15 juillet 2025

ACTU : La remise en cause de la Convention d’Ottawa par certains États européens : un précédent inquiétant en droit international humanitaire

Catherine MAIA, Glenn PERHIRIN

Longtemps perçue comme un acquis solide du droit international humanitaire, la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel, également connue sous le nom de Convention d'Ottawa, se retrouve aujourd'hui affaiblie. En 2025, le retrait ou l’intention de retrait de plusieurs États européens, dans un contexte marqué par le retour de la guerre de haute intensité sur le continent, met en évidence la précarité des engagements conventionnels, où les impératifs sécuritaires tendent à prévaloir sur les acquis humanitaires. L’enjeu dépasse la seule Convention d’Ottawa : c’est l’édifice même du droit des conflits armés qui se voit ainsi questionné.

Instrument emblématique du droit international humanitaire, la Convention d’Ottawa, adoptée en 1997 et entrée en vigueur en 1999, incarne la volonté de la communauté internationale de bannir l’une des armes les plus meurtrières et aveugles à long terme : la mine antipersonnel. Elle figure, aux côtés de la Convention sur les armes biologiques (1972), de la Convention sur les armes chimiques (1993), de la Convention d’Oslo sur les sous-munitions (2008) et du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (2017), parmi les grands traités d’interdiction d’armes adoptés pour des raisons humanitaires. Ces instruments, conçus à la lumière des enseignements douloureux des guerres mondiales, visent à réduire les souffrances, protéger les civils et limiter la brutalité des conflits. Au-delà de sa dimension normative, la Convention d’Ottawa s’est imposée comme le symbole d’un consensus global : celui selon lequel certaines armes sont incompatibles avec les exigences minimales d’humanité, même en temps de guerre. C’est précisément ce consensus qui semble à présent vaciller.
 
La menace durable des mines antipersonnel à l’origine d’un consensus international

Issue d’un large mouvement humanitaire international dans les années 1990, porté notamment par de nombreuses ONG regroupées au sein de la Campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel (ICBL), la Convention d’Ottawa s’est construite en réaction aux ravages causés par ces armes dans de nombreux conflits, tels que ceux au Cambodge, en Afghanistan ou encore en Angola.

Aux termes de l’article 2, § 1, de la Convention, les mines antipersonnel sont définies comme des engins explosifs conçus pour exploser sous l’effet de la présence, de la proximité ou du contact d’une personne. Leur finalité opérationnelle est explicite : tuer, mutiler ou neutraliser un individu sans discernement. Ce caractère aveugle constitue une violation manifeste des principes fondamentaux du DIH, notamment ceux de distinction entre combattants et civils et de nécessité militaire.

Généralement posées à la main mais pouvant également être dispersées par des avions, des roquettes, de l’artillerie, des drones ou des véhicules spécialisés, les mines antipersonnel constituent des armes intrinsèquement indiscriminées. Les engins non explosés continuent de représenter une menace persistante bien après la fin des hostilités, contaminant les terres agricoles et les zones habitées, et provoquant des pertes civiles longtemps après les conflits. Leur présence durable freine la reconstruction et le développement des pays touchés, un impact humanitaire dévastateur que souligne régulièrement le Comité international de la Croix-Rouge (CICR).

Face à cette menace, la communauté internationale a élaboré un traité ambitieux interdisant l’usage des mines antipersonnel. La Convention d’Ottawa prohibe non seulement l’emploi de telles armes, mais aussi leur production, leur stockage et leur transfert. Elle impose, par ailleurs, leur destruction dans des délais stricts et prévoit des mécanismes d’assistance aux victimes ainsi que de dépollution des zones minées.

L’option du retrait des États européens face aux nouvelles menaces sécuritaires

Depuis 2022, le retour de la guerre de haute intensité sur le sol européen, avec l’invasion russe de l’Ukraine, a ravivé les préoccupations sécuritaires des États riverains du conflit. Dans plusieurs pays d’Europe de l’Est, des voix politiques ont plaidé pour une reconsidération de certaines contraintes juridiques au nom de la sécurité nationale et de l’efficacité militaire. Ces États invoquent une dégradation de la sécurité liée à la guerre en Ukraine et au comportement de la Russie pour justifier leur volonté de retrouver une plus grande flexibilité pour la défense de leur souveraineté territoriale.

C’est dans ce contexte que plusieurs États européens ont engagé une procédure formelle de retrait de la Convention d’Ottawa. Le 27 juin 2025, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie ont notifié leur décision au Secrétaire général de l’ONU, dépositaire de la Convention d’Ottawa. Le 10 juillet 2025, la Finlande a fait de même.

