Alors que les organisations humanitaires s’efforcent d’intensifier l’aide indispensable à Gaza, à la suite du fragile cessez-le-feu récemment conclu dans le cadre du Plan Trump pour Gaza, la Cour internationale de Justice (CIJ) a rendu, le 22 octobre 2025, un avis consultatif majeur. Celui-ci porte sur les obligations d’Israël en ce qui concerne la présence et les activités de l’Organisation des Nations Unies, d’autres organisations internationales et d’États tiers dans le Territoire palestinien occupé, question qui a suscité un haut niveau d’engagement procédural, 45 États et organisations ayant déposé des observations écrites et plusieurs dizaines de participants ayant présenté des plaidoiries orales lors des audiences tenues en avril et mai 2025.
L’avis de la CIJ réaffirme qu’Israël, en tant que puissance occupante, est tenu de garantir la libre circulation de l’aide humanitaire, de protéger le personnel et les installations des Nations Unies et de respecter les privilèges et immunités dont bénéficient les organes onusiens, ainsi que les autres agences humanitaires opérant dans le territoire palestinien occupé. Il s’inscrit dans un contentieux déjà nourri relatif aux violations du droit international par Israël : avis consultatif de 2024 sur la colonisation et l’occupation du territoire palestinien, procédure engagée par l’Afrique du Sud sur le fondement de la Convention de 1948 sur le génocide, et, plus en amont, avis consultatif de 2004 sur les conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le Territoire palestinien occupé.
Par cette nouvelle prise de position, la CIJ consolide un ensemble d’obligations convergentes pesant sur Israël en tant que puissance occupante, au croisement du droit de l’occupation, du droit humanitaire, des droits humains et du droit des Nations Unies. L’avis s’inscrit ainsi dans une double dynamique : clarifier la responsabilité juridique d’Israël et réaffirmer la fonction protectrice du droit international face à une crise humanitaire prolongée.
Les raisons d’un nouvel avis concernant le Territoire palestinien occupé
Rendu à la demande de l’Assemblée générale dans sa Résolution 79/232 du 19 décembre 2024, la question soumise à la Cour était la suivante : quelles sont les obligations juridiques d’Israël, en tant que puissance occupante du Territoire palestinien occupé et en tant que membre de l’Organisation des Nations Unies, à l’égard de la présence et des activités de l’Organisation – en particulier de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) – ainsi que des autres organisations internationales et des États tiers dans ledit territoire (§ 1) ?
Cette demande de l’Assemblée générale s’explique par l’apparition de faits nouveaux survenus après l’avis consultatif du 19 juillet 2024. À l’automne 2024, les autorités israéliennes ont adopté deux lois interdisant à l’UNRWA d’exercer ses activités dans les zones placées sous juridiction israélienne, y compris à Jérusalem-Est, et prohibant toute coopération officielle avec l’agence, au moment même où la crise humanitaire à Gaza atteignait un niveau critique. Dans le même temps, l’accès des autres agences onusiennes et des organisations non gouvernementales humanitaires a fait l’objet de restrictions croissantes.
Ces mesures ont été justifiées par Israël par des accusations visant certains employés de l’UNRWA, soupçonnés de liens avec le Hamas ou d’implication dans l’attaque du 7 octobre 2023, ainsi que par la volonté déclarée de revoir en profondeur – et de mieux contrôler – les canaux d’acheminement de l’aide. Elles ont toutefois été perçues par l’Assemblée générale comme soulevant une nouvelle question juridique : celle des obligations d’Israël, non plus seulement en tant qu’État occupant, mais aussi en tant que membre de l’Organisation des Nations Unies, à l’égard de la présence institutionnelle et de l’action humanitaire de celle-ci.
Ainsi, la saisine de 2024 ne visait pas à répéter l’avis rendu quelques mois plus tôt, mais à en décliner les conséquences opérationnelles : déterminer si Israël pouvait légalement entraver le mandat de l’UNRWA et des autres organes onusiens, limiter la fourniture d’aide humanitaire, ou refuser la coopération requise par la Charte des Nations Unies. L’Assemblée générale a estimé qu’un nouvel avis permettrait de clarifier la portée concrète des obligations internationales d’Israël face à la présence et aux activités de l’ONU dans le territoire palestinien occupé, notamment en matière de protection du personnel, d’accès humanitaire et de respect des privilèges et immunités.
