Le 5 octobre 2022, le président russe, Vladimir Poutine, a signé la loi d’annexion des régions ukrainiennes de Donetsk, Lougansk, Zaporijia et Kherson, celles-ci étant acceptées « au sein de la Fédération de Russie en conformité avec la Constitution de la Fédération de Russie ».
Ce scénario, qui intervient à la suite de référendums contestés, n’est pas sans rappeler le référendum de 2014, qui avait abouti au «rattachement» de la Crimée à la Fédération de Russie. En 2014 comme en 2022, les conditions d’organisation de ces consultations électorales ont été contraires au droit international.
Le précédent du référendum de Crimée de 2014
Le 11 mars 2014, le Parlement de Crimée adoptait une déclaration d’indépendance de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol à l’égard de l’Ukraine. Le 16 mars, alors que le territoire était sous occupation militaire russe, un référendum était organisé, proposant aux électeurs de choisir entre leur maintien au sein de l’Ukraine avec une autonomie renforcée ou leur rattachement au sein de la Fédération de Russie.
Cette seconde option l’emporta à une écrasante majorité de 96 %, conduisant, deux jours plus tard, à la signature d’un traité de rattachement de la «République de Crimée» et de la ville de Sébastopol à la Russie. Sous des apparences de légalité, si ce n’est de légitimité, l’annexion de cette péninsule avait alors été justifiée par la Russie, qui invoquait le précédent de la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo de 2008, en raison de la politique des « néofascistes » arrivés au pouvoir à Kiev – un discours proche de celui développé par Vladimir Poutine huit ans plus tard pour justifier son «opération militaire spéciale» déclenchée le 24 février 2022.
Le référendum d’indépendance était toutefois contraire au droit constitutionnel ukrainien, qui n’autorise pas la sécession unilatérale d’une parcelle de son territoire. La Résolution A/RES/68/262 de l’Assemblée générale des Nations unies du 27 mars 2014 soulignait, en ce sens, que le référendum du 16 mars «n’était pas autorisé par l’Ukraine». En conséquence, non seulement celui-ci n’a «aucune validité, ne [pouvant] servir de fondement à une quelconque modification du statut de la République autonome de Crimée ou de la ville de Sébastopol», mais en outre les États, organisations internationales et institutions spécialisées ne doivent «reconnaître aucune modification du statut de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol sur la base de ce référendum».
Les spécificités des nouvelles annexions de 2022
Huit années plus tard, le scénario de la Crimée semble se répéter. À la suite des référendums organisés du 23 au 27 septembre 2022, qui ont abouti à une victoire écrasante de leur «rattachement à la Fédération de Russie», à hauteur de 99 % à Donetsk, 98 % à Lougansk, 93 % à Zaporijia et 87 % à Kherson, ces quatre régions, représentant 15 % du territoire ukrainien, sont désormais considérées comme siennes par la Russie, pays le plus vaste du monde.
À première vue, on pourrait penser que les événements de 2014 et de 2022 sont calqués sur un même modèle. Si, sur le plan stratégique, les similitudes sont grandes, il convient de noter une différence majeure. En effet, contrairement à la Crimée qui était passée dans son intégralité sous le contrôle des forces armées russes, les régions ukrainiennes récemment annexées ne sont pas totalement sous contrôle russe. Sur le terrain, les référendums ont été organisés dans la précipitation, dans des territoires que l’armée russe ne contrôle que partiellement, et en pleine contre-offensive ukrainienne.
Le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a aussitôt mis en garde contre une «escalade dangereuse». Insistant sur l’engagement de l’ONU en faveur de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, il a déclaré que les «soi-disant référendums» – menés pendant un conflit armé actif, dans des zones occupées et en dehors du cadre juridique et constitutionnel ukrainien – ne peuvent être qualifiés d’expression authentique de la volonté populaire.
Il a également ajouté que «[t]oute annexion du territoire d’un État par un autre État résultant de la menace ou de l’usage de la force est une violation des principes de la Charte des Nations unies et du droit international» et que la Russie, en sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité, «partage une responsabilité particulière» en matière de respect de la Charte.
Sans surprise, le 30 septembre, une tentative de condamnation des annexions russes par le Conseil de sécurité n’a pas abouti. Présenté par les États-Unis et l’Albanie, un projet de résolution déclarant que les «référendums illégaux» organisés dans les quatre régions ukrainiennes sous contrôle temporaire russe ne pouvaient avoir «aucune validité» et «ne sauraient servir de fondement» à une «quelconque modification» de leur statut, notamment une «prétendue annexion» par la Russie, s’est heurté au veto de celle-ci. Le texte, qui exigeait que la décision d’annexion soit immédiatement et inconditionnellement annulée et que les forces militaires russes se retirent complètement, n’a recueilli que 10 voix favorables, la Chine, l’Inde, le Brésil et le Gabon ayant préféré s’abstenir.
À l’occasion de ce vote, le délégué russe a fustigé la manœuvre des instigateurs du projet de résolution, dont la mise aux voix ne serait qu’une instrumentalisation du Conseil de sécurité pour acculer la Russie à utiliser son droit de veto, avant d’en répondre devant l’Assemblée générale. En effet, aux termes de la Résolution A/RES/76/262 adoptée au printemps dernier, tout veto déclenche désormais automatiquement dans les 10 jours une réunion de l’Assemblée, afin que soit débattue cette utilisation par tous les États membres des Nations unies, y compris par le membre permanent concerné qui est invité à se justifier.
