S’il est un ouvrage à lire en ces temps
marqués par un interventionnisme militaire français croissant, c’est sans aucun
doute le témoignage de Guillaume Ancel sur le siège de Sarajevo (Bosnie-Herzégovine), Vent glacial sur Sarajevo.
Loin du discours aseptisé et convenu généralement servi par les organes de
communication du ministère des armées français, l’auteur nous livre un
témoignage sincère, dépouillé de tout enrobage. Si l’ouvrage rend compte des
faits survenus à Sarajevo durant le premier semestre 1995, alors que la ville
est assiégée depuis le mois d’avril 1992, son auteur ne prétend pas dispenser
une quelconque vérité sur la situation. Loin de là, il entend inciter le
lecteur à s’interroger, à approfondir le sujet pour se faire sa propre opinion.
C’est bien là tout l’intérêt de ce travail que nous propose Guillaume Ancel qui
est ni plus ni moins qu’une invitation non partisane à se poser des questions.
Livre de 189 pages de récit, précédé
d’une préface un peu légère de l’historien Stéphane Audouin-Rouzeau et suivi
d’annexes dont l’utilité reste discutable, Vent
glacial sur Sarajevo est un journal de bord qui débute en décembre 1994 à
Lyon à la veille du départ de l’auteur pour Sarajevo, et se termine le 18
juillet 1995 lorsqu’il quitte la ville.
Officier de l’armée de Terre affecté au
68e régiment d’artillerie d’Afrique, Guillaume Ancel est
déployé, fin janvier 1995 à Sarajevo, au sein du BATINF2 (bataillon
d’infanterie) armé par le 1er Régiment étranger de cavalerie de la
Légion étrangère et basé sur l’aéroport de la ville, verrou du siège. La capitale
de Bosnie-Herzégovine est alors assiégée depuis 34 interminables mois. Un «
enfer médiéval », pour reprendre la formule des procureurs du Tribunal pénal international
pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) lors du procès du général serbe de Bosnie
Stanislav en décembre 2003, qui ne prendra fin qu’en février 1996.
Ancel, alors capitaine, arrive donc à
Sarajevo, avec pour mission de guider les frappes de la coalition otanienne
dans le cadre de la Force de protection des Nations Unies (FORPRONU), mission onusienne bénéficiant des
moyens de l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord).
Pris entre sa mission et les
tergiversations du Gouvernement français, il va assister, impuissant, aux
conséquences tragiques d’une politique ambiguë à l’égard des Serbes. Entre
frappes reportées et/ou annulées, ordres et contre-ordres, et décisions
insensées des autorités françaises, supposées protéger les Bosniaques de l’ogre
serbe, il va subir un conflit sans vraiment comprendre quel jeu joue la France.
Le titre lui-même, Vent glacial sur
Sarajevo, évoque ce sentiment diffus d’être « pris au piège »
ressenti par l’auteur, une sensation glaçante d’impuissance devant une
« capitale que nous n’avons pas su protéger ».
Le livre de Guillaume Ancel offre une
perspective nouvelle sur ce siège et sur la manière dont la France s’est
engagée. Loin des discours formatés et policés par la communication
institutionnelle, il propose un témoignage authentique marqué par la volonté de
dire, de témoigner des atermoiements français et d’une politique hexagonale ambigüe.
Un témoignage édifiant sur les conditions d’interventions des forces françaises
prises entre la terrible réalité de la guerre et les affres de la realpolitik parisienne. Au travers de
son travail, Ancel affiche une ferme volonté de « rapporter des faits
réels, qui sont souvent totalement irrationnels, pour pouvoir faire
débat », pour faire naître « un questionnement sur les décisions
politiques qui ont été prises à l’époque », comme il le soulignait lors
d’un entretien donné à Médiapart.
Contrairement à ce que Stéphane
Audouin-Rouzeau écrit dans sa préface, le témoignage d’Ancel n’est pas
« sévère et dur ». Il est juste vrai, dans le sens de factuel, malgré
toutes les réserves de l’auteur lui-même sur la précision de son récit et dont
il reconnaît, avec une honnêteté intellectuelle appréciable, qu’il « n’est
pas la vérité » mais « un témoignage très partiel, subjectif ».
Un témoignage sur la politique hexagonale en ex-Yougoslavie, qui invite le
lecteur curieux à s’intéresser aux interventions militaires françaises.
Un « vent
glacial » qui souffle sur d’autres opérations françaises
Si Vent
glacial sur Sarajevo traite d’un cas particulier que fut celui du siège de
Sarajevo, son impact potentiel est bien plus large et questionne autant le rôle
de la France en Yougoslavie que dans toutes les autres opérations auxquelles elle
a participé et participe aujourd’hui.
Il suffit de se pencher sur d’autres interventions
françaises telles que celles au Rwanda (sur lequel Ancel prépare un livre après
avoir publié Vents sombres sur le lac
Kivu en 2014), en Afghanistan[1],
en Lybie ou encore au Mali et dans la bande sahélo-saharienne, pour retrouver
des constantes soulignées par l’auteur : le manque de transparence noyé
par un excès de communication ; l’absence de débat démocratique avec un
Parlement dont le rôle a été renvoyé à sa portion congrue ; le décalage
entre la communication institutionnelle et la réalité ;
l’instrumentalisation des militaires par le pouvoir politique, favorisée par un
conformisme complice au sein de l’institution ; l’écart entre discours
humanitaire et action marquée par une forte realpolitik
non assumée ; des décisions n’allant pas nécessairement dans le sens de
l’intérêt du pays concerné ; l’absence d’objectifs politiques clairs et de
stratégie adéquate ; ou encore une culture du silence, de l’obéissance et
de la soumission au pouvoir politique.
