DISCOURS DU MINISTRE FRANÇAIS DES AFFAIRES ÉTRANGERES ET EUROPÉENNES, M. BERNARD KOUCHNER (Paris, 16 novembre 2007)
Mesdames et Messieurs,
Je voudrais vous dire l'intérêt que je porte à vos travaux. Je pourrais d'ailleurs simplement vous dire que j'arrive du Liban et que la situation des chrétiens pourrait être résumée par le récit de mes voyages successifs et qu'elle pourrait hélas, être illustrée par le déroulement éventuel, souhaitable des élections mercredi prochain.
Je ne me contenterai pas de cela.
De tous les drames qui secouent le Moyen-Orient en effet, je constate que le drame des chrétiens d'Orient n'est pas le mieux perçu. Ils sont à la fois victimes de l'ostracisme qui frappent les minorités en général, et de l'illégitimité qui entoure les majorités à l'échelle du monde. Les chrétiens d'Orient en sont doublement victimes.
Cette inconscience ou peut-être cette indifférence, voire cette méconnaissance est un grand danger car, dans le monde moderne, hélas - l'orfèvre en médiologie qu'est Régis Debray vous le dirait mieux que moi -, lorsqu'il n'y a pas d'images, il y a peu de langage. Peu de gens s'intéressent à eux. C'est pourquoi ce colloque est particulièrement utile car il nous permettra de souligner les difficiles conditions que vivent les chrétiens d'Orient et il contribuera, je le pense, à mieux comprendre les drames et la manière d'y remédier.
D'abord, je souhaiterais tous vous saluer, vous qui êtes très obstinés à suivre ces misères et je voudrais surtout saluer mon ami Régis Debray. C'est une vieille amitié, toujours inassouvie, qui nous lie depuis longtemps.
Avant-hier en Arménie, aujourd'hui au Liban - et je m'étendrai un peu sur ce sujet si vous le souhaitez -, ils sont souvent victimes de violences ouvertes qui les visent en tant que chrétiens ; des violences dont la répétition ravive de vieilles blessures et mutile profondément les esprits. Aussi, s'enfuient-ils en masse hors de leur foyer pour tenter de gagner l'Europe, l'Amérique ou l'Australie et aboutir le plus souvent, trop souvent disons-le, dans les camps de réfugiés.
Déjà, dans de nombreux endroits, des sanctuaires désaffectés, des cimetières saccagés entretiennent à eux seuls le souvenir nostalgique de communautés disparues.
Je suis allé en Irak, il y a peu de temps, et j'ai pu constater le sort des chaldéens. Ils étaient 1.100.000 ; ils sont à présent 400.000. Les persécutions dont ils étaient l'objet demeurent, elles sont présentes quotidiennement, même s'ils ne sont pas seuls à être persécutés - certainement pas à Bagdad ni ailleurs dans le pays, c'est exact, mais ce n'est pas une raison. Ils sont tout particulièrement visés. Je m'en suis rendu compte et je vais tenter, à ma petite échelle, d'y remédier. Il y a 7.000 réfugiés irakiens en France. C'est peu alors que ces derniers temps, l'exode est le plus important de tous les exodes pris en charge par le HCR, des temps que l'on aime appeler post-modernes. Parmi ces exilés, il y a de très nombreux chrétiens.
Ils ne peuvent pas demander leur visa à l'ambassade de France car à Bagdad, c'est très compliqué. Vous connaissez les conditions de survie dans cette ville. Dans le Nord, dans la partie kurde où les conditions de sécurité sont meilleures, nous ouvrirons une agence diplomatique qui deviendra très vite un consulat. Nous nous apprêtons à recevoir d'ici à quelques semaines, des centaines, peut-être plus, de chaldéens qui ne savent plus où aller.
Il n'y a pas seulement les persécutions visibles. Il y a un manque de perspectives sociales, une ségrégation de l'exclusion. Les chrétiens qui restent connaissent trop souvent le sort de citoyens de seconde zone, dans des pays dont ils sont pourtant les plus anciens habitants et où leur niveau d'éducation devraient leur ouvrir de vastes perspectives. C'est d'ailleurs précisément le cas des chaldéens.
Au travers du départ des chrétiens, c'est tout le Moyen-Orient qui perd de sa substance. Nous savons que la composante chrétienne du Moyen-Orient n'est pas une anomalie de l'Histoire, vous l'avez plusieurs fois souligné. Ce n'est pas un fossile hétérogène, c'est une partie intégrante, intégrale vivante de la culture arabo-musulmane : celle des déserts, celle des villes, toute la culture arabo-musulmane. Le monde arabo-musulman renierait ses traditions les plus intimes, son Histoire la plus glorieuse, en refusant la fréquentation familière avec la vie chrétienne, en reniant une coexistence qui lui a servi de témoignage prophétique, de miroir. On peut en dire autant des juifs.