La CIJ, après avoir confirmé que la question posée est de nature juridique et entre pleinement dans le champ de l’article 65 de son Statut, rappelle que l’Assemblée générale est libre de solliciter plusieurs avis successifs lorsqu’ils portent sur des aspects distincts d’une même situation (§§ 17-22). Elle écarte les objections relatives à un prétendu chevauchement avec ses précédents avis ou avec la procédure contentieuse engagée par l’Afrique du Sud (§§ 23-41). Elle souligne également que la demande s’inscrit dans la continuité de son rôle consultatif et qu’elle vise à préciser, non à réexaminer, les obligations déjà identifiées en 2024.
Les obligations d’Israël en tant que puissance occupante
Sur le fond, la CIJ réaffirme sans ambiguïté le statut d’État occupant d’Israël sur l’ensemble du territoire palestinien – y compris Jérusalem-Est et la bande de Gaza (§§ 85-87). Ce constat, en continuité avec ses avis consultatifs de 2004 et de 2024, fonde son raisonnement sur le droit international humanitaire, notamment la Quatrième Convention de Genève de 1949, ainsi que sur les instruments pertinents du droit international des droits humains (§§ 82-145, 146-160).
Elle rappelle d’abord qu’en vertu du droit de l’occupation, Israël demeure responsable du bien-être de la population protégée et doit accepter et faciliter les actions de secours lorsqu’elle est insuffisamment approvisionnée, conformément à l’article 59 de la Quatrième Convention de Genève (§§ 93-101, 102-109). Sur cette base, la CIJ souligne qu’Israël est dans l’obligation d’accepter et de faciliter les programmes d’aide fournis par les Nations Unies et ses entités, parmi lesquelles figure l’UNRWA, que les autorités israéliennes ont cherché à interdire après avoir accusé certains de ses employés d’avoir participé à l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023. Sur ce point, la CIJ juge qu’Israël n’a pas étayé ces allégations et considère que le mandat de l’UNRWA demeure indispensable dans le Territoire palestinien occupé.
La CIJ reconnaît que les préoccupations sécuritaires d’Israël peuvent être prises en considération (§§ 88-90), mais précise qu’elles ne sauraient justifier des restrictions compromettant la fourniture de secours indispensables à la population civile. En vertu de l’article 59, § 4, de la Quatrième Convention de Genève, l’État occupant peut inspecter les convois de secours pour des raisons de sécurité, mais ces vérifications doivent demeurer strictement proportionnées et ne pas retarder indûment la distribution de l’aide.
S’agissant de l’UNRWA, la CIJ souligne le caractère « indispensable » (§ 121) de son mandat et rejette l’argument israélien selon lequel l’agence manquerait de neutralité, rappelant que son action rapide à l’égard des employés incriminés constitue un « solide indicateur de neutralité » (§ 118). La CIJ précise, à cet égard, que les lois adoptées par la Knesset en octobre 2024, restreignant les activités de l’UNRWA, sont incompatibles avec les obligations d’Israël en tant que puissance occupante et que la Gaza Humanitarian Foundation, créée par l’État hébreu, ne saurait se substituer à l’UNRWA sans garanties équivalentes d’impartialité et d’efficacité (§ 123).
Elle ajoute que l’État occupant a l’obligation de pourvoir aux besoins essentiels de la population (§§ 128-133), de respecter et protéger le personnel de secours et médical ainsi que leurs locaux (§§ 134-138), d’interdire tout transfert forcé ou déportation de civils (§§ 139-141), de permettre au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) d’accéder aux détenus (§ 142) et de prévenir l’utilisation de la famine comme méthode de guerre (§§ 143-145).
Enfin, la CIJ souligne que ces obligations humanitaires s’accompagnent de celles issues du droit international des droits humains, notamment le droit à la vie, à la dignité, à la santé et à un niveau de vie suffisant (§§ 146-160). Elle établit un lien direct entre les restrictions imposées à l’UNRWA et la violation de ces droits fondamentaux, rappelant que le droit humanitaire et les droits humains s’appliquent de manière complémentaire dans le Territoire palestinien occupé.
