24 novembre 2017

OUVRAGE : G. Ancel, Vent glacial sur Sarajevo

Emmanuel GOFFI

S’il est un ouvrage à lire en ces temps marqués par un interventionnisme militaire français croissant, c’est sans aucun doute le témoignage de Guillaume Ancel sur le siège de Sarajevo (Bosnie-Herzégovine), Vent glacial sur Sarajevo. Loin du discours aseptisé et convenu généralement servi par les organes de communication du ministère des armées français, l’auteur nous livre un témoignage sincère, dépouillé de tout enrobage. Si l’ouvrage rend compte des faits survenus à Sarajevo durant le premier semestre 1995, alors que la ville est assiégée depuis le mois d’avril 1992, son auteur ne prétend pas dispenser une quelconque vérité sur la situation. Loin de là, il entend inciter le lecteur à s’interroger, à approfondir le sujet pour se faire sa propre opinion. C’est bien là tout l’intérêt de ce travail que nous propose Guillaume Ancel qui est ni plus ni moins qu’une invitation non partisane à se poser des questions.

Un témoignage édifiant et passionnant

Livre de 189 pages de récit, précédé d’une préface un peu légère de l’historien Stéphane Audouin-Rouzeau et suivi d’annexes dont l’utilité reste discutable, Vent glacial sur Sarajevo est un journal de bord qui débute en décembre 1994 à Lyon à la veille du départ de l’auteur pour Sarajevo, et se termine le 18 juillet 1995 lorsqu’il quitte la ville.

Officier de l’armée de Terre affecté au 68e régiment d’artillerie d’Afrique, Guillaume Ancel est déployé, fin janvier 1995 à Sarajevo, au sein du BATINF2 (bataillon d’infanterie) armé par le 1er Régiment étranger de cavalerie de la Légion étrangère et basé sur l’aéroport de la ville, verrou du siège. La capitale de Bosnie-Herzégovine est alors assiégée depuis 34 interminables mois. Un « enfer médiéval », pour reprendre la formule des procureurs du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) lors du procès du général serbe de Bosnie Stanislav en décembre 2003, qui ne prendra fin qu’en février 1996.

Ancel, alors capitaine, arrive donc à Sarajevo, avec pour mission de guider les frappes de la coalition otanienne dans le cadre de la Force de protection des Nations Unies (FORPRONU), mission onusienne bénéficiant des moyens de l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord).

Pris entre sa mission et les tergiversations du Gouvernement français, il va assister, impuissant, aux conséquences tragiques d’une politique ambiguë à l’égard des Serbes. Entre frappes reportées et/ou annulées, ordres et contre-ordres, et décisions insensées des autorités françaises, supposées protéger les Bosniaques de l’ogre serbe, il va subir un conflit sans vraiment comprendre quel jeu joue la France. Le titre lui-même, Vent glacial sur Sarajevo, évoque ce sentiment diffus d’être « pris au piège » ressenti par l’auteur, une sensation glaçante d’impuissance devant une « capitale que nous n’avons pas su protéger ».

Le livre de Guillaume Ancel offre une perspective nouvelle sur ce siège et sur la manière dont la France s’est engagée. Loin des discours formatés et policés par la communication institutionnelle, il propose un témoignage authentique marqué par la volonté de dire, de témoigner des atermoiements français et d’une politique hexagonale ambigüe. Un témoignage édifiant sur les conditions d’interventions des forces françaises prises entre la terrible réalité de la guerre et les affres de la realpolitik parisienne. Au travers de son travail, Ancel affiche une ferme volonté de « rapporter des faits réels, qui sont souvent totalement irrationnels, pour pouvoir faire débat », pour faire naître « un questionnement sur les décisions politiques qui ont été prises à l’époque », comme il le soulignait lors d’un entretien donné à Médiapart.

Contrairement à ce que Stéphane Audouin-Rouzeau écrit dans sa préface, le témoignage d’Ancel n’est pas « sévère et dur ». Il est juste vrai, dans le sens de factuel, malgré toutes les réserves de l’auteur lui-même sur la précision de son récit et dont il reconnaît, avec une honnêteté intellectuelle appréciable, qu’il « n’est pas la vérité » mais « un témoignage très partiel, subjectif ». Un témoignage sur la politique hexagonale en ex-Yougoslavie, qui invite le lecteur curieux à s’intéresser aux interventions militaires françaises.

Un « vent glacial » qui souffle sur d’autres opérations françaises

Si Vent glacial sur Sarajevo traite d’un cas particulier que fut celui du siège de Sarajevo, son impact potentiel est bien plus large et questionne autant le rôle de la France en Yougoslavie que dans toutes les autres opérations auxquelles elle a participé et participe aujourd’hui.

Il suffit de se pencher sur d’autres interventions françaises telles que celles au Rwanda (sur lequel Ancel prépare un livre après avoir publié Vents sombres sur le lac Kivu en 2014), en Afghanistan[1], en Lybie ou encore au Mali et dans la bande sahélo-saharienne, pour retrouver des constantes soulignées par l’auteur : le manque de transparence noyé par un excès de communication ; l’absence de débat démocratique avec un Parlement dont le rôle a été renvoyé à sa portion congrue ; le décalage entre la communication institutionnelle et la réalité ; l’instrumentalisation des militaires par le pouvoir politique, favorisée par un conformisme complice au sein de l’institution ; l’écart entre discours humanitaire et action marquée par une forte realpolitik non assumée ; des décisions n’allant pas nécessairement dans le sens de l’intérêt du pays concerné ; l’absence d’objectifs politiques clairs et de stratégie adéquate ; ou encore une culture du silence, de l’obéissance et de la soumission au pouvoir politique.

