1 septembre 2007

ANALYSE : Le procès de Charles Taylor devant le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone : enjeux politiques et perspectives judiciaires

Moustapha B. SOW
 
Résumé
L’arrestation de Charles Taylor, en mars 2006, avait rouvert la voie à tous les espoirs en matière de « lutte contre l’impunité » des criminels de guerre. Accusé, depuis le 7 mars 2003, par le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone (TSSL), de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, l’ancien Président du Libéria en fuite avait trouvé refuge au Nigeria. L’intensification des pressions internationales avait conduit, dès le 4 avril 2006, à sa présentation devant le Tribunal international à Freetown (Sierra Leone). Considérée par les membres de l’Accusation comme une « victoire »[1], cette première étape a été suivie par une succession d’évènements politico-judiciaires caractéristiques.

* * *

Si l’implication de M. Taylor dans le conflit sierra-léonais est difficilement contestable et son procès légitime, sa seule présence, aujourd’hui, sur le banc des accusés suscite l’interrogation. En effet, la confrontation entre les textes officiels et la politique pénale du TSSL avec l’histoire de la guerre civile sierra-léonaise a révélé l’existence de larges impasses judiciaires, notamment sur un certain nombre de responsabilités et de faits criminels. Quant à l’ouverture du procès à la Haye, préconisée par les recommandations de l’ancien président-juge Raja Fernando, elle est actuellement à l’origine de complications et de vives difficultés.

Certes, beaucoup se sont félicités de l’arrestation de l’ex-chef d’État. Toutefois, il faut reconnaître que son sort ne bénéficie pas d’une couverture médiatique conséquente, similairement à d’anciens accusés de la justice internationale (le général argentin Augusto Pinochet, l’ancien président irakien Saddam Hussein). Pourtant, en raison de l’existence de multiples enjeux, le procès de Charles Taylor mériterait une plus grande attention ; ceci tant sur le plan politique, juridique que judiciaire. Plusieurs éléments factuels et historiques démontrent la réalité d’une situation judiciaire qui, rapprochée à des personnalités politiques contemporaines, prouve que le combat du TSSL « contre l’impunité » est loin d’être achevé. 

Avec la réouverture du procès le 20 août 2007, une mise au point ainsi que des éclaircissements s’imposent face au lourd silence des autorités politiques africaines et occidentales devant le « dossier Taylor ».

L’analyse suivante ne tente guère de faire un bilan des poursuites judiciaires déclenchées contre Charles Taylor. Cette entreprise serait prématurée. Cependant, sur la base de faits officiels ou peu médiatisés, notre objectif est de fournir une lecture claire d’un processus amoindri par des paramètres politiques et géopolitiques cruciaux (I). Par ailleurs, les perspectives judiciaires du procès de Charles Taylor seront capitales pour la crédibilité de la justice pénale internationale (ad hoc) dans la mesure où les objectifs judiciaires du TSSL, vis-à-vis du procès, viennent alimenter le débat fondamental sur l’exercice de la Justice (II). 

I - Charles Taylor : « personne à la plus lourde responsabilité » ou « bouc émissaire » ? 

Les poursuites judiciaires engagées contre l’ancien chef d’État libérien ont mis en relief une problématique devenue récurrente dans le cadre des Tribunaux Pénaux Internationaux : l’identification de toutes les responsabilités criminelles. Certes, le procès de Charles Taylor a été vivement encouragé à partir d’août 2003 dans la mesure où l’ex chef d’État était largement à l’origine de la guerre civile sierra-léonaise (1). Toutefois, une longue liste d’actions politiques et criminelles, relevées au cours des années 1990, démontre l’existence de responsabilités pénales connexes qui méritent d’être examinées, de manière approfondie, par le Tribunal spécial. 

L’absence de nouvelles inculpations, ouvertement assumée par le TSSL pour des raisons « politiques », suscite l’incompréhension et la colère, notamment en Sierra Leone. En réalité, cette approche minimaliste et politisée, induite par la juridiction internationale, camoufle une réalité criminelle et historique, dont nul ne peut ignorer la gravité (2).
  
