8 février 2013

ACTU : La Russie condamnée pour violation de l'article 3 de la CEDH dans l’arrêt Zokhidov c. Russie du 5 février 2013

Catherine MAIA

Dans son arrêt de chambre, non définitif, rendu le 5 février 2013 dans l’affaire Zokhidov c.Russie (requête no 67286/10), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :
-Violation de l’article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme,
-Violation de l’article 5 §§ 1, 2 et 4 (droit à la liberté et à la sûreté), et
-Violation de l’article 34 (droit de recours individuel).


L’affaire concernait l’extradition d’un ressortissant ouzbek de la Russie vers l’Ouzbékistan, pays où il était recherché en raison d’accusations liées à son appartenance présumée à l’organisation religieuse illégale Hizbut-Tahrir.

La Cour constate que M. Zokhidov a été exposé à un risque réel de subir des mauvais traitements en Ouzbékistan. Son expulsion vers ce pays, en violation d’une mesure provisoire indiquée par la Cour, a de plus soustrait l’intéressé à la protection de la Convention, rendant impossible l’exécution effective du présent arrêt.


Principaux faits

Le requérant, Rustam Zokhidov, est un ressortissant ouzbek né en 1972. Il purge actuellement une peine d’emprisonnement en Ouzbékistan. Il a vécu en Russie de 2005 à décembre 2011.
En mai 2010, une procédure pénale fut engagée contre M. Zokhidov en Ouzbékistan parce qu’il était soupçonné d’avoir participé, de 2001 à 2005, à des activités menées par Hizb ut-Tahrir, organisation religieuse interdite dans ce pays. Il fut accusé d’avoir appelé publiquement au renversement de l’ordre constitutionnel dans le cadre de son appartenance présumée à l’organisation, et son nom fut inscrit sur une liste internationale de personnes recherchées. En juillet 2010, il fut arrêté à Saint-Pétersbourg et placé en détention le 15 juillet dans l’attente de son extradition vers l’Ouzbékistan. Sa mise en détention fut à nouveau ordonnée par le procureur le 24 août 2010, et par la suite prolongée jusqu’à sa remise en liberté, en avril 2011.

Une demande des autorités ouzbèkes en vue de l’extradition de M. Zokhidov vers l’Ouzbékistan, parvenue aux autorités russes le 16 août 2010, fut approuvée par l’adjoint du procureur général russe en septembre 2010, la décision indiquant que M. Zokhidov était accusé d’infractions qui se trouvaient prescrites en droit pénal russe. Informé de la décision d’extradition en octobre 2010, M. Zokhidov fit appel, alléguant qu’il courait un risque réel d’être exposé à de mauvais traitements en cas d’extradition. Le 19 novembre 2010, la Cour européenne des droits de l’homme accueillit la demande de M. Zokhidov d’une mesure provisoire et indiqua au gouvernement russe que jusqu’à nouvel ordre l’intéressé ne devait pas être extradé vers l’Ouzbékistan. Au départ, le tribunal municipal rejeta le recours de M. Zokhidov contre la décision d’extradition, relevant en particulier que les autorités ouzbèkes avaient fourni l’assurance qu’il ne serait pas soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Cette décision ayant été cassée par la Cour suprême, le tribunal municipal annula la mesure d’extradition en avril 2011, estimant que la qualification juridique des accusations portées contre M. Zokhidov en vertu du droit russe était incorrecte et qu’il y avait prescription, et ordonna sa remise en liberté.

En parallèle, en octobre 2010, M. Zokhidov engagea une procédure de demande d’asile, affirmant qu’il était persécuté en Ouzbékistan en raison de ses convictions religieuses. Il fut débouté de sa demande d’obtention du statut de réfugié. Les services de l’immigration s’appuyèrent en particulier sur le fait qu’il avait demandé l’asile plus de deux mois après son arrestation en vue de son extradition et qu’il avait enfreint la réglementation en matière de résidence en donnant de faux renseignements. En novembre 2011, le tribunal de district rejeta le recours de l’intéressé contre cette décision.

