25 mars 2019

REVUE : "L’ONU face aux bouleversements du monde", Recherches internationales (n°113, janvier-mars 2019)

Michel ROGALSKI

L’ONU aujourd’hui traverse une passe difficile : elle a été paralysée à plusieurs reprises par le veto russe, l’empêchant d’agir par l’envoi de casques bleus dans la terrible guerre civile en Syrie ; les États-Unis l’ont affaiblie en se retirant de l’Unesco et du Conseil des droits de l’homme ; son « Pacte mondial pour les migrations » a été contesté par plusieurs États européens qui l’ont accusée de vouloir ouvrir grand les vannes de l’immigration.

Pourtant, l’ONU, au milieu des bouleversements du monde, poursuit, même si cela est peu médiatisé, une action utile et non négligeable : elle mène actuellement 13 opérations de maintien de la paix (OMP), dont 7 en Afrique ; elle apporte de l’aide humanitaire, et notamment alimentaire, aux peuples démunis, par le biais du Programme alimentaire mondial (PAM), comme au Yémen ; elle prépare et adopte des traités internationaux promouvant les droits humains et la justice sociale, comme le récent Pacte mondial pour les réfugiés, ainsi que le traité, en préparation, pour sanctionner l’action des multinationales lorsqu’elle polluent ou violent les droits des travailleurs ; elle organise des sommets réguliers pour protéger l’environnement et limiter le réchauffement climatique (COP) ; elle promeut le patrimoine mondial, matériel et immatériel (action de l’Unesco).

Antonio Guterres, l’actuel secrétaire général, est plus charismatique que le précédent, Ban Ki-moon, et s’efforce de donner les moyens à l’ONU d’agir. Comment l’ONU, au milieu des menaces et des recompositions du monde actuel, peut-elle trouver sa place et reconquérir son rôle de voix de la communauté internationale et de garant et acteur majeur du multilatéralisme ?

Les articles de ce dossier présentent plusieurs des modalités d’action de l’ONU aujourd’hui. Dans mon article, je prends à contrepied l’idée reçue (depuis le général de Gaulle en 1960 jusqu’au président Trump aujourd’hui) selon laquelle l’ONU ne servirait à rien et j’analyse toutes les actions utiles lancées par l’institution. Benjamin Bengobeyi, lui, présente une étude de cas de trois interventions importantes de l’ONU dans des conflits dans trois pays d’Afrique subsaharienne : le Burundi, la République démocratique du Congo (RDC) et la Côte d’Ivoire. Nils Andersson, ensuite, développe une réflexion critique sur la notion de « responsabilité de protéger » développée par l’ONU depuis les années 2000 et émet l’idée que cette notion est dangereuse en ce qu’elle ouvre la voie à l’idée d’un droit d’ingérence élargi. Barthélémy Courmont analyse la relation tendue entre les États-Unis du président Trump et l’ONU. Mathilde Leloup évoque, elle, la question de la protection du patrimoine en temps de conflit armé, promue par une convention de l’Unesco, et donne des exemples, notamment au Mali. Enfin, Irène Bellier, dans son article, souligne l’importance de l’action de l’ONU pour protéger les peuples autochtones, populations fragiles et longtemps exploitées, présentes en Afrique, Océanie et Amérique latine.

Ainsi, ce dossier dresse un tableau, non pas exhaustif, mais original, car mettant en lumière des aspects peu médiatisés de l’action de l’ONU, et permet de tirer un bilan, en demi-teinte, de l’action de l’ONU près de 75 ans après sa fondation. Il en ressort que l’institution est plus que jamais nécessaire, dans un monde de plus en plus instable. Face aux forces centrifuges et à la montée des extrêmes droites, il est plus que jamais indispensable de donner à l’ONU, voix des peuples, les moyens d’agir au bénéfice de toute l’humanité, au nom des valeurs de paix, de multilatéralisme, d’égalité, de justice sociale et de droits de l’homme.  

Chloé MAUREL, « L’ONU face aux bouleversements du monde »
(Présentation)

***

On se souvient qu’en 1972 les prévisions du premier Rapport du Club de Rome annonçaient, dans un futur proche de quelques décennies, l’épuisement des matières premières essentielles nécessaires à la bonne marche de l’économie. C’était la première grosse alerte provenant de milieux scientifiques sur le caractère insoutenable de la croissance devant aboutir à un rapide effondrement du système économique. Las, ces prévisions se sont avérées douteuses, ce que dut reconnaître le Club de Rome en publiant quelques années plus tard un second rapport insistant sur toute autre chose : la capacité de charge des écosystèmes, donc sur les excès de la pollution et leur menace pour la survie de l’espèce humaine. Le réchauffement climatique qui n’était pas pointé à l’époque est ainsi devenu depuis lors l’une des principales hantises.

Les alertes se multiplièrent et l’on vit surgir la menace d’un « pic pétrolier », c’est-à-dire le moment où l’offre annuelle de pétrole ne pourrait plus satisfaire les besoins. Aubaine pour les lobbies nucléaires qui se firent les relais actifs de cette théorie. Là encore les prévisions ne se réalisèrent pas. La demande continua à progresser et rencontra une offre suffisante à la satisfaire. Quelques fluctuations des prix du baril surgirent, propres à la particularité de ce marché, mais sans que l’on ne puisse jamais parler d’épuisement de cette ressource.

