5 mars 2022

ANALYSE : Agression de l’Ukraine par la Russie : réflexions sur l’impuissance du Conseil de sécurité

Catherine MAIA

La campagne militaire des troupes russes en Ukraine puise ses racines dans le mouvement Euromaïdan de 2013-2014, marqué par des manifestations pro-européennes et suivi, à partir de 2014, de l’occupation de la Crimée annexée au territoire russe, ainsi que d’une guerre dans la région du Donbass où les entités sécessionnistes de Donetsk et de Louhansk ont proclamé leur indépendance, respectivement en avril et en mai.

Après un renforcement progressif de la présence militaire russe à la frontière ukrainienne, et tandis que l’Europe, déjà affairée à la délicate gestion de la pandémie de Covid-19, devait faire face à la crise migratoire orchestrée par la Biélorussie, le Président russe, Vladimir Poutine, annonçait officiellement, le 21 février 2022, reconnaître l’indépendance des républiques populaires de Donetsk et de Louhansk. Quelques jours plus tard, le 24 février, une vaste offensive des forces armées russes terrestres, aériennes et maritimes était déclenchée sur l’ensemble du territoire ukrainien, au titre de ce qui a été justifié comme une « opération militaire spéciale » visant à sauver le pays des néonazis et à protéger la population qui, depuis huit ans, serait victime de la part de Kiev d’intimidation, voire de génocide, tout en insistant sur le fait que les Ukrainiens ne formeraient avec les Russes qu’un seul et même peuple.

De tels argumentaires n’ont pas su convaincre. Depuis le début de l'offensive militaire russe en Ukraine, les condamnations d’une violation caractérisée du principe cardinal de l’interdiction du recours à la force armée entre États posé par l’article 2 § 4 de la Charte des Nations Unies se sont multipliées, qu’il s’agisse du Conseil de l’Europe dont les deux pays sont membres, mais également de l’Union européenne, de l’Organisation des États américains, ou encore de l’Union africaine. Aussitôt, le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, a également regretté « des opérations militaires russes à l’intérieur du territoire souverain de l’Ukraine, à une échelle que l’Europe n’a plus vue depuis des décennies ». Et d’ajouter : « L’emploi de la force par un pays contre un autre est un rejet des principes que chaque pays s’est engagé à respecter. Cela s’applique à l’offensive militaire actuelle. C’est une erreur. C’est contraire à la Charte [des Nations Unies]. C’est inacceptable. Mais ce n’est pas irréversible ».

Une exclusion du Conseil de sécurité ?

Le Conseil de sécurité, organe décisionnaire de l’ONU, se compose de 15 membres, à savoir : d’un côté, dix membres élus par l'Assemblée générale pour deux ans en fonction de leur contribution au maintien de la paix et d’une répartition géographique équitable ; d’un autre côté, cinq membres permanents correspondant aux puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale (États-Unis, Royaume-Uni, France, Chine et Russie, laquelle a hérité du siège permanent de l’ex-URSS à la suite de sa dislocation en 1991). Tous sont dotés d’un droit de veto.

Les règles de fonctionnement du Conseil de sécurité, telles que fixées par la Charte des Nations Unies en 1945, expliquent que la Russie, à l’instar des autres membres permanents, dispose donc d’une position privilégiée au sein de cet organe, qui lui permet de bloquer par son veto toute décision de condamnation et, a fortiori, toute décision de sanction à son égard.

À cet égard, le contexte de l’agression ukrainienne est un épisode supplémentaire venant dévoiler avec éclat l’impuissance de l’ONU dès lors qu’il s’agit d’un membre permanent du Conseil. Depuis sa création en 1945, celle-ci n'a pas été en mesure d'empêcher une guerre déclenchée par l'un de ses membres permanents dotés d'un droit de veto, qu'il s'agisse des États-Unis pour l'Irak en 2003 ou de la Russie pour l'Ukraine aujourd’hui. Non seulement, comble de l’ironie, l’offensive en Ukraine a débuté sous la présidence russe du Conseil de sécurité quelques minutes seulement après le début d’une session d’urgence destinée précisément à contenir le risque d’une escalade des tensions, mais un projet de résolution, présenté dès le lendemain par les États-Unis et l’Albanie visant à réaffirmer la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine et à demander le retrait immédiat des troupes russes du pays a été bloqué par le veto de la Russie, malgré 11 votes favorables et 3 abstentions (Chine, Inde, Émirats arabes unis).

Au regard de la violation flagrante de l’interdiction du recours à la force armée entre États, l’exclusion de la Russie du Conseil de sécurité est-elle envisageable ?

