4 mars 2007

ANALYSE : La Corée du Nord et le nucléaire : après la prolifération, la dissémination ?

Irving LEWIS 

« La position de l'Amérique est claire: le transfert d'armes ou matériels nucléaires à des Etats ou à des entités non étatiques serait considéré comme une menace grave pour les Etats-Unis et nous tiendrions la Corée du Nord entièrement responsable des conséquences de ces agissements ». C’est en ces termes que le Président américain, Georges W. Bush s’exprimait le 16 novembre 2006 dans un discours à l’Université de Singapour lors de sa tournée asiatique qui lui a permis de participer au sommet annuel du Forum de coopération économique Asie-Pacifique (Apec) à Hanoi au Vietnam. Rappelons que le 9 octobre 2006 la Corée du Nord déclarait avoir effectué un essai nucléaire, ce qui la fait entrer de facto dans le club très fermé des puissances nucléaires mondiales -qui comprend les Etats-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne, la France, la Chine, l’Inde, le Pakistan et Israël- même si des doutes subsistent encore sur la réussite de cet essai[1].

Si on considère que la Corée du Nord est effectivement aujourd’hui un Etat nucléaire, c’est-à-dire qu’elle maîtrise tout le processus du cycle du combustible, le risque est désormais que ce pays puisse devenir, comme l’a été il y a quelques temps le Pakistan, une plaque tournante de dissémination de matières et technologies nucléaires. Et même si l’inquiétude n’est pas encore visible, il n’en demeure pas moins que cette éventualité mérite d’être prise en considération et les propos de George Bush sont là pour nous le rappeler. Cet article a pour objectif de lancer des perspectives, de poser des questions, d’apporter des clés d’interprétation sans jamais vouloir prétendre répondre car dans le domaine des relations internationales, même si tout est quasiment possible, rien n’est totalement certain. Sur ce, il est intéressant d’éclaircir les deux scénarios envisagés par George W. Bush : le premier, selon lequel la Corée du Nord favoriserait la prolifération nucléaire en direction d’autres Etats désireux de se doter de l’arme ultime, et le deuxième, selon lequel elle apporterait son soutien à des acteurs non étatiques dans l’acquisition de matériels nucléaires.




Aider d’autres Etats à proliférer ? 

En s’intéressant aux pays environnants, il est utile de voir si la perspective de voir la Corée du Nord les aider, aussi bien en tant que vendeur que facilitateur dans une éventuelle volonté d’acquérir des armes nucléaires tient la route. 

Tout d’abord, la Chine et la Russie sont à écarter de ce scénario puisqu’elles sont déjà des puissances nucléaires. Restent le voisin immédiat, la Corée du Sud, et le Japon. S’agissant de ce dernier, il est clair qu’il n’a vraiment pas besoin de la Corée du Nord pour disposer de l’arme nucléaire. Tous les spécialistes sont unanimes sur la question : Tokyo pourrait disposer d’une capacité nucléaire militaire dans un délai de six mois s’il en a réellement la volonté. Quant à la Corée du Sud, il semble qu’elle n’envisage pas cette perspective, d’autant plus qu’elle est déjà protégée par le parapluie nucléaire américain et n’a donc pas besoin de l’arme ultime pour assurer sa sécurité. Même si Séoul était tenté par la bombe, on peut être sûr que ce n’est pas son voisin du Nord qui l’aiderait à atteindre cet objectif : l’arme nucléaire de la Corée du Nord est une arme nucléaire exclusivement nord-coréenne et non une arme nucléaire de la péninsule coréenne ayant vocation à se démultiplier. 