1 - L’accusation de Charles Taylor par le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone : une action judiciaire légitime  

Déclenchée le 7 mars 2003 par le juge sierra-léonais Bankole Thompson, l’accusation de Charles Taylor s’inscrit dans la droite lignée de l’application des articles 1 et 6 du Statut du Tribunal spécial. Ces deux textes fondamentaux décrivent formellement la nature et l’identité statutaire des responsabilités criminelles, jugées par le Tribunal international. 

L’article 1 du statut du Tribunal spécial dispose qu’« il est créé un Tribunal spécial pour la Sierra Leone chargé de poursuivre les personnes qui portent la responsabilité la plus lourde des violations graves du droit international humanitaire et du droit sierra-léonais commis sur le territoire de la Sierra Leone depuis le 30 novembre 1996, y compris les dirigeants qui, en commettant ce type de crimes, ont menacé l’instauration et la mise en œuvre du processus de paix en Sierra Leone ». De manière complémentaire, l’article 6 du statut du Tribunal souligne l’objet des responsabilités criminelles. Ce texte indique que « quiconque a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter un crime visé aux articles 2 à 4 du présent Statut est individuellement responsable du crime ».
Sur ces bases juridiques, l’histoire de la guerre civile sierra-léonaise mettra en lumière la responsabilité pénale de leaders dont le statut et les actions correspondent aux termes juridiques énoncés. Il s’agit de personnalités politiques et militaires qui ont dirigé les factions armées responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité en Sierra Leone. Dès lors, le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone engagera, à partir de mars 2003, la responsabilité de 13 accusés, dont Charles Taylor et les dirigeants de 3 groupes armés (Front Révolutionnaire Uni, Conseil Révolutionnaire des Forces Armées et Forces Civiles de Défense). De manière concordante, la Commission Vérité et Réconciliation sierra-léonaise, créée au lendemain du conflit, reconnaîtra que Charles Taylor, ainsi que les 3 factions précédemment citées, ont été à l’origine du plus grand nombre d’actes criminels et d’exactions.

Suite au décès et à la disparition tragique des (4) leaders de ces factions (Foday Sankoh, Sam Bockarie - FRU, Johnny Paul Koroma - CRFA, Samuel Hinga Norman - FCD), Charles Taylor apparaît aujourd’hui comme le principal accusé dont la responsabilité est mise en relief par les articles 1 et 6.  Á travers son premier acte d’accusation (7 mars 2003), les juges de la seconde chambre de jugement ont souligné la nature de ses actions criminelles. L’ex chef d’État est accusé d’avoir soutenu matériellement et financièrement la rébellion du FRU au cours de la guerre civile sierra-léonaise[2]. Son implication personnelle, auprès de la rébellion du FRU et en Sierra Leone, a été, selon les juges, motivée par sa volonté d’obtenir un « accès aux ressources naturelles et minières de la Sierra Leone et de déstabiliser l’État ». 

Le lien entre les actes mafieux de Charles Taylor et les crimes internationaux poursuivis par le Tribunal spécial est indiscutable. Les tribunaux locaux en Sierra Leone, la Commission Vérité et Réconciliation sierra-léonaise, Amnesty International, Human Rights Watch, Campaign for Good Governance (Sierra Leone) et Green Peace ont démontré, à travers plusieurs documents officiels, cet état de fait. Cependant, les articles 1 et 6 du Statut du Tribunal spécial ont fait l’objet, depuis l’élaboration du processus judiciaire international (2000), d’enjeux spécifiques. En effet, face à des difficultés financières devenues inextricables, l’ONU a limité le champ de poursuites pénales à une catégorie d’individus encore inconnue de la pratique judiciaire des Tribunaux pénaux internationaux : « les personnes à la plus lourde responsabilité ». Cette préoccupation a conduit l’Organisation universelle à limiter l’action du TSSL à un cercle réduit composé de « leaders » et de « dirigeants ». 

Confiée au premier procureur du Tribunal spécial, M. David M. Crane, la détermination des responsabilités pénales a été soumise à ces contraintes et fera l’objet d’une interprétation politique restrictive. Manifestement, il importait de cibler un nombre limité de leaders et de dirigeants dont l’accusation serait légitime et satisfaisante face à la vindicte populaire. Néanmoins, il demeure qu’une nette incohérence sera observée entre les objectifs du Tribunal spécial, affichés à travers ses articles 1 et 6 et l’ensemble des faits criminels et mafieux ayant trait au conflit sierra-léonais. Les impasses judiciaires du TSSL porteront tant sur la hiérarchie du commandement intermédiaire (« mid level commanders ») des factions armées (FRU, CRFA, FCD) que sur une catégorie de « leaders » et de « dirigeants » dont les actions entrent directement dans le champ de compétence du Tribunal international. 

