Le 12 avril 2019, la Chambre préliminaire II de la Cour pénale internationale (CPI) a rejeté, à l'unanimité, la demande de la Procureure d'ouvrir une enquête pour crimes contre l'humanité et crimes de guerre allégués sur le territoire de l'Afghanistan, estimant qu’à ce stade une enquête sur la situation en Afghanistan ne servirait pas les intérêts de la justice.
Le Bureau du Procureur a reçu de très nombreuses communications, au titre de l'article 15 du Statut de Rome, relatives à la situation en Afghanistan. Aussi, depuis 2006, cette situation fait-elle l'objet d'un examen préliminaire, qui a conclu à l’existence d’une base raisonnable permettant de croire que plusieurs types de crimes relevant de la compétence de la Cour ont été commis : des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre commis par les talibans et le réseau Haqqani acquis à leur cause ; des crimes de guerre commis par les forces de sécurité nationales afghanes, en particulier par des membres de la Direction nationale de la sûreté et de la police nationale afghane ; et des crimes de guerre commis par des membres des forces armées américaines sur le territoire afghan et par des agents de la Central Intelligence Agency (CIA) dans des centres de détention secrets en Afghanistan et sur le territoire d'autres États parties au Statut de Rome, principalement en 2003 et 2004.
Le 20 novembre 2017, conformément à l’article 15 §3 du Statut de Rome, la Procureure a demandé aux juges de la Chambre préliminaire de l’autoriser à passer à l’étape suivante, à savoir l’ouverture une enquête sur des crimes de guerre et crimes contre l'humanité allégués relevant de la compétence de la Cour, qui auraient été commis sur le territoire de la République islamique d'Afghanistan en lien avec le conflit armé qui s'y déroule depuis le 1er mai 2003, ainsi que sur des crimes similaires en lien avec le conflit armé en Afghanistan qui auraient été commis sur le territoire d'autres États parties au Statut de Rome depuis le 1er juillet 2002.
De l’examen des informations fournies par la Procureure, la Chambre préliminaire a estimé le 12 avril 2019, soit après 17 mois de délibérations, que toutes les conditions requises sont remplies concernant à la fois la compétence (§§ 45 ss) et la recevabilité au regard de la complémentarité et de la gravité (§§ 70 ss), si bien que la requête constitue bel et bien une base raisonnable permettant de considérer que des crimes relevant de la compétence de la CPI auraient été commis en Afghanistan et que des affaires potentielles seraient recevables devant la Cour. À cet égard, rappelons que les crimes allégués des talibans et des forces afghanes sont bien documentés par de nombreux rapports de l’ONU et d’organisations de défense des droits humains. De même, les actes de torture en détention ont été reconnus en 2004 par la commission du Sénat américain sur le renseignement dans un rapport détaillé avant d'être publiquement admis par le gouvernement américain, y compris par l'ancien président Barack Obama, bien qu'il ait été décidé de ne pas engager de poursuites.
Pour autant, la Chambre préliminaire diffère de l’appréciation de la Procureure au sujet de l’application de l’article 53-1-c du Statut de la CPI. En ce sens, elle invoque les intérêts de la justice (section VII de la décision) comme un autre critère à analyser pour l’ouverture d’une enquête :
"Article 53 of the Statute makes the investigation's consistency with the interests of justice a statutory legal parameter governing the exercise of the prosecutorial discretion; as such, it follows that it also falls within the scope of the scrutiny mandated to the Chamber over that discretion for the purposes of the determinations under article 15. In the view of the Chamber, the assessment of this requirement is necessary and must be conducted with the utmost care, in particular in light of the implications that a partial or inaccurate assessment might have for paramount objectives of the Statute and hence the overall credibility of the Court, as well as its organisational and financial sustainability" (§ 88) ;Partant du principe que : “An investigation can hardly be said to be in the interests of justice if the relevant circumstances are such as to make such investigation not feasible and inevitably doomed to failure” (§ 90), elle énumère un certain nombre de facteurs qui, dans la situation actuelle en Afghanistan, rendraient extrêmement difficile la réussite d'une enquête et de poursuites: "(i) the significant time elapsed between the alleged crimes and the Request; (ii) the scarce cooperation obtained by the Prosecutor throughout this time, even for the limited purposes of a preliminary examination, as such based on information rather than evidence; (iii) the likelihood that both relevant evidence and potential relevant suspects might still be available and within reach of the Prosecution's investigative efforts and activities at this stage" (§ 91).