L’hypothèse d’une exclusion de l’ONU est prévue à l’article 6 de la Charte des Nations Unies, selon lequel : « Si un Membre de l'Organisation enfreint de manière persistante les principes énoncés dans la présente Charte, il peut être exclu de l'Organisation par l'Assemblée générale sur recommandation du Conseil de sécurité ». À la lecture de ces conditions, on comprend que le privilège du droit de veto dont dispose la Russie rend impossible, si ce n’est invraisemblable, toute exclusion. Une telle exclusion se heurterait, par ailleurs, au fait que la Charte des Nations Unies énumère expressis verbis chacun des membres permanents composant le Conseil, dont l’exclusion n’a pas été envisagée en tant que telle.

De son côté, si l’Assemblée générale peut décider, par un vote à la majorité des deux tiers des membres présents et votants, la suspension des droits et privilèges d’un membre (article 18 CNU), il doit s’agir d’un « Membre de l'Organisation contre lequel une action préventive ou coercitive a été entreprise par le Conseil de sécurité » (article 5 CNU). Une décision préalable du Conseil conditionnant l’initiative de l’Assemblée, celle-ci peut dès lors se heurter au barrage infranchissable du veto.

Notons toutefois qu’un tel droit de veto n’existant au Conseil de l’Europe, dont la Russie fait partie depuis 1996, celle-ci a été suspendue avec effet immédiat de son droit de représentation par le Comité des ministres, aussi bien en son sein qu’au sein de l’Assemblée parlementaire. Alors que les mesures provisoires indiquées le 1er mars 2022 par la Cour européenne des droits de l’homme afin que la Russie respecte le droit international humanitaire risquent de rester sans effet, la Russie pourrait, dans une seconde étape plus radicale, prévue à l’article 8 du Statut du Conseil de l’Europe, être « invitée » à se retirer, invitation qui, si elle n’était pas prise en compte, pourrait se transformer en exclusion à une date déterminée par le Comité.

En l’absence d’une telle possibilité d’exclusion du Conseil de sécurité, le recours par l’État agresseur à son droit veto pour se dérober à toute condamnation internationale apparaît d’autant plus cynique et inacceptable. Cynique, car ce droit de veto a été conçu comme la contrepartie d’une responsabilité de respecter et faire respecter les valeurs de paix sous-tendant la Charte des Nations Unies. Inacceptable, car un usage abusif du droit de veto mine la crédibilité de l’ONU comme organe de maintien de la paix et de la sécurité internationales, donnant aux membres permanents un chèque en blanc pour violer le droit international à peu de frais.

Certes, le siège d’un membre permanent au Conseil de sécurité n’est pas éternel ; il est toutefois intrinsèquement lié à l’acte constitutif de l’ONU. La structure du Conseil ne pourrait donc évoluer qu’à condition d’amender la Charte, ce qui nécessiterait non seulement une majorité des deux-tiers des membres de l’ONU, mais aussi une absence d’opposition d’un des membres permanents. À la suite des critiques récurrentes sur le caractère non démocratique du Conseil de sécurité, depuis plusieurs années, diverses réformes ont été présentées, visant tour à tour à faire disparaître ce droit de veto ou du moins à l’écarter en cas de violations massives, à supprimer la catégorie des membres permanents ou du moins à élargir celle des membres non permanents. Pour l’heure, toutes ces propositions sont restées lettre morte.

Quelles autres sanctions ?


À défaut de condamnation politique par le Conseil de sécurité, apparait comme également hautement incertaine l’issue de la voie de la justice internationale, à la suite des démarches entreprises tant devant la Cour internationale de Justice pour engager la responsabilité de l’État russe en raison de sa violation du jus ad bellum que devant la Cour pénale internationale pour engager la responsabilité des principaux responsables politiques et militaires russes en raison des crimes internationaux perpétrés. Aussi, le Conseil s’est-il tourné vers l’Assemblée générale en réactivant, le 27 février, les potentialités de la Résolution 377 (V) « Union pour la paix », adoptée en 1950 dans le contexte de la guerre en Corée et inusitée depuis plusieurs années. Cette résolution, également connue comme Résolution « Dean Acheson » (du nom du secrétaire d’État américain à son initiative), prévoit que « dans tout cas où paraît exister une menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte d'agression et où, du fait que l'unanimité n'a pas pu se réaliser parmi ses membres permanents, le Conseil de sécurité manque à s'acquitter de sa responsabilité principale dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales, l'Assemblée générale examinera immédiatement la question afin de faire aux Membres les recommandations appropriées sur les mesures collectives à prendre ». Dans ce cadre, l’Assemblée peut être convoquée par un simple vote procédural du Conseil, autrement dit un vote non soumis au veto.