2 - L’unique accusation de Charles Taylor au titre de « personne à la plus lourde responsabilité » : l’occultation des complicités criminelles transnationales

Le parcours belliqueux et chaotique de Charles Taylor, durant la décennie 1990, a fait état de la mise en place d’une économie de guerre vaste et fructueuse. Ce système, fondé sur des amitiés « intéressées » et sur l’exploitation frauduleuse de ressources minières (diamants, bois, minerais), a reposé sur l’aval et la coopération de multinationales européennes et occidentales. Il constituera le « nerf de la guerre » et fût à l’origine de la multiplication des combats et des crimes.

L’implication personnelle de Charles Taylor, du colonel libyen Muammar Khadafi, du président Burkinabé, Blaise Compaoré, et de l’entourage de l’ex-président ivoirien Houphouet Boigny, dans la guerre civile sierra-léonaise, a été déterminante. Elle a garanti, entre 1989 et 2003, un flux ininterrompu d’armes, de munitions et de devises étrangères vers les combattants des différentes factions armées (FRU, CRFA, FPNL - Front Patriotique National du Libéria, ex - parti politique de Charles Taylor).  
A la lumière de ces éléments historiques et conformément aux dispositions de l’article 6 du statut (TSSL), il est plausible d’admettre que les transactions commerciales engagées entre Charles Taylor, ses amis « africains » et ses partenaires commerciaux européens sont constitutives et qualifiables de complicités criminelles. L’article 6 prévoyait à ce titre : « Quiconque a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter un crime visé aux articles 2 à 4 du présent Statut est individuellement responsable du crime ». Une importante bibliographie sierra-léonaise (rapport final de la Commission Vérité et Réconciliation), française (ouvrages de M. François Xavier Verschave, Noir silence et La Françafrique) et internationale (documents officiels des Nations Unies, d’organismes américain, suisse, britannique[3]) confirme la validité de ces rapprochements. 

Aujourd’hui, nulle autorité politique africaine ou européenne ne saurait invoquer la méconnaissance des faits criminels qui ont déchiré la Sierra Leone et le Libéria entre 1989 et 2003. Au cours de cette longue période, Charles Taylor, l’actuel chef d’État Libyen, Blaise Compaoré, ainsi que les multinationales leaders sur le marché du bois (Groupe français Bolloré) et des diamants (la société sud africaine De Beers) ont été reconnu par de nombreux activistes et ONG (Amnesty International, Human Rights Watch) comme les responsables directs ou indirects de la tragédie sierra-léonaise.  

Le lien criminel, économique et financier qui a lié ces personnalités, les multinationales européennes et les réseaux mafieux de Charles Taylor fût réaffirmé par les victimes de la guerre civile sierra-léonaise et les membres de la Commission Vérité et Réconciliation sierra-léonaise en 2005. Réunies en Sierra Leone, au mois de mars, les victimes de la guerre civile ont ouvertement décliné l’identité des personnalités et des dirigeants, dont la poursuite judiciaire était impérative[4].

Face à ces indices et à ces éléments à charge, le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone est resté sourd aux requêtes et aux pressions des groupes de défense des droits de l’Homme. Depuis 2003, la politique pénale du Tribunal spécial est restée identique et n’a connu aucune évolution. Charles Taylor reste le principal « dirigeant » poursuivi par le Tribunal international. Les 9 accusés (survivants) appartenant aux trois factions armées (FRU, CRFA, FCD) sont reconnus par la Commission Vérité et Réconciliation sierra-léonaise comme des « officiers de liaison » et des « commandants »[5]. 

L’absence de poursuites judiciaires contre les individus qui ont « incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter un crime visé aux articles 2 à 4 du présent Statut » s’explique sur la base de deux paramètres. L’un financier, l’autre politique.  