Ces cafouillages proviennent d’une incompréhension répandue. C’est l’idée que la planète contiendrait une quantité finie de ressources et que l’homme finirait par l’épuiser. Si l’on parle, à juste titre, de finitude de la planète, ce n’est pas parce que ses ressources seraient bornées, mais au contraire parce que leur usage intensif constituerait une source de pollution et de dégradation des écosystèmes qui rendrait toute vie impropre à l’espèce humaine. La menace de réchauffement climatique ne s’est jamais expliquée par la raréfaction de ressources mais au contraire par une utilisation démesurée de celles-ci, en particulier de celles d’origine fossile, et susceptible d’émettre des gaz à effet de serre. C’est pourquoi l’essentiel des travaux pour y faire face s’oriente sur des recherches d’économie d’énergie et en particulier sur celles d’origine carbonée ou sur la capture et la séquestration du carbone lors de leur usage.

Non, les ressources ne sont pas finies parce qu’elles sont une création continue de l’homme. Elles dépendent principalement de trois facteurs : du niveau de technologie, c’est-à-dire de la capacité à y accéder, de son prix relatif qui permet d’en faire une ressource économiquement rentable, et enfin du degré de développement scientifique qui permet de sélectionner ce qui pourrait devenir une ressource utilisable. Le stock de ressources, loin d’être une donnée constituée une fois pour toutes, est en perpétuelle réévaluation et surtout en augmentation régulière car l’empilement joue souvent plus que la substitution. Ainsi en matière d’énergie le bois de feu reste encore une ressource utilisée par des milliards d’hommes sur la planète et coexiste avec le charbon, le pétrole, le gaz, le nucléaire, l’hydraulique, l’éolien et le solaire.

Le progrès technique permet l’accès à toujours plus de ressources. Les puits de pétrole seront exploités jusqu’à la dernière goutte. Le précieux liquide sera extrait des gisements de pétroles lourds auparavant délaissés ou sera recherché à plusieurs milliers de mètres sous la surface des mers, choses inimaginables il y a encore quelques décennies. En plus cet accès a permis de couvrir les roches reposant sur le lit océanique, ces fameux nodules polymétalliques. En Afrique, les réserves d’énergie hydraulique ne sont exploitées qu’à 8 %. Les capacités géothermiques le sont à 1 %. Ces gisements de ressources ne peuvent être qu’en forte croissance.

Le prix relatif indique si l’exploitation de la ressource peut être rentable, comparé à celui des ressources substituables. Par exemple l’exploitation des gaz de schistes n’aurait d’intérêt économique que si le baril de pétrole dépassait 50 $. En dessous de ce prix, les sociétés qui se lancent dans ce type d’exploitation risqueraient la faillite et le gaz de schiste ne pourrait plus rester une ressource vendable parce que son coût serait trop élevé.

Mais le gisement de ressources potentiellement le plus élevé trouve sa source dans le progrès scientifique. Celui-ci, par ses découvertes, « invente » littéralement des ressources jusqu’alors insoupçonnées. Il a fallu que l’homme perce le secret de l’atome pour que l’uranium qui gisait sous nos pieds depuis des centaines de millions d’années devienne d’un seul coup une ressource recherchée car ouvrant la porte au nucléaire et à tous ses usages. Le pétrole, qui a longtemps servi à s’éclairer et à se chauffer, est devenu une ressource essentielle dès lors que la machine à vapeur a été inventée ou que sa combustion a révolutionné les transports par l’invention des moteurs dont l’usage dans les machines a révolutionné l’industrie en soulageant la peine de l’homme. Ces progrès ont permis également de prendre conscience de l’intérêt des terres rares. On désigne par-là 17 métaux aux propriétés électromagnétiques très recherchées dans les technologies de pointe : voitures hybrides, énergies renouvelables, électronique et armement, essentielles aujourd’hui à la fabrication des composants utilisés dans les véhicules électriques, les lasers et les nanotechnologies, les téléphones mobiles, les ordinateurs, le verre industriel de haute qualité ou encore les dispositifs photovoltaïques. Ces terres rares sont très dispersées dans le monde. La Chine, qui en regorge au point de concentrer la moitié des stocks mondiaux, s’est vite imposée comme le principal producteur et les a largement commercialisées. Mais on en trouve en abondance en Bolivie, en Argentine, au Chili. Les ressources se créent parce que les acteurs économiques, financiers, industriels et scientifiques leur donnent ce statut. On comprend pourquoi la géographie des ressources et la géopolitique qui en découle sont en continuel mouvement.

On l’aura compris, le véritable problème auquel l’humanité est confrontée n’est pas celui de l’épuisement des ressources mais celui de leur utilisation à l’origine de pollutions transformant la planète en immense poubelle. Dans de tels écosystèmes dégradés, l’homme ne peut plus survivre.