Le 21 décembre 2011, M. Zokhidov fut expulsé vers l’Ouzbékistan. Selon ses allégations, un groupe de policiers et d’agents des services de l’immigration firent irruption dans l’appartement où il vivait avec sa famille au prétexte de procéder à un contrôle d’identité. Puis ils l’emmenèrent à l’aéroport et le firent monter dans un avion à destination de l’Ouzbékistan, bien qu’il eût informé les agents de la mesure provisoire indiquée par la Cour européenne des droits de l’homme et leur eût montré une copie de la lettre de la Cour à ce sujet. Selon le gouvernement russe, le séjour en Russie de M. Zokhidov n’avait aucune base légale, l’asile lui ayant été refusé. En Ouzbékistan, il fut reconnu coupable des faits qui lui étaient reprochés et condamné à une peine de huit ans d’emprisonnement en avril 2012.

Griefs, procédure et composition de la Cour
 

M. Zokhidov alléguait que son renvoi vers l’Ouzbékistan avait emporté violation de l’article 3, étant donné en particulier qu’en tant que personne accusée d’appartenance à une organisation religieuse interdite considérée comme extrémiste par les autorités ouzbèkes, il courait un risque réel de subir de mauvais traitements. Il se plaignait en outre de n’avoir pas disposé d’un recours effectif quant à ce grief, en violation de l’article 13 (droit à un recours effectif). Invoquant en particulier l’article 5 §§ 1, 2 et 4 (droit à la liberté et à la sûreté), il dénonçait l’irrégularité de sa détention en Russie de juillet à septembre 2010, le fait qu’il n’avait pas été informé promptement, dans une langue qu’il comprenait, des motifs de son arrestation et des accusations portées contre lui, et l’impossibilité de contester effectivement les décisions de placement en détention. Enfin, il soutenait que la Russie avait failli aux obligations qui lui incombaient en vertu de l’article 34 (droit de recours individuel) en ne tenant pas compte de la mesure provisoire par laquelle la Cour européenne des droits de l’homme avait indiqué au gouvernement russe de ne pas l’extrader vers l’Ouzbékistan.
 

La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 19 novembre 2010.

L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Isabelle Berro-Lefèvre (Monaco), présidente,
Mirjana Lazarova Trajkovska (« l’Ex-République Yougoslave de Macédoine »),
Julia Laffranque (Estonie),
Linos-Alexandre Sicilianos (Grèce),
Erik Møse (Norvège),
Ksenija Turković (Croatie),
Dmitry Dedov (Russie),
ainsi que de André Wampach, greffier adjoint de section.


Décision de la Cour
Article 3
La Cour estime que les autorités russes n’ont pas procédé à un examen approfondi des allégations de M. Zokhidov concernant le risque de mauvais traitements en Ouzbékistan.

En particulier, la décision des tribunaux russes d’annuler la décision d’extradition reposait essentiellement sur des motifs techniques, à savoir la prescription des infractions en droit russe. Les services de l’immigration, dans leurs décisions de rejet de la demande d’asile, se sont principalement référés au fait que l’intéressé avait attendu trop longtemps avant de demander le statut de réfugié et avait enfreint la réglementation en matière de résidence ; mais ils ne se sont pas spécifiquement penchés sur ses allégations précises concernant le risque de subir des mauvais traitements en cas d’extradition.

Dans de précédents arrêts relatifs à d’éventuels renvois vers l’Ouzbékistan, y compris dans des affaires récentes, la Cour a jugé, à la lumière de sources internationales dignes de foi, que la pratique de la torture sur les personnes en garde à vue était systématique.

En même temps, la Cour souligne que la référence à un problème général touchant au respect des droits de l’homme dans un pays particulier est en principe insuffisante pour exclure une extradition. Concernant la situation personnelle de M. Zokhidov, la Cour observe que, ayant été recherché pour des accusations portant sur diverses infractions liées à son appartenance alléguée à l’organisation Hizb ut-Tahrir, il faisait partie d’un groupe que des sources fiables affirmaient être l’objet d’un recours constant aux mauvais traitements et à la torture de la part des autorités. Les poursuites contre le requérant ont été engagées à la suite des attentats terroristes de 2009, qui ont été suivis par une vague d’arrestations arbitraires et de mauvais traitements sur des personnes soupçonnées de faire partie de l’organisation Hizb ut-Tahrir.

Dès lors, la Cour considère qu’il y avait des motifs sérieux de penser que M. Zokhidov était exposé à un risque réel de traitements contraires à l’article 3. Les assurances données par les
autorités ouzbèkes selon lesquelles il ne subirait pas de mauvais traitements étaient formulées de manière générale, et rien n’indique qu’elles s’appuyaient sur un mécanisme de surveillance. Le renvoi de M. Zokhidov en Ouzbékistan a donc emporté violation de l’article 3.


La Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief de M. Zokhidov tiré de l’article 13, dès lors qu’il contient pour l’essentiel des arguments identiques à ceux examinés sous l’angle de l’article 3.

Article 5
La Cour conclut à la violation de l’article 5 § 1 en raison de la détention de M. Zokhidov en Russie du 14 juillet au 15 septembre 2010. Ni le procureur, dans sa décision de mise en détention, ni le gouvernement russe n’ont évoqué une quelconque disposition du droit russe qui aurait autorisé son placement en détention du 14 juillet au 16 août 2010, date à laquelle le procureur a reçu la demande d’extradition. La période de détention de M. Zokhidov postérieure à cette date était couverte par la disposition pertinente du code de procédure pénale. Cependant, cette disposition ne comportait pas de règles claires sur la procédure à suivre lorsqu’est ordonnée la mise en détention d’une personne dont l’extradition a été demandée, et elle ne fixait pas de délai à la détention à des fins d’extradition.

En outre, il y a eu violation de l’article 5 § 2 du fait que M. Zokhidov n’a pas reçu rapidement des informations suffisantes quant à son arrestation et aux accusations portées contre lui. Si les procès-verbaux relatifs à son arrestation et à son interrogatoire mentionnent qu’il était recherché par les autorités ouzbèkes, ils n’en indiquent pas les raisons.

Enfin, il y a eu violation de l’article 5 § 4 du fait de l’impossibilité dans laquelle s’est trouvé M. Zokhidov d’obtenir le contrôle des décisions de mise en détention du 15 juillet et du 24 août 2010. La Cour n’est pas convaincue que les dispositions juridiques évoquées par le gouvernement russe comme offrant à un individu détenu dans l’attente de son extradition la possibilité de former un recours judiciaire – et en particulier l’article 125 du code de procédure pénale tel qu’interprété par la Cour suprême russe – prévoyaient expressément la compétence des tribunaux pour remettre en liberté un détenu dans la situation de M. Zokhidov. De plus, le Gouvernement a reconnu que M. Zokhidov s’était vu communiquer les décisions de mise en détention du 15 juillet et du 24 août 2010 après que les tribunaux nationaux avaient déjà autorisé son maintien en détention, ce qui rendait inutile tout recours contre ces décisions.

Article 34 (droit de recours individuel)
Tout en admettant que le renvoi de M. Zokhidov en Ouzbékistan a emporté violation de la mesure provisoire indiquée par la Cour et que cela est contraire à l’article 34 de la Convention, le gouvernement russe a affirmé que les services de l’immigration ayant exécuté la décision d’extradition n’avaient pas connaissance de la mesure provisoire et n’avaient pas eu l’intention d’agir dans le non-respect de l’article 34. La Cour n’est pas convaincue par cet argument. En particulier, selon les arguments de M. Zokhidov – non contestés par le Gouvernement –, il a informé les agents de l’immigration de la mesure provisoire indiquée par la Cour. Il a de plus affirmé – allégations qui ne sont pas non plus contestées par le Gouvernement – qu’après l’avoir emmené loin de son appartement, ils l’avaient empêché de prendre contact avec son avocat.


La Cour souligne que l’expulsion de M. Zokhidov vers l’Ouzbékistan l’a soustrait à la protection de la Convention et a fait obstacle à l’objectif de la mesure provisoire, qui était de préserver le statu quo en attendant l’examen par la Cour de la requête, et de permettre une mise en oeuvre effective de son arrêt définitif. Partant, il y a eu violation de l’article 34.

Satisfaction équitable (Article 41)
La Cour dit que la Russie doit verser à M. Zokhidov 30 000 euros (EUR) pour dommage matériel et 11 000 EUR pour frais et dépens.



L’arrêt n’existe qu’en anglais.


Conformément aux dispositions des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n’est pas définitif. Dans un délai de trois mois à compter de la date de son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour. En pareil cas, un collège de cinq juges détermine si l’affaire mérite plus ample examen. Si tel est le cas, la Grande Chambre se saisira de l’affaire et rendra un arrêt définitif. Si la demande de renvoi est rejetée, l’arrêt de chambre deviendra définitif à la date de ce rejet. Dès qu’un arrêt devient définitif, il est transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui en surveille l’exécution. Des renseignements supplémentaires sur le processus d’exécution sont consultables à l’adresse suivante : http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/execution.



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