22 septembre 2006

ANALYSE : Après les élections japonaises

Philippe BOULANGER 

Comme prévu, les élections japonaises du 20 septembre 2006 ont consacré la victoire attendue de Shinzo Abe, candidat du Parti libéral-démocrate (PLD), formation historique au pouvoir au Japon depuis 1955. Le favori des sondages et du PLD, dont la très large majorité à la Diète assure à son président le poste de Premier ministre, a devancé ses deux rivaux, Sadakazu Tanigaki, ministre des Finances, et Taro Aso, ministre des Affaires étrangères. Le 26 septembre, il sera officiellement nommé Premier ministre pour trois ans.

Âgé de 52 ans, petit-fils de Nobusuke Kishi, un criminel miraculeusement épargné par les Américains et la CIA, à la tête du pays de 1957 à 1960, Shinzo Abe a occupé jusqu’à présent le poste stratégique de secrétaire général du cabinet du Premier ministre sortant, le bouillant et médiatique Junichiro Koizumi. Conservateur et nationaliste, Abe, plus introverti, a écrit, dans son livre Utsukushii kuni-e (« Vers un noble pays »), plébiscité par le public japonais au cours de l’été 2006, que le Japon devait reconsidérer ses cadres juridique et éthique imposés par le procès de Tokyo, qui suivait la défaite de 1945. Bref, l’objectif à peine voilé est de réviser la Constitution japonaise écrite par le vainqueur américain de la Seconde Guerre mondiale et d’offrir à l’armée japonaise une plus grande liberté d’action.

Cette passation de pouvoir validée par la voie électorale amène plusieurs remarques. Au plan intérieur, la victoire de Shinzo Abe vient assurer le PLD de l’adhésion d’une majorité de la population au libéralisme économique prôné par Koizumi, à la consolidation du nationalisme et à l’élargissement du champ d’action des forces d’autodéfense. Les profits des entreprises sont salués, le patriotisme à l’école est encouragé. La privatisation de la Poste et l’envoi de militaires en Irak – deux décisions très controversés du mandat de Koizumi – sont finalement approuvés par l’opinion publique. Personnage superficiel mais télégénique, Koizumi a néanmoins osé toucher aux privilèges de certains puissants lobbies. Il n’en demeure pas moins que le modèle économique intégré du Japon semble mis en question : l’exacerbation du besoin de protection, l’« entreprise providence », l’équilibre nécessaire à l’« Etat mosaïque » ne sont plus assurés. Après l’embellie, la crispation est apparue. Le Japon contribuait à hauteur de 1 % au PIB mondial en 1950, de 13 % en 1990. Mais 1990 aura sonné le glas du « modèle économique » japonais : cette année-là, les Japonais tenaient la première place en termes de compétitivité ; en 2000, ils n’étaient plus que dans les vingt premiers. 

Cette victoire de Shinzo Abe, qui conforte un nationalisme japonais décomplexé, suscite évidemment des réactions dans la zone Asie-Pacifique. Le 15 août 2006, la visite de Koizumi au sanctuaire Yasukuni, où reposent quatorze criminels de guerre japonais, a déclenché un tollé dans la région, et notamment en Chine, mais a reçu, semble-t-il, l’approbation d’une majorité de la population japonaise. Au Japon, les soldats sont des héros de la nation ; ailleurs dans la région, ils sont considérés comme des criminels de guerre qui ont réduit en esclavage des femmes coréennes ou se sont rendus coupables d’atrocités contre des civils chinois. Déjà, les manuels scolaires japonais, peu critiques à l’égard du Japon impérial des années 1900-45, étaient considérés comme offensants pour les Chinois et les Coréens. Les Japonais n’entendent plus demeurés un pays pacifique protégé par le parapluie nucléaire américain. D’où un double objectif ambitieux ouvertement affiché par le gouvernement japonais : appuyer une grande réforme de l’ONU et obtenir un siège de membre permanent au Conseil de sécurité.

Abe est aussi respecté par les Japonais pour son intransigeance envers le régime nord-coréen dans les affaires des Japonais kidnappés et des missiles tirés en direction de l’archipel le 5 juillet 2006. En représailles, Abe a encouragé et participé à l’élaboration du nouveau plan de sanctions économiques contre le régime de Kim Jong-il : ce plan prévoit de bloquer les transferts de fonds nord-coréens du Japon vers la Corée du Nord. Les Japonais se sentent menacés par leur turbulent et imprévisible voisin communiste. Peu expérimenté, le nouveau Premier ministre a néanmoins su toucher la corde sensible du nationalisme japonais en jouant la carte de la fermeté. D’autant plus que l’essor économique chinois et l’armement nucléaire de Pyongyang inquiètent un Japon endetté et fragilisé.

La zone Asie-Pacifique est riche d’enjeux économiques, militaires et géopolitiques : les Chinois savent que leur puissance économique est assurée pour un temps et qu’ils récupéreront Taiwan tôt ou tard, avec l’accord américain ou sans ; la Corée du Nord continue de jouer les trouble-fêtes en agitant la menace nucléaire ; la résurgence décomplexée du nationalisme ethnocentré japonais, longtemps négligé mais peut-être mieux structuré que ses pendants coréen et chinois, ne fait qu’alimenter, dans la région, la croyance en un Japon impérialiste qui, finalement, n’aurait pas changé, n’aurait pas renié son passé militariste.

Le Japon qui équilibrait cette large zone géopolitique et géoculturelle par son alliance avec Washington, sa démocratie parlementaire et son économie contrôlée va-t-il contribuer à accentuer, par son nationalisme décomplexé et ses ambitions internationales, les déséquilibres militaires et géopolitiques dont les répercussions pourraient se faire sentir jusqu’en Occident ? Ou bien va-t-il continuer à s’aligner sur les positions américaines et à se contenter du statut de seconde puissance économique mondiale ? La remise en cause politique et économique du « modèle japonais » est-elle structurelle ou conjoncturelle ? Les premières mesures décidées par le cabinet Abe permettront peut-être d’y voir plus clair en politique intérieure comme en politique extérieure. 


Mode de citation : Philippe BOULANGER, « Aprèsles élections japonaises », MULTIPOL - Réseau d'analyse et d'information sur l'actualité internationale, 22 septembre 2006   


Commentaires

1. Le mercredi 1 novembre 2006, 09:55 par C.M.
Prétextant la menace que représente la Corée du Nord, récemment vérifiée par l’essai nucléaire pratiqué par ce pays le 9 octobre 2006, Shinzo Abe a annoncé son souhait de modifier, par voie de référendum, l’article 9 de la Constitution pour permettre de transformer les forces japonnaises d’autodéfense en véritables forces armées débarrassées des limitations exigées en 1945 par les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale. Une telle réforme est désormais encouragée par Washington qui souhaite disposer en Asie du Nord-Est d’un allié militairement puissant pour contenir la Chine.
Lire Ichiyo Muto, « Revise the peace constitution, restore glory to empire ! », Japonesia Review, janvier 2006, vol. 1,
http://www.ppjaponesia.org/modules/...

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