Ces questions nourrissent de multiples débats. Dans un récent appel environ 15 000 scientifiques proclament que la croissance continue de la population serait devenue le principal moteur de nombreuses menaces écologiques et même sociales. Cette question taboue n’avait plus été abordée depuis la conférence mondiale sur la population qui s’était tenue au Caire en 1994. L’impasse est ici faite sur la façon dont la population vit, produit, consomme, se déplace, c’est-à-dire sur les modes de vie qui seraient susceptibles de générer un développement durable dont les trois piliers reposent sur l’efficacité économique, le souci de l’environnement et l’équité sociale. Bref, il s’agirait d’isoler les êtres humains de leur façon de vivre. C’est contraire à ce qu’enseigne toute l’histoire du monde. Si la population était restée « chasseur-cueilleur » et n’avait pas bifurqué vers un mode de vie « éleveur-agriculteur », la planète n’aurait jamais été capable de voir sa population s’élever. Le concept d’économie verte – ou de capitalisme vert – qui avait connu un engouement lors de la conférence de Rio + 20 visait à enlever le troisième pilier du développement durable. C’est bien une double régression qui se profile : stigmatiser l’excès de population et supprimer la dimension sociale du développement. Tout ceci rappelle les thèses malthusianistes qui sont au coeur des appels à la décroissance dont on ne nous a jamais dit où elle devait s’arrêter.

Ce triptyque – produire plus, répartir mieux, préserver l’avenir – ne pourra pas se décliner sans tensions ou lectures antagonistes. L’enjeu est de résoudre, autrement que par l’arrêt du développement, le conflit latent entre une croissance sauvage et un environnement viable. Ainsi la notion de développement durable s’est-elle trouvée attaquée de plusieurs côtés. Les tenants de la décroissance n’y voyant qu’une façon habile de redonner un aspect présentable à la croissance économique indéfinie, tandis que les populations du Sud craignent qu’en son nom, on puisse brider le développement de sociétés, notamment de celles qui sont le moins avancées économiquement. Mais un danger majeur guette toute avancée substantielle sur ces questions et notamment sur le climat. L’ampleur des efforts à faire pour changer de trajectoire est immense. Il ne s’agit rien moins que de rompre avec un régime d’accumulation et du paradigme technoéconomique qui lui est rattaché pour s’engager vers des sociétés décarbonées. Des moyens considérables devront être mobilisés. Comment imaginer, alors que les objectifs du « Millenium » sont loin d’être atteints, que tous ceux qui sont victimes, ici et maintenant, des pires maux qui frappent la planète accepteront facilement que soient « détournés » ces moyens au bénéfice de générations futures, alors que la question qu’ils affrontent est celle de leur survie au quotidien ? Vouloir les associer au sauvetage du climat sans satisfaire dès à présent leurs besoins pressants les plus essentiels ne saurait conduire qu’à l’impasse. Ces préoccupations n’ont pas qu’une dimension mondiale et ont été pointées en France par le mouvement des « Gilets jaunes » qui a fait apparaître le hiatus entre la « fin de mois » et la « fin du monde ».

Michel Rogalski, « Un monde aux ressources finies ? »
(Editorial)

Michel Rogalski, Un monde aux ressources finies ?  [éditorial]
Raphaël Porteilla, Parler de la Palestine : quel cadre d’analyse en 2018 ?
Pierre Guerlain, Les élections de mi-mandat aux états-Unis et le spectacle de la démocratie
Laurent Delcourt, Brésil - Les raisons d’une débâcle démocratique
DOSSIER

L’ONU FACE AUX BOULEVERSEMENTS DU MONDE
Chloé Maurel, L’ONU face aux bouleversements du monde [Présentation]
Chloé Maurel, L’ONU aujourd’hui, une institution indispensable, entre avancées et blocages
Benjamin Bengobeyi, L’ONU, laboratoire de paix en Afrique ? Burundi, RDC et Côte d’Ivoire
Nils Andersson, Le « droit d’ingérence humanitaire », concept de paix ou instrument de guerre
Barthélémy Courmont, L’ONU à l’heure de l’unilatéralisme de Washington
Mathilde Leloup, L’ONU et la protection du patrimoine culturel au Mali
Irène Bellier, Les peuples autochtones et la maison des Nations unies
TRACES
Chloé Maurel, Il y a 70 ans, le 10 décembre 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme
NOTES DE LECTURE
Tony Andréani, Le « modèle chinois » et nous  [Yvon Quiniou]
Anne-Cécile Robert, Romuald Sciora, Qui veut la mort de l’ONU ? Du Rwanda à la Syrie, histoire d’un sabotage [Chloé Maurel]
Jean-Baptiste Malet, L’Empire de l’or rouge. Enquête mondiale sur la tomate d’industrie  [Elodie Remy]
Livres reçus



2 commentaires :

  1. article super interessant comment faire pour s'en procurer une version numerique complete et téléchargeable?

    RépondreSupprimer
  2. Le site internet de la revue est sous le lien de la table des matières.
    Bonne lecture !

    RépondreSupprimer