- D’abord, le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone est actuellement dans l’incapacité absolue de prendre en charge tout nouveau procès impliquant des « inculpés supplémentaires ». Les difficultés financières de la juridiction internationale sont réelles et croissantes. En 2005, la stratégie de clôture des activités du Tribunal, prévue par M. Kofi Annan, faisait état de la nécessité de conduire les poursuites « sans retard » afin de conclure le processus en « 2007 »[6]. Á ce titre, le greffier du TSSL, Herman Von Hebel affirmait le 1er juin 2007 : « Pour l’instant nous avons de quoi fonctionner à peu près jusqu’à la fin du mois d’octobre. Il manque au moins 60 à 65 millions de dollars pour aller jusqu’en 2009 » (Le Figaro, 1er juin 2007). On peut ainsi s’interroger sur les voies par lesquelles le Tribunal spécial prendrait en charge de nouveaux procès avec un budget dont le solde serait négatif ou doté de sommes encore inexistantes. 

- En second lieu, il est apparu que le TSSL serait largement contrôlé, sur le plan politique, financier et institutionnel, par les Américains et les Britanniques, ceci depuis 2000, date de l’élaboration du processus judiciaire[7]. Cette mise sous contrôle a été également perceptible à travers l’élaboration de la politique pénale du Tribunal spécial. Le Conseil de sécurité et le premier procureur du Tribunal, l’Américain David Crane s’illustreront en ce sens.

Or, depuis 2004 et plus récemment, les autorités politiques anglo-saxonnes et européennes ont rendu le chef d’État libyen Muammar Khadafi « fréquentable » et indispensable à l’équilibre économique et géopolitique de leurs États[8]. Face à ces événements, une question demeure : de quelle manière le Tribunal spécial pour la Sierra Leone poursuivra t-il un individu (le colonel Khadafi), longtemps considéré comme le soutien politique et militaire du tandem FRU (Foday Sankoh) - Charles Taylor, alors qu’il bénéficie aujourd’hui du soutien et de la confiance des autorités qui administrent le Tribunal spécial ? Depuis le rôle décisif du colonel libyen dans la libération des infirmières bulgares en juillet 2007 et la multiplication des contrats commerciaux, la poursuite de Muammar Khadafi, par le TSSL, est une gageure dont nul n’évoque aujourd’hui l’idée.  

Cette approche globale, au sujet de l’hypothétique inculpation de « personnes à la plus lourde responsabilité » par le TSSL, prouve que la poursuite de tous les individus impliqués dans les crimes en Sierra Leone est délibérément supplantée par des intérêts politiques internationaux. Dés lors, il est indispensable, devant ces impasses, que certains individus, furent-ils coupables, concentrent l’essentiel des responsabilités, soient des « boucs émissaires ».

Devant l’inertie des trois procureurs du Tribunal spécial, il est envisageable que l’élément déclencheur de nouvelles poursuites judiciaires proviendra probablement de la position du principal accusé, Charles Taylor. En effet, de son silence ou à partir de ses prises de parole, émergeront les noms des complicités transnationales impliquées dans l’« organisation », la « planification » et la « commission » des crimes en Sierra Leone.

Si les états de fait que nous venons d’évoquer sont marqués par un actuel statut quo, ils ne doivent pas, pour autant, occulter une série de problématiques liées au procès de Charles Taylor et dont le traitement pose des questions essentielles vis-à-vis de la justice pénale internationale. 

II - Les perspectives judiciaires du procès de Charles Taylor 

Dès le 3 avril 2006, l’ouverture du procès de Charles Taylor, à Freetown, avait donné lieu à une première décision surprenante. Il s’agissait de la délocalisation du procès dans les locaux de la Cour pénale internationale à la Haye, ceci pour des « raisons de sécurité »[9]. Cette décision fût adoptée en raison des « inquiétudes du juge Fernando au sujet de la stabilité de la Sierra Leone »[10]. Toutefois, elle éclipsait une situation sociale fondamentalement instable. En effet, ce n’est pas le procès de Charles Taylor qui risque de déstabiliser aujourd’hui la Sierra Leone, mais bel et bien les effets prévisibles de l’amnistie des crimes (Article IX - Accord de Lomé) et l’absence de poursuite des criminels au Libéria. Le déroulement du procès en Sierra Leone ne serait qu’un élément aggravant dans un contexte socio-judiciaire électrique. 