"In the absence of a definition or other guidance in the statutory texts, the meaning of the interests of justice as a factor potentially precluding the exercise of the prosecutorial discretion must be found in the overarching objectives underlying the Statute: the effective prosecution of the most serious international crimes, the fight against impunity and the prevention of mass atrocities. All of these elements concur in suggesting that, at the very minimum, an investigation would only be in the interests of justice if prospectively it appears suitable to result in the effective investigation and subsequent prosecution of cases within a reasonable time frame" (§ 89).
C’est donc en prenant en considération le temps écoulé depuis l'ouverture de l'examen préliminaire en 2006, l'évolution de la situation politique en Afghanistan, la nécessité pour la Cour d'utiliser ses ressources en accordant la priorité aux activités qui auraient de meilleures chances de réussir, de même que le manque de coopération dont le Procureur a bénéficié et qui risque de se raréfier si une enquête était autorisée, que la Chambre conclut qu'une enquête sur la situation en Afghanistan ne servirait pas à ce stade les intérêts de la justice et rejette, en conséquence, la demande du Procureur d'autoriser l'enquête.
Si le président américain, Donald Trump, s'est aussitôt réjoui, le Bureau du Procureur, quant à lui, a annoncé qu’il examinera tous les recours juridiques s’offrant à lui face à une décision qui n’est pas sans soulever des interrogations.
En effet, se pose d’abord la question de l’interprétation de l’article 53 du Statut de Rome, qui semble donner à la Chambre préliminaire le pouvoir de contrôler une décision (négative) du Procureur de ne pas enquêter ou poursuivre sur le fondement exclusif des intérêts de la justice et non une décision (positive) du Procureur d'enquêter ou poursuivre, en empêchant ainsi une enquête ou des poursuites sur la base de sa propre appréciation qu'une telle procédure ne servirait pas les intérêts de la justice :
"1. Le Procureur, après avoir évalué les renseignements portés à sa connaissance, ouvre une enquête, à moins qu'il ne conclue qu'il n'y a pas de base raisonnable pour poursuivre en vertu du présent Statut. Pour prendre sa décision, le Procureur examine : (...) c) S'il y a des raisons sérieuses de penser, compte tenu de la gravité du crime et des intérêts des victimes, qu'une enquête ne servirait pas les intérêts de la justice. S'il ou elle conclut qu'il n'y a pas de base raisonnable pour poursuivre et si cette conclusion est fondée exclusivement sur les considérations visées à l'alinéa c), le Procureur en informe la Chambre préliminaire" (article 53).
Ensuite, dans cette appréciation des intérêts de la justice - qui minimise non seulement la gravité des crimes mais aussi les intérêts des victimes se comptant par milliers dans le cadre du conflit afghan en cours depuis 2003 - il est difficile de ne pas voir un effet des pressions des États-Unis avec leur annonce, en mars dernier, de la mise en place de sanctions via une politique de restrictions des visas à l’encontre de toute personne enquêtant pour la Cour sur d'éventuels crimes commis par des militaires américains en Afghanistan ou dans d'autres pays.
On peut, dès lors, se demander si ce sont les intérêts de la justice à long terme ou les intérêts de la CPI à court terme qui ont été ici pris en compte dans une approche pragmatique d’une Cour consciente de ses déficiences structurelles dans l’ordre international. Or, il est fort probable qu’elle aura à affronter, à l’avenir, de nouvelles difficultés de coopération dans des situations où l'autorisation d'enquêter a déjà été accordée (Géorgie et Burundi) ou d’autres situations encore au stade de l’examen préliminaire (Palestine), et qui risquent de mettre à mal la crédibilité de la justice internationale pénale sur le long terme. Dans cette perspective, une telle décision risque de propager l’idée que la lutte contre l’impunité sera sacrifiée dès qu'apparaîtront des difficultés de coopération, alors même que la CPI aurait pu s’appuyer sur des techniques d’enquêtes depuis l’extérieur du pays et développer des actions diplomatiques en coulisse, et surtout, qu’elle a été créée pour porter l’espoir que l’impératif de justice ne céderait pas aux pressions politiques des plus grandes puissances.
A LIRE :
- Franck Petit, «L’Afghanistan, la CPI et la realpolitik», Justiceinfo.net, 16 avril 2019
- Sergey Vasiliev, «Not just another ‘crisis’: Could the blocking of the Afghanistan investigation spell the end of the ICC?» Part I / Part II, EJIL: Talk!, 19 April 2019
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