Lors de l’affaire de Mossoul en 1925-26, une mission de la Société des Nations (SDN) reconnaît la volonté de 7/8e de la population de la région d’obtenir un Etat kurde. Pourtant, la région a été rattachée à l’Irak, construction politique britannique des années 30.
De leur côté, les autorités turques succombent à la tentation sudiste pour deux raisons : l’objectif d’éradiquer le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), considéré comme une organisation terroriste et séparatiste, et les zones pétrolifères irakiennes, Mossoul et Kirkuk. Elles disposent de trois leviers principaux pour mener à bien cette stratégie risquée : une armée puissante, le relais turkmène et l’alliance entre Washington, Tel Aviv et Ankara.
Militairement, les Turcs se donnent les moyens de leurs ambitions sudistes. Quelque 200 000 soldats turcs sont prêts à franchir la frontière turco-irakienne pour éradiquer le PKK ou, le cas échéant, porter secours aux « frères turkmènes » dont la Turquie s’est autoproclamée la mère patrie protectrice. La communauté turkmène au Kurdistan irakien est très hétérogène : par exemple, à Kirkuk, elle est composée de chiites et de sunnites. Sur les six partis politiques turkmènes, un seul, le Front turkmène, est téléguidé par Ankara.
Les 90 000 peshmergas kurdes, bien formés et mieux armés, ne pourraient pas opposer de résistance significative à la deuxième armée de l’OTAN, sans doute secondée en sous-main par les Israéliens et peut-être, indirectement, par les Iraniens. Il suffit de peu de chose – le retrait américain – pour que ce scénario se réalise. Sous cette pression turque constante, le président irakien, le Kurde Jalal Talabani, a menacé la Turquie d’appuyer les maquisards du PKK si Ankara poursuivait sa politique aventureuse dans le Nord kurde, tout en assurant Turcs et Américains que Bagdad allait fermer les bureaux du PKK en Irak. Le parti d’Abdullah Öcalan, en effet, profite d’une certaine vacuité de souveraineté dans les montagnes kurdes irakiennes pour lancer ses attaques en territoire turc.
Les Américains ont dépêché, depuis août 2006, un envoyé spécial, le général à la retraite Joseph Ralston, ancien commandant de l’OTAN, qui est à présent chargé de coordonner la lutte contre le PKK. En d’autres termes, Ralston coordonne les forces turques et kurdes irakiennes contre la guérilla kurde turque du PKK. Pourtant, les intérêts communs d’Ankara et d’Erbil s’arrêtent à la neutralisation des guérilleros venus du nord : le statut et le pétrole (léger et de bonne qualité) de Kirkuk, le sort de la minorité turkmène au Kurdistan irakien et surtout le devenir de la Région autonome du Kurdistan irakien constituent des sujets sensibles qui peuvent opposer, y compris militairement, les deux partenaires de Washington. Les Américains parviennent pour l’instant à préserver les intérêts divergents de leurs alliés. Non sans mal d’ailleurs, car les relations entre les Etats-Unis et la Turquie ont connu des jours meilleurs : le déplacement à Washington en février 2007 d’Abdullah Gül, ministre des Affaires étrangères, et du chef d’état-major, Yasar Büyükanit, a mis en lumière, d’une part, les tensions turco-américaines sur les dossiers de la reconnaissance du génocide arménien et de l’intervention turque dans le Nord de l’Irak (que les Américains désapprouvent), et, d’autre part, le soutien de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, à la cause kurde – Pelosi a même refusé de recevoir ses deux visiteurs turcs.
La pilule a été dure à avaler en Turquie. Pragmatiques, les officiels turcs ont pourtant modifié leur vocabulaire à l’égard des Kurdes d’Irak : ils ne les appellent plus « les chefs tribaux kurdes » mais « les autorités locales kurdes ». Ce qui tend à légitimer l’existence de la Région autonome du Kurdistan irakien, qu’on hésite encore en Turquie à nommer simplement Kurdistan. Le nationalisme le plus agressif et le plus sectaire guide encore la vie intellectuelle et politique en Turquie. Lorsque le général Evren, organisateur en 1980 du coup d’Etat militaire qui a décimé les organisations kurdes, encourage récemment ses compatriotes à reconnaître la réalité du Kurdistan irakien, il est immédiatement rappelé à l’ordre : ce militaire âgé de quatre-vingt-dix ans, fierté de l’armée, est accusé de séparatisme !
Confiant dans son alliance israélo-américaine, l’état-major turc a conscience de la supériorité militaire de ses forces armées, mais il n’a pas encore pris de mesures décisives sur le terrain. Pourtant, la tentation est grande. Depuis 1925-26, le pétrole de Kirkuk et Mossoul est convoité par les Turcs. Cette partie du Kurdistan historique, perdue après la déroute des Ottomans, a grandement desservi les intérêts d’Ankara, car elle l’a privée d’une manne pétrolière confortable et a rendu la majorité des Kurdes (en Turquie et en Irak) moins contrôlable. Les Turcs sont très attachés à l’idée de récupérer ce Kurdistan méridional, afin d’éviter le glissement des Kurdes irakiens vers l’indépendance et la tentation séparatiste des Kurdes turcs. Ils savent qu’ils ont les moyens militaires d’y parvenir. Les Kurdes d’Irak le savent aussi. Seule la présence américaine dissuade l’armée turque. On comprend donc que le rapport Baker de décembre 2006, qui préconise le renforcement du gouvernement central de Bagdad et le retrait des troupes américaines d’Irak, ait été hostilement accueilli par les dirigeants kurdes irakiens qui voient là une atteinte au caractère fédéraliste de l’Irak (pourtant garanti par la Constitution adoptée en novembre 2005) et surtout un péril à l’existence même de la Région autonome, protégée par les Américains.