Un peu plus loin, il semble par contre que Taiwan serait un candidat potentiel mais serait-il nécessairement un client potentiel de Pyongyang? La possibilité de détenir des armes nucléaires serait certes pour l’île indépendantiste un véritable moyen de s’affranchir une fois pour toute des menaces chinoises qui pèsent constamment sur elle et dont le clou est une action militaire de Pékin au cas où « la province rebelle » proclamerait son indépendance de façon formelle. La théorie selon laquelle on n’attaque jamais une puissance nucléaire reprend ici tout son sens. De plus, en décidant de le faire, Taiwan ne violerait aucune norme internationale puisqu’il n’est pas partie au Traité de non-prolifération (TNP). Le pays n’est même pas membre des Nations Unies. Mais il semble qu’une telle volonté politique n’est pas clairement affichée du côté de Taipei. Par ailleurs, Taiwan aurait-il vraiment besoin de la Corée du Nord si elle décide de se relancer dans l’aventure nucléaire militaire quand on se souvient que ce fut déjà le cas dans les années 70 et qu’il lui suffirait de ressortir ses anciens schémas pour fabriquer sa propre bombe. Imaginons même un seul instant que le besoin d’assistance dans une probable aventure nucléaire militaire se fasse sentir chez Taiwan, la Corée du Nord peut-elle de son côté prendre un tel risque quand on sait que la Chine est l’un de ses plus ardents soutiens ? Voilà la situation pour l’Asie orientale. 

Du côté du Sud-est du continent, le problème ne devrait normalement pas se poser puisque la sous-région a été faite zone exempte d’arme nucléaire suite au traité de Bangkok du 15 décembre 1995. Toutes choses qui emmènent à relativiser la perspective de voir la Corée du Nord se lancer en tant qu’offreur dans un nouveau marché nucléaire, du moins dans cette partie du monde. 

Les régions où des risques de dissémination de technologies et matières nucléaires s’avèrent de plus en plus probables sont le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. En effet, le 3 novembre dernier, six pays arabes – à savoir l’Algérie, l’Egypte, le Maroc, la Tunisie, les Emirates Arabes Unies et l’Arabie Saoudite – auraient manifesté leur intention de se pouvoir se lancer dans des programmes nucléaires civils, à en croire l’Agence Internationale de l’Energie atomique[2], ce qui est tout à fait leur droit si on se réfère à l’article V[3] du TNP. Mais le fait qu’il est facile de passer des applications civiles aux applications militaires du nucléaire, ainsi que l’instabilité de la région, sont autant de raisons qui poussent à s’inquiéter.  

Toutefois, on imagine très mal quelles seront les motivations qui pousseront par exemple les Etats de l’Afrique du Nord à s’engager dans la très hasardeuse et très onéreuse voie du nucléaire militaire : 
- Une alternative à la course aux armements conventionnels ? C’est inconcevable dans ce nouvel ordre international d’après guerre froide. 
- Servir de dissuasion contre une menace conventionnelle ? Probablement pas, sinon laquelle ? 
- La recherche d’une position de suprématie et de puissance régionale ? Peut-être, mais à quels fins? 
- Un pouvoir de négociation dans les relations internationales? Difficile à admettre. 
- Effet spill over ? Sûrement. Ce qui voudrait dire que tous les autres pays du monde pourraient aussi se lancer dans la course aux armes nucléaires. Dès lors, dans quel monde vivront-nous dans les prochaines années ? 
- Le prestige d’un dirigeant au pouvoir et la fierté nationale ? Argument le plus pesant à condition de n’avoir plus l’intention de respecter les différents traités du régime de non-prolifération et d’être prêts à se mettre à dos toute la communauté internationale. Ce qui serait quand même assez surprenant quand on sait que ces pays font tous partie du mouvement des non-alignés qui a toujours été l’un des plus ardents défenseurs du désarmement nucléaire. Mais là encore, si cela arrivait, ils ne seront pas les premiers, l’Inde et le Pakistan ayant déjà porté un coup fatal à la crédibilité du mouvement après leurs essais nucléaires de 1998.

Evidemment, ce n’est pas parce que des Etats ont signé des accords qu’ils ne peuvent plus à un moment de leur histoire s’en défaire. L’histoire des relations internationales nous en fournit des exemples éloquents. N’existe-t-il pas d’ailleurs dans chaque traité, accord et convention, une clause de retrait qui est justement faite pour être actionnée ? Le TNP lui-même n’autorise t-il pas ses Etats-parties à s’en retirer si « des événements extraordinaires… ont compromis les intérêts suprêmes de son pays » ? Dans ce cas, il faudra compter sur l’ingéniosité des diplomates de chaque pays pour définir et faire accepter au reste du monde ces circonstances exceptionnelles qui justifient le retrait de l’Etat. 

