 de son Règlement).

3. Le juge Cançado Trindade précise qu’il est plus prudent, pour la Cour, d’agir non pas en fonction d’assurances données ou d’«engagements» pris unilatéralement par des Etats, mais de sa propre initiative et dans ses propres termes, en tenant compte du caractère juridique et des effets des mesures conservatoires. Compte tenu de ce que celles-ci visent à prévenir tout (nouveau) préjudice irréparable, la Cour ne saurait s’engager dans une mise en balance des intérêts des parties en litige. Au surplus, une juridiction internationale ne saurait prendre en considération des arguments, tels que ceux qui ont été avancés dans la présente espèce, selon lesquels la «sécurité nationale» d’un Etat serait en jeu. La Cour doit au contraire veiller à ce que les principes généraux du droit soient respectés, à ce qu’une procédure régulière prévale et à ce que l’égalité des armes soit préservée.

4. Le juge Cançado Trindade estime que la Cour aurait dû prendre possession des documents saisis au Timor-Leste et les conserver elle-même, dans ses propres locaux au Palais de la Paix à La Haye, en vue de permettre leur prompte restitution, dûment scellés, au Timor-Leste, auquel ils appartiennent. En tant qu’elle est maîtresse de sa propre compétence, la Cour aurait dû procéder ainsi, sans se ménager la possibilité ni se donner le temps de se conformer ultérieurement à la «volonté» de l’Etat (défendeur). Il estime que, «contrairement à ce que la Cour dit dans la présente ordonnance, la situation en tant que telle n’a nullement changé. Animus n’est pas synonyme de factum» (par. 7). Ce qui a changé, ce n’est pas la situation objective en l’espèce mais l’état d’esprit à l’égard de la question de la restitution à leur propriétaire des documents et données saisis.

5. En tout état de cause, poursuit-il, la Cour a, dans son ordonnance, décidé à juste titre que les documents devaient demeurer sous scellés jusqu’à ce que l’Australie les restitue aux avocats du Timor-Leste (points 1 et 2 du dispositif). La jurisprudence de la Cour en matière de mesures conservatoires, qui est en pleine évolution, contient certains éléments témoignant de sa volonté de renforcer son pouvoir discrétionnaire d’indiquer pareilles mesures. Selon le juge Cançado Trindade, la Cour est fondée à le faire  , ainsi qu’elle le juge utile, et a fortiori pour éviter qu’un différend ne s’aggrave, comme l’illustre l’ordonnance qu’elle a rendue le 18 juillet 2011 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) et par laquelle elle a ordonné la mise en place d’une «zone démilitarisée provisoire», de manière à prévenir tout nouveau préjudice irréparable.

6. Le développement progressif du droit international dans ce domaine exige une prise de conscience du caractère autonome qui est celui du régime juridique des mesures conservatoires et de la nécessité de rendre des décisions judiciaires qui en soient le reflet fidèle, avec tout ce que cela implique. Selon le juge Cançado Trindade, la voie est ouverte et l’heure, venue pour la Cour d’indiquer d’office des mesures conservatoires, en application des paragraphes 1) et 2) de l’article 75 de son Règlement. Il juge impossible de progresser dans ce domaine en continuant de s’appuyer sur une conception volontariste de la procédure juridique internationale prévue par le droit international. Selon lui,
«[l]es exigences relatives à une justice objective prévalent sur les possibilités offertes par les stratégies contentieuses. Les secondes sont en effet du ressort des parties en litige, tandis que les premières constituent les bases permettant à une juridiction internationale d’accomplir sa mission, à savoir rendre la justice.» (Par. 11.)
Les mesures conservatoires ont aujourd’hui un «caractère, non plus simplement préventif, mais réellement tutélaire. Elles constituent désormais une véritable garantie juridictionnelle de nature préventive.» (Par. 12.)

7. Le juge Cançado Trindade conclut en précisant que le régime juridique autonome (et non simplement «accessoire») des mesures conservatoires, lequel est en pleine expansion et revêt une dimension préventive,
«recouvre les droits à protéger (qui ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux en cause dans la procédure sur le fond), les obligations correspondantes des Etats intéressés et les conséquences juridiques du non-respect des mesures conservatoires (distinctes de celles découlant de violations relatives au fond de l’affaire)».
A son sens, la Cour est pleinement fondée à trancher cette question, et ce, «sans attendre que l’un des Etats parties au litige exprime sa «volonté». C’est la conscience humaine, laquelle l’emporte sur la «volonté» des Etats, qui sous-tend le développement progressif du droit international. Ex conscientia jus oritur.» (Par. 13.)

Déclaration de M. le juge ad hoc Callinan

1. Bien qu’ayant voté en faveur de la présente ordonnance, je tiens à faire quelques observations en mon nom propre.

2. L’Australie a déclaré que, selon elle, toute nouvelle ordonnance de la Cour devait mettre fin à l’instance introduite par le Timor-Leste dans son intégralité. Je suis cependant d’avis que la Cour ne dispose pas d’assez d’éléments et ne s’est pas vu présenter des conclusions suffisamment détaillées pour se prononcer en toute connaissance de cause sur ce point.

3. Si tel est le cas, c’est notamment parce que les (éventuelles) demandes pendantes du Timor-Leste doivent, pour que la Cour puisse les examiner, être développées et précisées.

4. Compte dûment tenu de l’opportunité de ce que tout différend porté devant un organe judiciaire fasse l’objet d’un règlement rapide et efficace, je demeure favorable à ce que les deux Parties accomplissent l’ensemble des actes nécessaires - comme indiqué au paragraphe 3 ci-dessus, le cas échéant, ou de toute autre manière - pour qu’il puisse être mis fin à l’instance.

5. Je tiens néanmoins à souligner que la présente déclaration ne saurait d’aucune manière faire obstacle à un règlement du différend par les Parties elles-mêmes, sans qu’il soit de nouveau recouru à la Cour.
  

Source : CIJ

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