J'ai d'ailleurs constaté que les rapports, en particulier dans ce que l'on nomme la Terre Sainte, entre les juifs et les chrétiens ne sont pas si commodes. Il faudrait aussi en parler un jour.
Ces chrétiens sont un conservatoire des plus vieilles cultures. Certains en Syrie, à Malula, ou dans le Nord de l'Irak parlent encore l'araméen, c'est-à-dire la langue du Christ. A ma première visite en 1974, il y avait des personnes qui parlaient araméen. L'expérience quotidienne de la coexistence entre religions devrait être un outil irremplaçable pour affronter les vents de la globalisation. Nos sociétés sont devenues multiculturelles - je ne sais pas si vous acceptez ce terme - au fur et à mesure qu'elles se sont enrichies matériellement et spirituellement.
Est-ce encore vrai tout cela, ce multiculturalisme ?
Je suis très indécis à ce sujet et j'en doute.
Nous savons d'expérience, en Europe, les malheurs qu'ont causé les aspirations à la pureté religieuse, sociale ou raciale. Nous avons pu mesurer les risques de l'homogénéité pour l'efficacité de nos économies et le dynamisme de nos sociétés. Nous reconnaissons en Europe les richesses culturelles des périodes de cohabitation avec l'islam et l'apport positif pour nos sociétés de l'émigration. La reconnaissance du fait musulman, à Cordoue, est un exemple qui doit nous inspirer. En sommes-nous conscients ? Peut-être. En profitons-nous ? Je ne le crois pas.
Quelles sont les réactions possibles de la part de l'Occident ?
Bien sûr, les Européens ont une responsabilité historique dans ce drame, le temps n'est plus au repentir, mais constatons quand même que nous avons des responsabilités. Il existe au Moyen-Orient, deux modes de hiérarchisation des groupes qui n'ont cessé d'alterner, l'ethnie et la religion.
Chaque fois que l'ethnie l'a emporté, les chrétiens d'Orient ont trouvé toute leur place. Dans l'empire arabe des Omeyyades comme au temps du nationalisme arabe contemporain, un pont transcommunautaire a uni les arabes chrétiens à leurs frères musulmans. En revanche, chaque fois que la religion a prévalu sur l'ethnie, comme sous les Ottomans, les arabes chrétiens ont vécu des temps difficiles. C'est le cas aujourd'hui avec la montée de l'islamisme.
L'Europe a longtemps fait le mauvais choix. Ne nous étendons pas là-dessus mais, à cet égard, la France n'a pas été une exception. Le plus grave pour résumer tout cela et ne pas faire trop long, c'est qu'après avoir compromis les chrétiens d'Orient, l'Europe n'a pas su les protéger contre les rancœurs qu'elle avait fait naître. A l'heure des indépendances, elle s'est désintéressée de leur sort ou elle ne s'y est pas intéressée suffisamment.
Nul mécanisme protecteur n'est venu garantir les minorités chrétiennes contre la loi du nombre. Les règlements de compte ont été immédiats comme le rappelle le sort tragique des chrétiens après la proclamation de l'indépendance de l'Irak. Ils ont laissé des séquelles dans toutes les communautés chrétiennes orientales dont la guerre du Liban a donné une illustration cruelle voici quinze ans.
Que faire ?
Je connais la théorie qui consiste à dire qu'ils doivent s'intégrer. Il faut qu'ils soient partie et non pas résidu ni différence. Facile à dire ! Oui, il faudrait qu'ils s'intègrent. Ils ne doivent rappeler ni le souvenir de la colonisation de l'extension de l'Europe, ni encore une quelconque supériorité qui n'existe pas d'ailleurs, qu'elle soit culturelle, sociale, psychologique, religieuse etc. Mais ce n'est pas facile. J'en viens à ce qui se passe maintenant.
L'Europe a reproduit un schéma qui, à la fois, prenait le pire chez les uns et pas le meilleur chez les autres. Il y a la Constitution libanaise que nous avons inspirée pour une part. Nous avons inspiré beaucoup des règlements et des lois. La tradition française a inspiré nombre de textes juridiques dans le monde. Dans le Moyen-Orient actuel, le Liban occupe une place particulière de ce point de vue. Nous avons donc décidé, pour la commodité des choses, au moment où nous avons fait les Accords de Taëf - c'était vrai parce qu'il y a eu quinze années de guerre - que les communautés devraient être séparées du point de vue constitutionnel et électoral. Nous avons donc décidé de maintenir un président chrétien, un Premier ministre sunnite et un responsable du parlement chiite.