Par contre, le cas de l’Arabie Saoudite interpelle beaucoup plus que celui de tous les autres pays car cette dernière était largement impliquée dans le marché noir du nucléaire mis en place par le Docteur pakistanais Abdul Qader Khan. C’est probablement ici que le rôle de la Corée du Nord serait déterminant quand on sait qu’une éventuelle arme nucléaire iranienne sera exclusivement une arme nucléaire persane et non une arme nucléaire islamique qui pourrait permettre la naissance d’éventuelles armes nucléaires arabes.

 Dans un tel cas de figure, les motivations de la Corée du Nord seraient plus financières qu’idéologiques ou techniques contrairement à la situation qui a prévalu entre le Pakistan et ses clients. En effet, si le Pakistan a échangé du savoir-faire nucléaire contre des missiles avec la Corée du Nord, on voit très mal ce que la Corée du Nord pourrait échanger contre ses futurs clients du point de vue technologique. Sur le plan idéologique, si des dirigeants du Pakistan ont à un moment donné affirmé ouvrer pour « renforcer le pouvoir du monde musulman », il est très difficile de savoir quelle(s) idéologie(s) pourrai(en)t sous-tendre un commerce nucléaire entre la Corée du Nord et des Etats arabes et l’Arabie Saoudite en l’occurrence. Par contre l’argument financier aurait tout son sens dans cette éventuelle transaction comme dans le cas du Pakistan et de l’Arabie Saoudite et la Libye, où le deal était fondé sur l’argent contre l’échange d’information sur le programme nucléaire. Mais ici on pourrait se demander à quoi serait destiné l’argent encaissé dans une telle opération ? Probablement pas à améliorer les conditions de vie de la population nord-coréenne car dans la stratégie nucléaire de Pyongyang, affamer la population afin de faire redouter aux Etats voisins et à la communauté internationale, la catastrophe humanitaire qui surviendrait en cas de menace du régime, tient une place très importante.



Permettre à des acteurs non étatiques de réaliser leur rêve ? 

Si les armes nucléaires ne peuvent pas -du moins en l’état actuel des choses- être fabriquées par les terroristes, il n’en demeure pas moins que leur volonté de pouvoir un jour en acquérir est réel. En témoignent d’ailleurs les déclarations de Oussama Ben Laden dans les années 90, pour qui chercher à acquérir des armes nucléaires, biologiques ou chimiques, ne doit pas être considéré comme un crime. Une perspective qui fait redouter le fameux risque de terrorisme nucléaire tant imaginé dans les think-tanks outre-atlantique. L’axiome selon lequel un régime qui acquiert des armes nucléaires devient raisonnable n’est pas applicable aux groupes et organisations terroristes car ces derniers ne se situent évidemment pas dans une logique dissuasive. Le terrorisme cherche avant tout à frapper. Si des terroristes veulent l’arme nucléaire c’est pour l’utiliser. Et ce n’est pas la détention de telles armes qui va calmer leurs ardeurs, au contraire.

Sur ce point, on voit mal pour l’instant les motivations qui emmèneraient Kim Jong-Il à favoriser la réalisation de ce rêve chèrement caressé par les organisations terroristes. Et pour preuve, il n’existe actuellement pas de connexion connue entre le régime stalinien et des organisations terroristes. Mais aussi, on peut imaginer que c’est la dernière chose à laquelle pourrait penser le dirigeant nord-coréen alors que son pays figure actuellement sur la fameuse liste des Etats classés dans l’ « Axe du mal » par les Etats-Unis et qu’il suffirait que Pyongyang franchisse ce pas pour remplir l’autre condition énoncée par Washington pour justifier cette catégorisation, à savoir le soutien au terrorisme. Une condition est d’ores et déjà remplie, celle de la possession d’armes de destruction massive. Reste donc l’autre condition qui légitimerait des frappes préemptives sur le pays,  afin de favoriser un changement de régime comme ce fut le cas en Irak. Même s’il ne semble pas évident que des frappes militaires contre la Corée du Nord soient à l’ordre du jour, la situation coréenne étant totalement différente de la situation irakienne d’avant 2003. Tout compte fait, ce serait paradoxal que la Corée du Nord offre cet ultime argument aux Etats-Unis, elle dont l’une des motivations principales à l’acquisition de la bombe atomique est de disposer d’un outil dissuasif  face aux menaces militaires de la puissance américaine. Par contre le raisonnement inverse voudrait que ce soit lorsque la Corée du Nord se sente menacée qu’elle joue cette carte, n’ayant plus rien à perdre, quitte à porter un grand coup à la sécurité internationale. 