Autant d’éléments qui caractérisent les opérations militaires françaises et les rendent soit inefficaces, soit totalement contreproductives. Un rapide coup d’œil sur l’opération Barkhane conduite au Mali, et il devient soudainement clair, comme ce fut le cas en Afghanistan, que les autorités naviguent à vue et se gardent bien de communiquer sur les missions menées au nom des Français pour leur soi-disant bien et leur sécurité. On en vient à se demander si ces déploiements n’ont pas pour principal objectif de maintenir l’image de la France (ou de ses dirigeants !) au plan international, de vendre du matériel militaire et de faire tourner l’industrie de défense hexagonale à plein régime.

La France, grande donneuse de leçons moralisatrices, semble, en ex-Yougoslavie comme ailleurs, s’être fourvoyée dans des considérations d’un pragmatisme qui, s’il peut être justifié, semble néanmoins difficile à assumer par ses autorités politiques et militaires. Peu à peu, au cours de sa longue histoire guerrière, la France a concentré les pouvoirs militaires dans les mains des politiques au nom du célèbre cedant arma togae de Cicéron, tout en claironnant urbi et orbi que l’armée française est « l’armée de la République ». Bénéficiant de la culture, non remise en cause jusque-là, de la soumission du militaire au politique, Paris s’est octroyée les pleins pouvoirs en matière d’utilisation des forces armées, en recourant à la fois à un artifice discursif qu’est la requalification des guerres sous d’autres dénominations, et le maintien d’un climat de peur entretenu par le risque terroriste. Une démocratie discutable teintée de gouvernementalité, pour reprendre le concept foucaldien.

Il n’est donc pas surprenant, à la lecture du témoignage de Guillaume Ancel, de constater qu’en ex-Yougoslavie l’agenda français était tout sauf clair et que, derrière la dimension humanitaire, pour ne pas dire humaniste, de l’intervention vendue par la communication officielle, se cachait d’autres intérêts plus difficiles à rendre publiques. Le contexte politique national, avec une cohabitation Mitterrand-Balladur depuis les législatives de 1993 et une opposition gauche/droite exacerbée par les élections de 1995, ne pouvait faciliter les prises de positions sur cette question de politique étrangère. De la même manière, les rivalités entre États de l’Union européenne ont été un catalyseur pour la France, qui a voulu s’imposer comme leader à la faveur de la réticence américaine à intervenir et de la fin de la bipolarité.

Certes, il était risqué de laisser se développer une situation qui aurait pu s’avérer dangereuse à terme pour la sécurité européenne. Certes, la dimension humanitaire appelait une intervention. Pour autant, il est notoire, au moins chez les stratèges, qu’aucune opération militaire digne de ce nom ne peut être menée sans une définition préalable claire des objectifs à atteindre à partir desquels sera défini l’effet final recherché et la stratégie adéquate. En définitive, l’intervention en Yougoslavie a reposé sur des considérations politiques bien plus que sécuritaires, sans buts précis ni plan d’action. Le cas n’est pas isolé et se retrouve en Afghanistan, abandonné à son triste sort après 14 ans d’un conflit vain et meurtrier ; en Lybie, dont les ravages de l’intervention françaises ne cessent de déstabiliser la région ; au Mali, où Barkhane s’enlise sans rien régler ; ou encore en Syrie, qui pâtira encore longtemps des rivalités internationales et d’une guerre qui, si elle a détruit des vies, n’a pas éradiqué l’idéologie terroriste.

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Alors que le monde jette un œil rapide sur la condamnation du général serbe Ratko Mladić à la prison à perpétuité par le TPIY, la monographie d’Ancel vient nous rappeler avec force, justesse et humilité, que la France a sa part de responsabilité. Que, dans une guerre, les intentions ne sont pas toujours aussi claires qu’on le prétend. Que, contrairement au manichéisme cher à certains démagogues, la dichotomie bien/mal est loin d’être évidente.  

Vent glacial sur Sarajevo n’est pas un simple témoignage. C’est un livre nécessaire, qui prouve que certains de nos militaires, bien que toujours trop peu nombreux, pensent et s’interrogent. Guillaume Ancel s’inscrit ainsi dans la lignée de ces rares officiers qui ont fait le choix de dire les choses, de susciter le débat, de parler contre un conformisme sclérosant. Certes, cet ouvrage saura susciter quelques salves rageuses et vengeresses venant des aficionados de la grande muette et de l’obéissance passive, mais il ne manquera pas de lancer et d’alimenter un débat indispensable, tant à la survie des armées françaises qu’à une démocratie qui se délite.



[1] Sur l’intervention en Afghanistan, voir notamment la partie 3 de Emmanuel Goffi, Le sacrifice suprême, une approche critique de la construction d’un mythe : les officiers français et la mort pro patria dans le contexte du conflit en Afghanistan, thèse de doctorat sous la direction d’Arile Colonomos, soutenue à l’Institut d’études politiques de Paris, le 9 décembre 2015. 


Vent glacial sur Sarajevo

Guillaume ANCEL, Vent glacial sur Sarajevo, Paris, Les Belles Lettres, 2017 (223 pp.)


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