Pour ouvrir la discussion, le Général LAMBALLE a souhaité se pencher sur la définition même du concept de puissance, qui recouvre les dimensions à la fois économique, politique, militaire et culturelle (ou soft power). Si la puissance d’une nation repose sur sa géographie, elle s’appuie également sur son histoire et sur la perception qu’en ont ses dirigeants. Aussi la grandeur historique de l’Inde revêt-elle une importance majeure aux yeux de ses élites.
L’Inde a su conserver sa spécificité, tout en absorbant, à travers l’histoire, un grand nombre de cultures diverses. Si la diversité ethnique de l’Inde peut représenter un facteur d’instabilité, le fédéralisme fonctionne relativement bien et les différents mouvements réussissent à se faire entendre à New Delhi. Les castes ont elles-mêmes acquis une certaine visibilité politique. Par ailleurs, la présence d’une grande diversité religieuse jusqu’au sommet de l’Etat et l’attention accordée à chacune d’entre elles confèrent au concept de laïcité une importance toute particulière.
Le Général mentionne l'ouverture croissante de l'Inde vers l’Asie du Sud-est et l’Extrême-Orient. La présence de 150 millions de musulmans, si elle favorise son ouverture vers les pays arabes et musulmans, peut néanmoins constituer une contrainte sur le plan diplomatique. L’Inde joue par ailleurs un rôle de plus en plus important dans la vision stratégique américaine, en tant que possible contrepoids à la montée en puissance de la Chine. En attestent les échanges croissants dans le domaine militaire et les négociations en cours en matière de nucléaire civile. L’armée indienne, forte d’1,2 millions d’hommes, représente en terme d'effectifs l'une des plus grandes armées au monde (après l'armée chinoise). En dépit de la faible part consacrée au budget de la défense (3% du PIB), l’Inde dispose d’un matériel moderne, notamment dans la marine, et de bases militaires importantes sur les côtes et archipels. Elle dispose par ailleurs d’une force stratégique croissante et des progrès considérables sont à noter dans le domaine des missiles nucléaires.
Sur le plan économique, Jean-Joseph BOILLOT dénombre deux principaux points forts : la renaissance des groupes familiaux dans le monde des affaires et le poids de la démographie indienne qui va fournir dans les prochaines décennies une très importante force de travail nouvelle et qui ouvre d’ores et déjà des perspectives de marché très attractives. Face à certains titres de presse assez alarmistes comme au moment de l’affaire Mittal-Arcelor, Jean-Joseph BOILLOT tient toutefois à relativiser l’évolution du poids des entreprises indiennes au niveau mondial. Bien qu’en expansion rapide, et surtout en Inde, les grands groupes indiens, comme chinois du reste, sont encore loin de «conquérir le monde» par rapport aux grandes entreprises occidentales qui représentent encore 85% des acquisitions dans le monde sur la base des données de l’année 2006. En outre, les deux facteurs de puissance énumérés ci-dessus ne suffisent pas à faire de l’Inde une «puissance économique mondiale» à court-terme. La faiblesse de son PIB/habitant et la prégnance d’une importante pauvreté laissent présager un processus de rattrapage économique plutôt graduel. Les projections bien connues de la banque d’affaires Goldman Sachs montrent ainsi que le PIB total de l’Inde au taux de change courant rattraperait celui de l’Allemagne vers 2025 et celui du Japon vers 2035-2040 mais avec une population proche de 1,5 milliards d’habitants vers 2050.
Ainsi, si l’Inde a opéré le même tournant que la Chine dans les années 1980, en comptant sur le rattrapage économique coûte que coûte comme facteur de reconquête d’une puissance légitime, les différences structurelles entre les deux pays, et notamment une transition démographique plus étalée dans le temps, conduisent à mettre en garde contre ceux qui annoncent un rattrapage indien aussi fulgurant que celui de la Chine. Cette dernière va en effet voir se retourner rapidement sa fenêtre d’opportunité démographique et ses dirigeants cherchent clairement à maximiser le taux de croissance à tout prix. Tel n’est pas le cas de l’Inde qui a le temps pour elle.
Les intervenants évoquent tous deux le frein important que constitue la partition de 1947 dans l’expansion indienne. Selon le Général LAMBALLE, l’Inde dispose de certains attributs de la puissance (population jeune et dynamique, richesse agricole et minière, technologie développée, esprit d’ouverture vers le monde). Néanmoins, les tensions religieuses entre hindous et musulmans, la persistance de conflits internes (maoïsme, insurrections nationalistes), les problèmes d’infrastructure et d’eau, ainsi que la rivalité avec le Pakistan voisin sont autant de freins à la montée en puissance de l’Inde sur la scène internationale.
Jean-Joseph BOILLOT ne doute pas de l’affirmation économique croissante de l’Inde dans les 30 prochaines années. Mais comment va-t-elle combiner son désir de faire partie des grands de ce monde, un désir légitime compte tenu du poids de sa population et de l’histoire de sa civilisation, tout en ayant un poids économique relativement plus faible que les géants américain, chinois ou même européen ? C’est ici qu’il faut faire intervenir deux facteurs. D’une part le rôle essentiel de ses groupes d’affaires qui pourraient se globaliser plus rapidement que les groupes chinois par exemple, grâce à leur culture globale et à leur excellence managériale. D’autre part, l’utilisation du multilatéralisme et du « soft power » pour peser sur la scène internationale au-delà de son strict poids économique. L’inde sera ainsi de moins en moins incontournable dans la gestion des enjeux mondiaux de demain, comme l’énergie et le réchauffement climatique.


Extrait de l'intervention du Général LAMBALLE : «Avec environ un milliard deux cents millions d’habitants, l’Inde ne peut plus être ignorée du monde. Elle ne l’ignore pas non plus et tourne son regard vers le large. Certes son auréole et sa puissance d’aujourd’hui paraissent faibles si l’on se réfère à la Chine voisine. Mais, elle aussi, s’éveille, son potentiel s’affirme et son rôle s’accroît dans les affaires du monde, aussi bien dans les domaines politiques qu’économiques et même militaires. Cette étude se propose d’analyser cette montée en puissance dans ces différents domaines et de voir comment elle se décline par rapport à la superpuissance américaine et aux grandes puissances d’aujourd’hui et par rapport à la superpuissance de demain, la Chine. Le monde change et l’Inde contribuera à ce changement».


Pour aller plus loin, découvrez en ligne le premier chapitre de l’ouvrage de Jean-Joseph BOILLOT, L’Economie de l’Inde, publié en mars 2006 aux éditions La Découverte (ouvrage en compétition pour le prix du Sénat du meilleur livre d'économie 2006) : http://www.senat.fr/evenement/rendez_vous_citoyens/eco2007/pdf/boillot.pdf