Si des connexions entre la Corée du Nord et des organisations terroristes , Al- Qaeda, en premier, n’existent pas encore, des motifs d’inquiétudes existent néanmoins quant à la perspective de voir Pyongyang soutenir ou plus raisonnablement faciliter l’acquisition d’armes nucléaires par les terroristes. Et pour preuve, le comportement de Pyongyang vis-à-vis de la résolution 1540 du Conseil de Sécurité des Nations Unies laisse à désirer. Aux termes de ce texte adopté unanimement par les membres, le 28 avril 2004, « tous les États doivent s’abstenir d’apporter une forme d’aide quelconque à des acteurs non étatiques qui tentent de mettre au point, de se procurer, de fabriquer, de posséder, de transporter, de transférer ou d’utiliser des armes nucléaires, chimiques ou biologiques et leurs vecteurs ». De plus, il est demandé aux Etats « de présenter au Comité [il s’agit du Comité 1540 créé par la résolution et qui est chargé de sa mise en œuvre] un premier rapport au plus tard six mois après l’adoption de la présente résolution sur les mesures qu’ils auront prises ou qu’ils envisagent de prendre pour mettre en application la présente résolution ».

Jusqu’à ce jour, la Corée du Nord n’a pas répondu aux obligations du Conseil de Sécurité dans ce domaine, car il s’agit bel et bien, non pas d’invitation mais d’obligation, la résolution étant placée sous le chapitre 7 de la Charte de l’ONU. L’Inde, le Pakistan et Israël, les trois Etats nucléaires en dehors du TNP ont rendu leurs rapports nationaux, l’Iran aussi. La Corée du Nord s’est peut-être retirée du TNP et ceci illégalement mais jusqu’à nouvel ordre elle ne s’est pas retirée de l’ONU. Elle devrait alors se conformer aux décisions du Conseil de Sécurité si elle veut dissiper les doutes sur ses véritables motivations et rétablir la confiance, prélude à des avancées significatives dans le processus de démantèlement de son programme nucléaire.

En définitive, il apparaît très peu probable de voir se réaliser, le scénario d’un régime nord-coréen impliqué directement dans la dissémination des matières nucléaires en direction non seulement des acteurs étatiques mais aussi non étatiques. Reste alors une autre piste, celle que des physiciens qui ont participé au programme nucléaire militaire nord-coréen cèdent à la tentation financière pour faciliter le transfert d’expertise, de savoir-faire de technologie sensible en direction des éventuels candidats à la prolifération nucléaire, candidats souvent prêts à manger des herbes et des feuilles, à avoir faim, mais décidés à fabriquer la bombe[4]. Naîtraient alors de « nouveaux Abdul Qader Khan », cette fois-ci nord-coréens. Mais une fois de plus, la question principale qui restera en suspends et qui l’est d’ailleurs toujours dans le cas de l’affaire Khan, sera celle de savoir si derrière tout ceci se cache une stratégie étatique, ce qui n’est pas du tout évident à déterminer.




Mode de citation : Irving LEWIS, « La Corée du Nord etle nucléaire : après la prolifération, la dissémination ? », MULTIPOL - Réseau d'analyse et d'information sur l'actualité internationale, 4 mars 2007






[1] Voir aussi Irving LEWIS, « Faut-il craindre la Corée du Nord nucléaire ? » Stratis Internationale, octobre 2006. Disponible en ligne : http://www.stratisinternationale.info/resources/Coree_du_Nord_nucleaire.pdf.

[2] Richard Beeston, « Six Arab states join rush to go nuclear », The Times, November 4, 2006.

[3] L’article V du TNP veut que « les avantages pouvant découler des applications pacifiques, quelles qu’elles soient, des explosions nucléaires soient accessibles sur une base non discriminatoire aux Etats non dotés d’armes nucléaires qui sont Parties au Traité… ».

[4] Référence faite à la célèbre phrase de Zulfikar Ali Bhutto : « Nous mangerons de l’herbe et des feuilles, nous aurons faim mais nous ferons la bombe ! ».

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