Outre cet aspect du procès dont les conséquences sur le plan social sont considérables[11], la délocalisation des poursuites judiciaires a mis en lumière des difficultés propres au Tribunal spécial. De manière évidente, le dépaysement du procès, depuis Freetown jusqu’à la Haye, a entraîné le déplacement d’une partie du processus judiciaire international, et requis une mobilisation de fonds conséquente afin d’en assurer l’entière prise en charge (1).

En second lieu, et doublé de cette première contrainte, la délocalisation du procès de Charles Taylor mettra en avant une préoccupation récurrente du Tribunal spécial : celle d’achever les procès dans une période « raisonnable ». En l’occurrence, le procès de Charles Taylor doit durer, procédure d’appel inclue, moins de « 18 mois » (2). 

1 - La délocalisation du procès de Charles Taylor à la Haye : l’indispensable mobilisation de nouveaux fonds 

Jusqu’à la fin de l’année 2005, l’arrestation et la poursuite de Charles Taylor étaient encore suspendues aux négociations politico-diplomatiques visant à extrader l’accusé du territoire nigérian. Sur la base de ces incertitudes et des difficultés financières du Tribunal spécial, aucune prévision n’avait pu être élaborée au sein du Greffe afin de prévoir le déroulement du procès de Charles Taylor. Ce qui supposait que nul ne connaissait le niveau de dépenses liées au déplacement des témoins jusqu’aux locaux de la CPI à la Haye, à leur logement, leur séjour, leur sécurité. Aucun chiffre n’avait été prévu, par ailleurs quant aux frais requis pour le transfert par avion des juges, des enquêteurs, des membres de l’accusation, des éléments matériels de preuve, etc.

Nous soulignerons, dans ce contexte, que le TSSL subissait depuis sa création en 2002, de multiples contraintes financières qui rendaient difficile l’« égalité des moyens » entre les parties[12]. Á ce titre, les requêtes des membres du bureau de la Défense faisaient état de leurs défaillances matérielles et budgétaires afin d’assumer les dépenses liées à leurs activités en Sierra Leone[13]. 

Dès l’annonce de la délocalisation du procès de Charles Taylor, l’augmentation des dépenses au sein du Tribunal est apparue comme une nouvelle source de débats et de polémiques. Le point d’orgue de ces débats fût soulevé par Charles Taylor afin de justifier son refus de comparaître devant les trois juges de la Chambre de jugement. Le 4 juin 2007, l’accusé du Tribunal spécial réaffirmait, par l’intermédiaire de son avocat Karim Khan, son caractère indigent et la nécessité pour le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone de lui fournir les moyens financiers, matériels et l’assistance judiciaire qui lui sont indispensables[14].

Absent du banc des accusés depuis l’ouverture de son procès à la Haye (le 4 juin 2007), la deuxième chambre de jugement répondra favorablement à ses requêtes en lui attribuant, dès le 25 juin 2007, un avocat par intérim[15]. 

Si des moyens complémentaires lui ont été alloués depuis le mois de juillet 2007, il demeure que la stratégie de défense de Charles Taylor ainsi que la réunion de ses éléments de preuve à « décharge » subiront les contrecoups de ce paramètre financier. En effet, le dossier soumis à la Défense est conséquent. Il comporte quelques 30.000 pages et a été élaboré par les membres de l’Accusation depuis 2003[16]. 

Quant à l’attribution de moyens financiers au Tribunal spécial, afin de faire face aux dépenses engendrées par la délocalisation du procès, elle est actuellement soumise à trois éléments :

- la régularité des « contributions volontaires de la communauté internationale »[17] versées au greffe du Tribunal ; 

- les inquiétudes du greffier du Tribunal, Herman Von Hebel qui réclamait, le 1er juin 2007 : « au moins 60 à 65 millions de dollars pour aller jusqu’en 2009 »[18] ;

- les efforts du consultant recruté par le Tribunal en 2005 et spécialisé dans le « lobbying financier »[19]. 

En rapport avec la situation financière du Tribunal spécial et sa capacité à prendre en charge, sereinement, son activité judiciaire, la délocalisation du procès mettra à jour des aspects qui jusqu’ici, ont été minorés. Il s’agit des contraintes temporelles pesant sur le déroulement du procès à la Haye. 