Par cette articulation entre droit de l’occupation et droit des droits de l’homme, la CIJ renforce l’idée selon laquelle une puissance occupante ne saurait invoquer la sécurité pour neutraliser ses obligations humanitaires fondamentales. Elle conclut que toute entrave administrative, sécuritaire ou militaire au passage de l’aide humanitaire, de nature à en compromettre la distribution, est contraire aux obligations de l’État occupant. Les mesures de blocus ou de restriction disproportionnées constituent ainsi une violation du droit international humanitaire et du droit international des droits humains applicables dans le Territoire palestinien occupé.
La portée juridique et politique de l’avis
L’avis rendu en octobre 2025 s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence consultative et contentieuse récente de la CIJ, tout en apportant des précisions significatives sur la nature et l’étendue des obligations d’Israël en tant que puissance occupante. En confirmant la pleine application du droit international humanitaire et des droits humains à l’ensemble du Territoire palestinien occupé, la CIJ rejette toute tentative de fragmentation juridique entre la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza. Cette approche unitaire renforce le principe d’intégrité territoriale de la Palestine, déjà affirmé dans l’avis consultatif du 19 juillet 2024 sur la colonisation.
Sur le plan du droit des Nations Unies, la Cour rappelle que les organes et agences onusiens bénéficient d’une protection spéciale fondée sur leurs privilèges et immunités, condition essentielle à la réalisation de leur mandat humanitaire. En conséquence, les mesures israéliennes limitant l’accès de l’ONU et de ses partenaires à Gaza – qu’il s’agisse de refus de visas, de confiscations de matériel ou de blocages de convois – constituent des violations du droit international engageant la responsabilité internationale d’Israël. La CIJ précise également que les États tiers ont l’obligation de ne pas reconnaître comme licite une situation créée en violation du droit international et de coopérer pour mettre fin à ces violations, conformément à ses précédents avis consultatifs.
L’avis d’octobre 2025 articule ainsi de manière claire trois régimes juridiques complémentaires : le droit de l’occupation, le droit des privilèges et immunités des Nations Unies et les obligations erga omnes relatives à la protection des populations civiles. Il précise le cadre juridique applicable aux activités des organes onusiens et des autres acteurs humanitaires à Gaza, en mettant en lumière les obligations spécifiques qui en découlent pour Israël et pour les États tiers.
Politiquement, cet avis consolide le rôle de la Cour dans la gestion juridique du conflit israélo-palestinien, la vice-présidente ougandaise, Julia Sebutinde, ayant été la seule à émettre un vote dissident sur plusieurs points parmi les onze juges ayant siégé dans cette affaire. Après avoir rappelé en 2024 l’illicéité de la colonisation et des annexions, la CIJ affirme désormais que l’obstruction à l’action humanitaire internationale constitue également une violation grave du droit international. Ce passage du plan territorial au plan humanitaire élargit la portée du contrôle juridictionnel des pratiques d’occupation et confère une nouvelle légitimité à l’action des Nations Unies et de leurs partenaires sur le terrain.
En replaçant la protection des civils et la libre circulation de l’aide dans le champ d’obligations juridiques contraignantes, la CIJ réaffirme la primauté du droit dans un contexte de crise prolongée où la frontière entre politique et humanitaire tend à s’effacer. En effet, si les avis consultatifs de la Cour ne sont pas juridiquement contraignants, leur autorité morale et juridique demeure considérable, orientant la pratique internationale et consolidant le cadre normatif au service de la protection des populations civiles.
À cet égard, le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, a qualifié l’avis de la CIJ de « très important », soulignant qu’il intervient à un moment où les Nations Unies s’efforcent d’accroître l’aide humanitaire à Gaza après le fragile cessez-le-feu conclu début octobre. Sans surprise, Israël, qui n’a pas pris part aux audiences orales, a, par la voix du ministère des Affaires étrangères, déclaré rejeter catégoriquement l’avis consultatif, le qualifiant de « nouvelle tentative politique visant à imposer des mesures contre Israël ».

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