Autant d’éléments qui caractérisent les
opérations militaires françaises et les rendent soit inefficaces, soit
totalement contreproductives. Un rapide coup d’œil sur l’opération Barkhane conduite au Mali, et il devient
soudainement clair, comme ce fut le cas en Afghanistan, que les autorités
naviguent à vue et se gardent bien de communiquer sur les missions menées au
nom des Français pour leur soi-disant bien et leur sécurité. On en vient à se
demander si ces déploiements n’ont pas pour principal objectif de maintenir
l’image de la France (ou de ses dirigeants !) au plan international, de
vendre du matériel militaire et de faire tourner l’industrie de défense
hexagonale à plein régime.
La France, grande donneuse de leçons
moralisatrices, semble, en ex-Yougoslavie comme ailleurs, s’être fourvoyée dans
des considérations d’un pragmatisme qui, s’il peut être justifié, semble néanmoins
difficile à assumer par ses autorités politiques et militaires. Peu à peu, au
cours de sa longue histoire guerrière, la France a concentré les pouvoirs
militaires dans les mains des politiques au nom du célèbre cedant arma togae de Cicéron, tout en claironnant urbi et orbi que l’armée française est
« l’armée de la République ». Bénéficiant de la culture, non remise
en cause jusque-là, de la soumission du militaire au politique, Paris s’est
octroyée les pleins pouvoirs en matière d’utilisation des forces armées, en
recourant à la fois à un artifice discursif qu’est la requalification des
guerres sous d’autres dénominations, et le maintien d’un climat de peur
entretenu par le risque terroriste. Une démocratie discutable teintée de
gouvernementalité, pour reprendre le concept foucaldien.
Il n’est donc pas surprenant, à la
lecture du témoignage de Guillaume Ancel, de constater qu’en ex-Yougoslavie
l’agenda français était tout sauf clair et que, derrière la dimension
humanitaire, pour ne pas dire humaniste, de l’intervention vendue par la
communication officielle, se cachait d’autres intérêts plus difficiles à rendre
publiques. Le contexte politique national, avec une cohabitation
Mitterrand-Balladur depuis les législatives de 1993 et une opposition
gauche/droite exacerbée par les élections de 1995, ne pouvait faciliter les
prises de positions sur cette question de politique étrangère. De la même
manière, les rivalités entre États de l’Union européenne ont été un catalyseur
pour la France, qui a voulu s’imposer comme leader à la faveur de la réticence
américaine à intervenir et de la fin de la bipolarité.
Certes, il était risqué de laisser se
développer une situation qui aurait pu s’avérer dangereuse à terme pour la
sécurité européenne. Certes, la dimension humanitaire appelait une
intervention. Pour autant, il est notoire, au moins chez les stratèges,
qu’aucune opération militaire digne de ce nom ne peut être menée sans une
définition préalable claire des objectifs à atteindre à partir desquels sera
défini l’effet final recherché et la stratégie adéquate. En définitive, l’intervention
en Yougoslavie a reposé sur des considérations politiques bien plus que
sécuritaires, sans buts précis ni plan d’action. Le cas n’est pas isolé et se
retrouve en Afghanistan, abandonné à son triste sort après 14 ans d’un conflit
vain et meurtrier ; en Lybie, dont les ravages de l’intervention
françaises ne cessent de déstabiliser la région ; au Mali, où
Barkhane s’enlise sans rien régler ; ou encore en Syrie, qui pâtira encore
longtemps des rivalités internationales et d’une guerre qui, si elle a détruit
des vies, n’a pas éradiqué l’idéologie terroriste.
* *
*
Alors que le monde jette un œil rapide
sur la condamnation du général serbe Ratko Mladić à la prison à perpétuité par le TPIY, la monographie
d’Ancel vient nous rappeler avec force, justesse et humilité, que la France a
sa part de responsabilité. Que, dans une guerre, les intentions ne sont pas
toujours aussi claires qu’on le prétend. Que, contrairement au manichéisme cher
à certains démagogues, la dichotomie bien/mal est loin d’être évidente.
Vent glacial sur
Sarajevo n’est pas
un simple témoignage. C’est un livre nécessaire, qui prouve que certains de nos
militaires, bien que toujours trop peu nombreux, pensent et s’interrogent.
Guillaume Ancel s’inscrit ainsi dans la lignée de ces rares officiers qui ont
fait le choix de dire les choses, de susciter le débat, de parler contre un
conformisme sclérosant. Certes, cet ouvrage saura susciter quelques salves
rageuses et vengeresses venant des aficionados de la grande muette et de
l’obéissance passive, mais il ne manquera pas de lancer et d’alimenter un débat
indispensable, tant à la survie des armées françaises qu’à une démocratie qui
se délite.
[1] Sur l’intervention en
Afghanistan, voir notamment la partie 3 de Emmanuel Goffi, Le sacrifice suprême, une approche critique de la
construction d’un mythe : les officiers français et la mort pro patria dans le contexte du conflit en Afghanistan, thèse de doctorat sous la direction d’Arile Colonomos, soutenue à l’Institut
d’études politiques de Paris, le 9 décembre 2015.
Guillaume ANCEL, Vent glacial sur Sarajevo, Paris, Les Belles Lettres, 2017 (223 pp.)
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