C’est ainsi que, réunie en session extraordinaire d’urgence, l’Assemblée a adopté, le 2 mars 2022, la Résolution A/ES-11/1 qui vient condamner l’« Agression contre l'Ukraine ». Au-delà des 12 absents (dont 8 sont issus du continent africain : Burkina Faso, Cameroun, Eswatini, Éthiopie, Guinée, Guinée Bissau, Maroc et Togo) et des 35 abstentionnistes, il est notable que ce texte ait été voté à une écrasante majorité de 141 voix parmi ses 193 États membres, 5 pays uniquement ayant voté contre ladite résolution : Belarus, Corée du Nord, Érythrée, Russie et Syrie.

Par cette résolution, l’Assemblée générale : « 1. Réaffirme son engagement envers la souveraineté, l’indépendance, l’unité et l’intégrité territoriale de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues, s’étendant à ses eaux territoriales ; 2. Déplore dans les termes les plus énergiques l’agression commise par la Fédération de Russie contre l’Ukraine en violation du paragraphe 4 de l’Article 2 de la Charte ; 3. Exige que la Fédération de Russie cesse immédiatement d’employer la force contre l’Ukraine et s’abstienne de tout nouveau recours illicite à la menace ou à l’emploi de la force contre tout État Membre ; 4. Exige également que la Fédération de Russie retire immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires du territoire ukrainien à l’intérieur des frontières internationalement reconnues du pays. 5. Déplore la décision prise le 21 février 2022 par la Fédération de Russie concernant le statut de certaines zones des régions ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk, qui constitue une violation de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Ukraine et contrevient aux principes de la Charte ; 6. Exige que la Fédération de Russie revienne immédiatement et sans condition sur sa décision relative au statut de certaines zones des régions ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk ».

Certes, on peut regretter l’ambivalence de la réprobation qui, s’agissant d’une violation d’une règle cardinale de l’ordre international, accole le verbe « déplorer » à la formule « dans les termes les plus énergiques ». Toutefois, en matière de négociations diplomatiques, on connait l’extrême complexité d’aboutir à des formulations consensuelles. Certes, on peut aussi regretter que la résolution soit dépourvue de force contraignante, ne valant qu’au titre de recommandation. Toutefois, symboliquement, son poids politique est considérable en ce qu’elle mesure l’isolement du régime russe sur la scène internationale et vient en soutien des autres initiatives sanctionnatoires, faute d'en recommander elle-même à ce stade.

Depuis le début du conflit, on assiste, en effet, à une véritable avalanche de sanctions frappant la Russie, lesquelles viennent s’ajouter à celles qui la visait déjà depuis son annexion de la Crimée en 2014. Qu’il s’agisse de l’OTAN qui a renforcé ses troupes présentes dans les pays Baltes, du Conseil de l’Europe qui a suspendu les droits de représentation de la Russie, des diverses organisations sportives mondiales qui ont banni les équipes russes de compétitions, ou encore des nombreux États ayant adopté des sanctions individuelles ou concertées, la mobilisation est vaste.

Parmi les organisations ayant adopté des sanctions, l’Union européenne se détache par l’unité dont elle a réussi à faire preuve, en adoptant une série de sanctions comprenant des mesures restrictives économiques et financières, des sanctions individuelles ciblées dont le gel des avoirs contre de hauts dignitaires du régime russe, y compris le président russe lui-même, ainsi que d’autres mesures aussi diversifiées que la fourniture d'équipements et de matériels aux forces armées ukrainiennes, une interdiction du survol de l'espace aérien de l'Union pour tous les transporteurs russes, ou encore la suspension de la diffusion dans l'Union des médias d'État Russia Today et Sputnik.

La profusion, l’ampleur et la diversité sans précédent des mesures adoptées mesures démontre sans ambages que, même dans une hypothèse d’impuissance du Conseil de sécurité paralysé par le veto, lorsque la communauté internationale est solidaire, il est possible d’adopter des sanctions draconiennes contre les violateurs du droit international, fussent-ils des États forts, pour les isoler sur la scène internationale. Ces mesures font et feront l’objet de contre-mesures de la part du gouvernement russe. Il s’agit surtout de les maintenir solidement pour espérer faire plier le régime de Vladimir Poutine. À plus long terme, il s’agira aussi de faire preuve de la même unité et cohérence face à d’autres violations graves pour éviter les deux poids deux mesures si dommageables pour la crédibilité et l’efficacité du droit international.


@Getty images

Catherine MAIA, « Agression de l’Ukraine par la Russie : réflexions sur l’impuissance du Conseil de sécurité », Multipol, 05/03/2022


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