2 - L’achèvement du procès de Charles Taylor en « 18 mois » : un objectif à atteindre par le Tribunal spécial 

Dès l’ouverture du procès de Charles Taylor à la Haye, les membres de l’Accusation ainsi que certains officiels du TSSL avaient estimé que la durée des poursuites avoisinerait 18 mois. Cette estimation, bien qu’approximative et fondée sur la comparution des « 139 témoins » à charge[20], s’inscrit dans la stratégie du TSSL qui consiste à mener les poursuites dans le cadre de délais dits « raisonnables ».

Deux motifs justifient la réalisation de cet objectif chiffré : 

- De manière évidente, il est admis que le transfert du processus judiciaire à la Haye, ceci dans ses détails techniques, matériels et ses paramètres « humains » (transfert, séjour et sécurité des juges, des avocats, des témoins) requiert la disponibilité d’un budget conséquent. En retenant que le coût de la vie à la Haye, en euros, est incomparable à des dépenses opérées à Freetown (1 euro = 3.500 leone), il serait inconcevable pour le Tribunal international d’être à l’origine d’une longue activité judiciaire. Ceci alors que 3 autres procès sont en cours au siège du TSSL (Freetown).

- L’examen des chefs d’inculpation (des actes d’accusation) étant généralement soumis à des contraintes procédurales (suspensions de séances, vacances du Tribunal), il est certain que l’allongement des poursuites judiciaires entraînerait une augmentation du temps nécessaire à l’examen des dossiers, ce qui mobiliserait des ressources humaines et financières supplémentaires. 

Sur cette base, la réalisation du procès de Charles Taylor en « 18 mois » s’avère être une priorité. Afin d’atteindre cet objectif global, il fût indispensable pour le Tribunal d’élaborer un nouvel acte d’accusation, concis et délesté des chefs d’inculpation non essentiels ou « embarrassants ». Bien que cette décision fût entachée d’arbitraire et de sélectivité, elle donnera lieu le 16 mars 2006, à l’émission d’un nouvel acte d’accusation comportant désormais « 11 actes d’accusation ». Le premier acte d’accusation, approuvé par les juges le 3 mars 2003 et constitué de « 17 actes d’accusation », étant supprimé[21]. 

Il est incontestable que le précédent du décès de Slobodan Milosevic motivera le Tribunal spécial à emprunter cette voie. En effet, après 5 années de procédures et de procès, le décès de l’ex-chef d’État serbe, dans le centre de détention du tribunal de la Haye, avait entraîné de vives critiques vis-à-vis des 66 chefs d’inculpation contenus dans son acte d’accusation. L’ampleur de ce document était, selon de nombreux observateurs, à l’origine de l’absence de jugement. Dès lors, l’inefficacité du TPIY fût affirmée dans le cadre de sa principale mission judiciaire[22].  

En mars 2006, le procureur du TSSL, Stephen Rapp, avait déclaré que l’élaboration du nouvel acte d’accusation de Charles Taylor « ne changerait pas le cours du procès »[23]. Il demeure que les véritables motifs de cette décision sont le déroulement d’un procès « rapide », qui irait à l’« essentiel » et dont l’issue est connue. En effet, les juges du TSSL ont choisi, de manière unilatérale, les chefs d’accusation qui devaient être maintenus ou exclus de l’actuel acte d’accusation de Charles Taylor. Cette liberté semble, dans une large mesure, favorable, à l’une des deux parties au procès : l’Accusation. 

La preuve de ce parti pris réside dans la suppression de 3 chefs d’accusation, contenus dans le 1er acte d’accusation (Count 14 - 17 : Attacks on Unamsil personnel) et exclus du second chef d’accusation.

 L’ensemble des 13 premiers actes d’accusation, contenus dans le premier acte d’accusation, ont été maintenus dans le second acte d’accusation. Outre leur symbole infamant pour l’ONU, les faits concernant l’enlèvement des membres de la MINUSIL (en mai 2000) sont des événements dont il serait probablement difficile d’établir le lien criminel avec Charles Taylor. Un second risque prévalait, celui pour la Défense de s’emparer de ces faits afin de dénoncer les graves actes criminels de la MINUSIL, de l’ECOMOG (force de paix de la CEDEAO) ou de l’Armée Sierra-Léonaise.