Lors de cette réunion, le 12 octobre, l’Assemblée a adopté, par 143 voix pour, 35 abstentions et 5 voix contre (Bélarus, Corée du Nord, Nicaragua, Russie et Syrie), la Résolution A/RES/ES-11/4 sur l’«Intégrité territoriale de l’Ukraine», laquelle proclame, à l’instar de sa Résolution A/RES/68/262 de 2014, que les annexions «n’ont aucune validité au regard du droit international».
L’invocabilité de l’autodétermination des peuples ?
Que ce soit en Crimée dans le passé ou dans les régions de Donetsk, Lougansk, Zaporijia et Kherson dans le présent, le discours de la Russie prend appui sur le droit international pour justifier les annexions.
Hier comme aujourd’hui, la protection des populations russophones est invoquée et, plus spécifiquement, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui est brandi comme un étendard des revendications indépendantistes. Les peuples auraient un droit à l’autodétermination externe qu’ils auraient exprimé par la voie du référendum – dès 2014 pour les régions de Donetsk et Lougansk, reconnues par la Russie comme États indépendants trois jours avant d’envahir l’Ukraine –, puis qu’ils auraient exercé par la conclusion d’un traité de rattachement avec la Russie.
Politiquement, la justification est adroite. En soi, comme l’a reconnu la Cour internationale de Justice dans son avis de 2010 relatif à la Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, une sécession – matérialisée par une proclamation unilatérale d’indépendance ou un référendum concernant le statut futur d’un territoire – est un fait qui n’est ni interdit ni autorisé par le droit international. Autrement dit, si les principes d’intégrité territoriale et d’intangibilité des frontières protègent l’État des interventions extérieures, ils ne le mettent aucunement à l’abri d’une dislocation. Aussi, la validité de la sécession doit-elle s’apprécier au regard du droit national de l’État considéré, à qui il revient de déterminer son autodétermination interne.
En intégrant les territoires ukrainiens dans son territoire national, la Russie contourne l’interdiction qui lui est faite par l’article 47 de la Quatrième Convention de Genève de 1949 d’annexer un territoire occupé.
Selon Moscou, ces territoires ne sont donc plus des zones ukrainiennes occupées par les forces armées russes, mais des zones russes attaquées par les forces armées ukrainiennes. Dès lors, son opération militaire n’est pas une agression, mais une action de légitime défense lui donnant la possibilité de répliquer à toute attaque d’ampleur contre son territoire, y compris, en cas de «menace pour l’existence du pays», avec des armes nucléaires.
Juridiquement, cette justification est contestable. L’autodétermination des peuples, reconnue par la Charte des Nations unies comme l’un des buts de l’Organisation (article 1 §2), a une portée étroite. En droit positif, ce droit ne peut être invoqué de manière incontestable pour créer un nouvel État que dans le contexte de peuples colonisés soumis à une subjugation, à une domination ou à une exploitation étrangères (Résolution 1514 de l’Assemblée générale de 1960), voire, selon une interprétation élargie à partir des années 1970, dans le contexte de peuples sous occupation étrangère ou victimes d’apartheid.
Cette autodétermination externe ne s’est toutefois jamais étendue au point de bénéficier à toute minorité ayant des velléités d’indépendance. Elle ne pourrait être revendiquée – selon la notion controversée de la sécession-remède – que dans le contexte de peuples victimes de violations massives, persistantes et systématiques de leurs droits humains fondamentaux, cette oppression faisant de la séparation une ultima ratio. Les régions ukrainiennes concernées par les annexions, dotées d’une large autonomie, ne sont assurément pas dans une telle situation.
Par ailleurs, si l’incorporation d’un territoire dans un autre territoire est possible, encore faut-il que les conditions de cette incorporation ne violent pas le droit international, conformément à la maxime ex injuria jus non oritur (selon laquelle un droit ne peut pas naître d’un fait illicite). Or, en l’espèce, qu’il s’agisse, d’une part, des graves violations commises durant la guerre, chacun des deux camps s’accusant de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité actuellement sous enquête de la Cour pénale internationale, d’autre part, de la violation de principes aussi fondamentaux que l’intégrité territoriale et l’interdiction de la force armée, reconnue dès le 2 mars 2022 par l’Assemblée générale dans sa Résolution A/ES-11/1 (à défaut d’une condamnation par un Conseil de sécurité paralysé), le contexte des annexions est clairement illicite.
La réaction ukrainienne
Face aux annexions proclamées par la Russie, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a annoncé, le 30 septembre, qu’il allait déposer une demande d’adhésion accélérée à l’OTAN – demande qui a peu de chances de fédérer l’unanimité des 30 pays membres de l’alliance militaire, en particulier de la Turquie. En effet, si la Turquie a condamné sans équivoque l’invasion de l’Ukraine, elle ne s’est toutefois pas jointe aux sanctions contre la Russie. Soucieuse de ne pas compromettre ses étroites relations politiques et commerciales avec Moscou, elle cherche avant tout à se positionner en médiateur dans le conflit ukrainien pour renforcer son rôle dans la région.
Par ailleurs, Volodymyr Zelensky a également proclamé que l’Ukraine continuera à agir pour défendre son peuple dans les régions occupées, tandis que l’Union européenne votait, le 5 octobre, un huitième paquet de sanctions. Pour l’heure, ces sanctions comme les condamnations des illicéités commises ne semblent pas ébranler la volonté de Vladimir Poutine.
Source : The Conversation
Le 30 septembre 2022, un grand concert est organisé sur la place Rouge à Moscou à l’occasion de l’annexion des quatre régions ukrainiennes, dont les noms sont inscrits sur la banderole de gauche. Au-dessus de l’écran montrant Vladimir Poutine, on lit l’inscription « Ensemble pour toujours ». Photo: Alexander Nemenov/AFP
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