Les Accords de Taëf ont permis d'arrêter la guerre et je vous signale - je m'en souviens - que les chrétiens ont applaudi l'armée syrienne, lorsqu'elle est arrivée, car c'était la paix. Les chrétiens sont partis plus que les autres, avec une diaspora chrétienne que vous connaissez. Mais dans le sud du pays, les plus pauvres, que nous n'avions jamais vu, personne ne s'y intéressait ; ils ont pris le chemin de l'exil. Les chiites ont travaillé, ils ont construit et non seulement ils ont trouvé une existence de plus en plus comparable à celle des sunnites mais ils ont connu une démographie si forte que certains disent que la majorité est chiite. Il y a encore des chrétiens dans le sud, heureusement, mais nombre d'entre eux ont été obligés de partir parce que l'on achète leur terrain ou on le loue pour construire à côté. Finalement, ils finissent par s'en aller. Il en reste encore, bien sûr, et il faudrait d'ailleurs nous trouver à leur côté, mais il y a un mouvement qu'on ne peut pas ne pas noter.
Les 21, 22 et 23 novembre, les groupes de la majorité et l'opposition devront élire un président maronite. Mais, curieusement, en même temps, on reproche aux sunnites et aux chiites de vouloir choisir d'avance le candidat des maronites. Tout cela est tellement compliqué. Certains républicains plus authentiques protestent, ils suivent la Constitution et reprochent aux communautés musulmanes d'avoir à se prononcer sur le candidat chrétien.
Que devrait-on faire ? Ce n'est pas à moi de le dire, mais il faudrait dire que cela ne va pas. Il ne faut pas que la communautarisation ou l'excès de regroupements religieux guide les institutions. Un homme, une voie et un vote.
On ne réserve plus les places de l'un ou de l'autre. Que se passerait-il dans cette hypothèse ? Je crains que ce ne soit, non pas la disparition mais un nouveau coup porté aux chrétiens, car ils n'auront pas confiance, hélas, et ils poursuivront leur exil.
Peut-être n'abandonneront-ils pas le pays mais il n'y a pas de confiance ; c'est ce qui est le plus tragique. Un des alliances se fait à présent entre les sunnites et les chrétiens. Un représentant éminent de la communauté libanaise, le général Aoun, n'est pas d'accord. Il s'est allié avec les chiites et le Hezbollah. Ceci devient très compliqué.
En tout cas, ce que je constate, c'est que l'immense majorité de mes amis - j'en connais beaucoup car il y a 30 ans que je connais le Liban, chiites comme sunnites -, s'entendent à merveille dans la vie quotidienne avec les chrétiens; Ils sont tout à fait disposés à travailler et à vivre avec eux. Mais ces institutions qui les fragmentent favorisent le clanisme. Je ne parle pas de la religion ou de la communauté, ce sont des familles qui se disputent ou qui règnent sur le pays. Cela est très négatif. Par ailleurs, il n'y a pas de société civile. Il n'y a déjà pas beaucoup de société civile du côté chrétien, il n'y en a pas du côté musulman ou très peu.
Il existe des associations comme celles qui ont affronté des guerres, qui se sont occupés des blessés mais aussi de la reconstruction. Il y a eu une solidarité chrétienne au moment de la guerre avec Israël, l'an passé. Pour la première fois, aussi massivement, les chiites du sud et certains sunnites sont montés dans la montagne où ils ont été très bien accueillis. Nous avons cru qu'il y avait là un mouvement qui dépassait le communautarisme. Mais avec cette élection qui, je l'espère aura lieu la semaine prochaine, nous retrouvons les pires dangers : des regroupements religieux sans perspective politique : il n'y en a aucune, il n'y a pas de programme politique non plus. On veut élire sa communauté et c'est tout. Ceux qui dévieraient un peu de la ligne sont immédiatement considérés comme des traîtres.
Je ne dis pas du tout qu'il faille abandonner. La France, de ce point de vue, demeure extrêmement tenace. C'est une obstination, mais nous ne sommes plus seuls. Hier, le Secrétaire général des Nations unies est allé à Beyrouth. Il a demandé la même chose mais, en réalité, il faudrait changer tout cela. Il faudrait absolument qu'on n'élise pas les responsables politiques sur leur appartenance communautaire ou religieuse. La diversité ne se manifeste pas dans un cantonnement des votes. Ce sera une étape supplémentaire et, en attendant, pour ne pas trop m'écarter d'un sujet que j'ai très peu traité et n'ai pas fait qu'effleurer, je vous remercie beaucoup de vous intéresser à ces choses.
Pour terminer, dans toutes les guerres que j'ai fréquentées, vaillant soldat de la paix, la religion était mêlée. Ce n'est pas beau à dire, mais c'est évident.
Source : France Diplomatie