Conformément à l’article 20, § 3, de la convention, ces retraits prendront effet six mois après leur notification, soit en décembre 2025 pour les trois États baltes et en janvier 2026 pour la Finlande. En Pologne, le Parlement a également voté cette année en faveur du retrait de la Convention d’Ottawa, une décision qui laisse présager que le pays pourrait être le prochain à se désengager formellement de l’instrument.

De son côté, le 18 juillet 2025, l’Ukraine a annoncé la suspension de l’application de la Convention, pourtant ratifiée en 2005, déclarant, en se fondant sur la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, qu’à compter de cette date elle cesserait de mettre en œuvre ses obligations conventionnelles. Cette décision intervient alors que plus de 20 % du territoire ukrainien serait actuellement contaminé par les mines, conséquence d’un usage massif par la Russie, qui n’a jamais adhéré au traité, mais aussi par l’Ukraine elle-même depuis 2022, y compris à la suite de livraisons par les États-Unis, autre État tiers au traité.

Ce mouvement de désengagement, inédit à l’échelle régionale, interroge la solidité des engagements humanitaires européens face aux réalités stratégiques d’un continent à nouveau confronté à la guerre conventionnelle. Il contraste avec la position de l’Union européenne qui, en avril 2025, avait réaffirmé son attachement « à l’universalisation et à la mise en œuvre » de la Convention d’Ottawa.
Un retrait juridiquement prévu par la Convention d’Ottawa

Si ce mouvement de retrait est regrettable, il trouve néanmoins un fondement juridique explicite dans la Convention d’Ottawa elle-même. En effet, l’article 20 du traité précise que, bien que la Convention ait une durée illimitée (§ 1), un État partie peut décider de s’en retirer à tout moment, sous réserve d’en notifier tous les autres États parties, le dépositaire (à savoir le Secrétaire général des Nations Unies) et le Conseil de sécurité (§ 2).

Selon l’article 20, § 3, le retrait prend alors effet six mois après réception de l’instrument de dénonciation. Toutefois, pour prévenir tout retrait intempestif, cette disposition a introduit une limite importante : un retrait ne peut produire effet si, à l’expiration de ce délai de six mois, l’État partie concerné est engagé dans un conflit armé. S’agissant de l’Ukraine, le retrait ne produira effet qu’à l’issue des hostilités, de sorte que, tant que la guerre se poursuit, le pays reste, de facto, tenu par les obligations de la Convention.

L’article 20, § 4, ajoute, en outre, que « le retrait d’un État partie de la présente Convention n’affecte en aucune manière le devoir des États de continuer à remplir leurs obligations en vertu des règles pertinentes du droit international ».
 
Une menace pour l’architecture du droit humanitaire

Si le retrait d’un traité demeure un droit souverain, sa portée n’est pas neutre. Le désengagement progressif de plusieurs États européens fragilise l’autorité normative de la Convention d’Ottawa. Or, ce traité avait réussi, en quelques décennies, à établir un quasi-consensus mondial sur l’inacceptabilité des mines antipersonnel, stigmatisées comme armes inhumaines. Au 15 juillet 2025, 166 États y sont parties, les plus récents étant les Îles Marshall (mars 2025) et le Royaume des Tonga (juin 2025).

Portée par un fort élan humanitaire, la Convention a produit des résultats concrets : plus de 3 300 km² de zones minées déminées, plus de 5 millions de mines détruites, et 55 millions de mines stockées éliminées par les États parties selon Handicap International. Le retrait de plusieurs pays européens rompt avec cette dynamique et crée un précédent dangereux, susceptible d’inciter d’autres États à remettre en cause leurs engagements humanitaires. À cet égard, le cas de la Lituanie est révélateur : son retrait de la Convention d’Oslo sur l’interdiction des munitions à sous-munitions, notifié en septembre 2024 et effectif depuis mars 2025, illustre cette tendance de désengagement.

En affaiblissant la force normative des interdictions humanitaires, ces retraits menacent l’architecture du DIH, fondée sur le respect de règles minimales de conduite en temps de guerre. Ces décisions risquent de renverser des décennies de progrès visant à protéger les civils contre les effets durables et dévastateurs de ces armes inhumaines. Elles traduisent un renversement de perspective où les considérations militaires tendent à prévaloir sur l’impératif d’humanité, pourtant au cœur du droit des conflits armés.

Le DIH repose sur une structure fragile mais essentielle : l’existence de limites à ne pas franchir, même en période de conflit. Remettre en cause ces interdictions, c’est contribuer à banaliser l’usage d’armes prohibées et décrédibiliser l’ensemble du système humanitaire, précisément au moment où il est le plus nécessaire.

Face à cette évolution préoccupante de retraits de traités destinés à protéger les populations civiles, le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, a annoncé le lancement d’une campagne mondiale pour renforcer le soutien aux instruments de désarmement humanitaire et promouvoir notamment les efforts de déminage.




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