Contrairement à une idée reçue, la politique arabe de la France est relativement contemporaine. A plus d’un titre, elle n’est qu’un rétrécissement de l’inclination moyen-orientale de la France, des Croisades à l’expédition napoléonienne en Egypte en passant par l’alliance de Pavie entre François Ier et Soliman le Magnifique contre les Impériaux. Avant 1958, la France est plutôt pro-israélienne. La mise en œuvre de la dissuasion nucléaire est une invention franco-israélienne. En 1956, le gouvernement socialiste de Guy Mollet compte un conseiller nommé Shimon Perez. La même année, Paris, Londres et Tel Aviv interviennent à Suez : ce sera la dernière alliance officielle entre la France et Israël. En 1981, l’aviation israélienne bombarde le réacteur nucléaire irakien d’Osirak construit par la France.
A partir de 1958, le général de Gaulle et Maurice Couve de Murville arrivent aux affaires et entreprennent de réorienter la diplomatie française. Seule ou par l’intermédiaire du levier européen, Paris apporte son soutien aux Palestiniens, scelle un partenariat énergétique avec l’Irak et arme Bagdad contre le régime islamiste de Téhéran entre 1980 et 1988, travaille aux trêves libanaises, gère (non sans ambiguïtés) l’épineux dossier algérien, légitime les dérives autoritaires du régime tunisien de Ben Ali. Le voyage de François Mitterrand en Israël en 1982 amorce déjà un revirement idéologique que les deux septennats mitterrandiens viendront confirmer. A vrai dire, la politique arabe de la France marque le pas lors de la guerre du Golfe en 1990-91. L’engagement français aux côtés des Américains a été perçu par les Arabes comme une trahison. Autant les Arabes pouvaient comprendre que les gouvernements français envoyassent des troupes en Algérie durant la guerre d’indépendance, car des Français étaient présents sur le sol algérien, autant l’embrigadement français sous la bannière étoilée en 1991 a choqué les opinions publiques arabes. L’image de la France continue d’en pâtir. Devant l’inconstance française, l’Espagne a pris le relais. La Péninsule du « petit gaullisme », comme on a parfois surnommé la politique extérieure espagnole, a joué sa partie en Méditerranée de manière opportune : c’est à Madrid en 1991 que s’est tenue la conférence sur le Proche-Orient dont l’objectif est de contribuer à la résolution du conflit israélo-palestinien ; c’est à Barcelone en 1995 que le partenariat euro-méditerranéen – initiative prometteuse mais peu développée par les Français – est lancé dans le but de rapprocher les deux rives de la Méditerranée aux plans économiques, sociaux, culturels et éducatifs. A deux reprises, Madrid a su se placer. N’est-ce pas alors le signe évident que la « politique arabe » de la France marque le pas et se singularise par ses lacunes ? Trois objections peuvent être formulées à l’emploi de cette expression.
D’abord, le terme de politique arabe induit une certaine homogénéité arabe. Mais existe-t-il vraiment un « monde arabe » ? Ne sont-ce pas plutôt des mondes arabes dont il conviendrait de parler ? Au Proche-Orient, se trouvent des Arabes, mais aussi des Turcs, des Perses et des Kurdes. Parmi les Arabes, les divisions ne manquent pas. L’islam sunnite et l’islam chiite entretiennent toujours des relations conflictuelles. Les écoles d’interprétations du Coran varient du Maghreb (malékite) à l’Arabie saoudite (wahhabite). L’arabe maghrébin se distingue de l’arabe oriental ou de l’égyptien. Même l’islamisme a connu des trajectoires distinctes dans chaque pays arabe : humanitaire en Palestine et en Egypte, institutionnalisé au Maroc, maquisard en Algérie, réprimé en Tunisie et en Syrie, « normalisé » en Jordanie. S’y ajoutent le cas particulier des voisins non-arabes, où des mouvements islamistes se s’accrochent au pouvoir par la répression (Iran) ou tentent de s’y maintenir par les urnes (Turquie).
Ensuite, l’efficacité de la politique arabe de la France, si fière de soutenir les nations arabes laïques (Irak, Syrie) tandis que les Anglo-Saxons s’alliaient aux théocraties (Arabie Saoudite, Yémen), a d’ailleurs été très aléatoire. Non content d’afficher une nostalgie post-coloniale française bien curieuse, Paris a souvent invoqué la realpolitik pour justifier ses accointances avec les Saddam et les Assad. Mais où sont les résultats ? Quand on veut être immoral, il faut au moins que cela paye. Cette stratégie « pro-arabe » sans discernement n’a pas empêché l’assassinat de diplomates français au Liban (l’ambassadeur Delamare), la dictature en Irak et en Syrie, les dérives antidémocratiques en Tunisie et même les actes terroristes (palestiniens ou syriens) sur le territoire national. Lorsque le colonel Kadhafi a voulu se replacer dans les relations internationales, il s’est adressé aux Américains et aux Britanniques, et non aux Français.
Enfin, la « politique arabe » de la France exclut, à tout le moins dans les discours, des pays qui tiennent un rôle majeur au Proche-Orient : Israël, la Turquie, l’Iran. Nulle paix n’est envisageable en Palestine sans des relations bilatérales fécondes avec le gouvernement israélien, assuré par les Etats arabes de leur reconnaissance diplomatique et de son droit à exister dans les frontières d’avant 1967. Nulle ambition européenne n’est permise au Proche-Orient sans le relais turc, partenaire privilégié des Américains et des Israéliens hors cadre de l’OTAN, maintenu à l’extérieur de l’Europe des Vingt-Sept, mais inclus dans une fine stratégie française et européenne basée sur la connaissance des peuples de la région. Nulle stabilité régionale n’est possible sans un Iran contenu, dont le gouvernement islamiste ne doit pas masquer l’appétit de démocratisation du peuple, non plus que son vif nationalisme. Sans oublier le facteur kurde, dont le Quai d’Orsay commence à peine à saisir la dimension.
On le voit, ladite politique arabe s’est révélée le plus souvent sémantiquement étriquée et stratégiquement improductive. Ses limites sont aujourd’hui patentes : la France n’est plus respectée du Maghreb au Liban, sa « politique arabe » n’a pas enraillé l’islamisme, encouragé la démocratie libérale, facilité l’assimilation (et non l’intégration) des immigrés nord-africains en France, permis le développement économique (même si les Arabes ont leur part de responsabilité dans cet échec). Ne doit-elle pas à présent laisser la place à une stratégie moyen-orientale équilibrée, incluse dans un partenariat euro-méditerranéen relancé, plus que jamais ambitieux pour la France et exigeant pour les partenaires arabo-musulmans ?