 En conséquence, les questions ayant trait à l’indépendance, à la neutralité et à l’impartialité du TSSL sont des interrogations dont l’acuité ne pourrait être évacuée du dossier judiciaire de Charles Taylor.

Mode de citation : Moustapha B. SOW, «Le procès de Charles Taylor devant le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone : enjeux politiques et perspectives judiciaires», MULTIPOL - Réseau d'analyse et d'information sur l'actualité internationale, 31 août 2007.




[1] Voir Press Release « Trial of Charles Taylor Set for June 4 Opening », 7 may 2007, Freetown (www.sc-sl.org) et Laurent D’Ersu, « Le procès de Charles Taylor est une victoire pour la justice internationale », La Croix, 4 juin 2007.
[2] « Pour obtenir l’accès aux ressources minières de la République de Sierra Leone, en particulier aux richesses diamantifères de Sierra Leone, et pour déstabiliser cet État, l’accusé a fourni un soutien financier, un entraînement militaire, des hommes, des armes, des munitions, ainsi que d’autres aides et encouragements, au leader du Front Révolutionnaire Uni, dirigé par Foday Saybannah Sankoh , afin de préparer l’action armée du FRU dans la République de Sierra Leone et notamment dans la guerre civile qui a suivi en  Sierra Leone » Voir le premier acte d’accusation de Charles Taylor, 7 mars 2003 (www.sc-sl.org, « Cases » - Taylor, p. 4, §§ 20, 24, 25, 26).
[3]  Voir « Arms and conflict in Africa », Bureau of Intelligence and Research (États-Unis), juillet 1999, « Re–armement in Sierra Leone : one year after the Lomé peace Agreement » par le Département fédéral Suisse des Affaires étrangères et « Les suspects habituels » par l’ONG britannique Global Witness, mars 2003.
[4] Voir le rapport sur les conférences commémoratives des victimes de la guerre civile sierra-léonaise tenues à travers les régions Nord, Sud, Est et Ouest du pays, mars 2005 (Report on the Nationwide Regional victims Commemoration Conferences - Southern Region, Northern Region, Estern Region and Western Area, March 2005), le plan d’action élaboré à l’issue de la Conférence commémorative tenue à Freetown entre le 1-2 mars 2005 (Plan of Action National Victims Commemoration Conference 1-2 March 2005, Freetown). Au sujet des actions libyennes et du Burkina Faso, voir le rapport de la Commission Vérité et Réconciliation sierra-léonaise (Truth and Reconciliation Commission « Witness to Truth Report of the Sierra Leone » 2004, Vol. III-B, chapter II, External actors and their impact on the conflict, pp. 58 et s.)
[5] Voir Truth and Reconciliation Commission « Witness to Truth Report of the Sierra Leone » 2004, Vol.II, chapter II, Findings, pp. 80 et s.
[6] Voir Completion Strategy, 27 mai 2005, Doc. ONU A/59/816 - S/2005/350, p. 3, § 2 et p. 30, §§ 30, 31.
[7] Voir Communiqué de presse de M. Ralph Zacklin, Assistant du Secrétaire général aux Affaires juridiques sur les compétences et le fonctionnement du Tribunal Spécial pour la Sierra Leone (Press Briefing by UN Assistant Secretary-General Office of Legal Affairs, Ralph Zacklin, in advance of the publication of the UN report on the Special Court for Sierra Leone, New York, 25 September 2000).
[8] En référence à la levée de l’embargo européen sur la vente d’armes à la Libye et aux divers contrats passés les Britanniques et les Américains avec le pouvoir libyen. Voir Natalie Nougayrède, « Le fils du colonel Kadhafi détaille un contrat d’armement entre Paris et Tripoli » et Christophe Chatelôt, « Le chef du renseignement bulgare évoque un écheveau de contrats secrets », Le Monde, 2 août 2007, p. 4.
[9] Voir « Special Court President Requests Charles Taylor be Tried in The Hague », 30 March 2006 (www.sc-sl.org).
[10] « Justice Fernando’s letter referred to concerns about the stability in the region should Taylor be tried in Freetown », id.
[11] Voir Moustapha B. SOW, Le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone : entre droit et politique, Université de Reims, 2007, pp. 564 et s. et Isabelle WESSELINGH, « L’espoir d’une justice proche des victimes grandit en Bosnie », La Croix, 11 mai 2005, p. 12.
[12] Voir Michell Staggs, « Second Interim Report on the Special Court for Sierra Leone “Bringing justice and ensuring lasting peace”. Some reflexions on the trial phase at the special court for Sierra Leone », U.C Berkeley, 30 March 2006, et Radha Webley, Sara Kendall, Michelle Staggs (War Crimes Studies Center - WCSC), « Interim report on the Special Court for Sierra Leone - From Mandate to Legacy: The Special Court for Sierra Leone as a Model for “Hybrid Justice” », U.C Berkeley, April 2005.
[13] Id.
[14] Voir Stéphanie Maupas, « Charles Taylor boycotte l’ouverture de son procès pour crimes de guerre », Le Monde, 5 juin 2007, p. 6.
[15] Voir Stéphanie Maupas, « A la Haye, l’ex-président du Libéria, Charles Taylor, se dit sans ressources et boycotte son procès », Le Monde, 27 juin 2007.
[16] http://www.hisierraleone.org/sortir-de-loubli/actualites/index.html - « Spécial Sierra Leone ».
[17] Voir l’article 6 du Statut du TSSL.
[18] Voir Le Figaro, 1er juin 2007.   
[19] « Steps have already been taken to engage the assistance of a Fundraising Consultant, funded by the Ford Foundation, to identify possible funding sources and to produce a fundraising strategy for approval by the Management Committee ». Voir « Special Court For Sierra Leone Budget 2005–2006 » § 12, p. 4 (www.sc-sl.org, « Documents »).
[20] Voir Sabine Cessou, « La terreur Taylor jugée à la Haye », Libération, 5 juin 2007, p. 11.
[21] Voir Prosecutor v. Charles Ghankay Taylor, Case n°SCSL - 03 - 01, Indictment, 3 March 2003 et Prosecutor v. Charles Ghankay Taylor, 16 March 2006 (www.sc-sl.org, « Cases » Other – Charles Ghankay Taylor).
[22] Voir Arnaud Vaulerin, « La mort en prison de l’ex-président yougoslave embarrasse le Tribunal  », Libération, 30 mars 2006, p. 12. M. Christian Chartier, porte parole du TPIY déclarera à ce sujet : « On va passer comme le tribunal qui n’aura pu juger l’architecte numéro 1 de dix années de guerre civile dans les Balkans (…) comme à Nuremberg avec Hitler. Ce n’est plus le même tribunal, on avait déjà un boulet à traîner avec le refus du TPI d’enquêter sur les bombardements de l’OTAN  en 1999, Milosevic sera notre deuxième ». Voir Joël Donnet, « Un Français sous pression  », 31 mars 2006, http://perso.wanadoo.fr/joel.donnet/Article129.htm.
[23] « A new 11-count indictment has been served on the defendant. The indictment was approved on 16 March 2006 to ensure a more focused and speedier trial. The gravity of the original 17 counts for war crimes and crimes against humanity is reflected in the amended indictment. (…) ». Voir « The Prosecutor’s meeting with Civil Society of Sierra Leone », 31 March 2006 (www.sc-sl.org - Press Release Freetown, 12 April 2006).

Commentaires

1. Le jeudi 6 septembre 2007, 11:38 par saad
Il faut toujours se féliciter de la "chute" d'un dictateur! le traduire en justice , "impartiale", est une victoire du droit sur l'oppression, et est sencé donner à réfléchir aux gouvernants de ce monde. Cependant, cette "justice" là reste à deux poids-deux mesures! Les procés de ce Taylor, des responsables du génocide au Rwanda ou en Serbie, en tchetchénie ou ailleurs... restent des procés de "pauvres" juste susceptibles de donner bonne conscience à la moralité occidentale, insusceptible de poursuivre un Bush, un Blair, un Scharon, même à titre posthume, et d'autres encore qui, au nom de pretextes divers massacrent en toute impunité... et souvent au nom du droit, en tout cas du droit de cette vieille ONU ! L'être humain est fatigué par cette mascarade qui ne trompe plus personne !

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