Alors que la Cour pénale internationale (CPI) intensifie ses activités, notamment en matière d’enquêtes, de mandats d’arrêt et d’audiences, la participation des victimes demeure au cœur des débats sur la justice pénale internationale. Présentée comme l’une des innovations majeures du Statut de Rome, elle oscille, selon les affaires, entre influence procédurale réelle et rôle essentiellement symbolique. Les développements récents – de la prise en compte des effets durables des atteintes sur les familles et communautés aux nouveautés procédurales de l’affaire Kony – illustrent à la fois les tensions et les promesses d’une justice plus inclusive.
La Cour pénale internationale et la place des victimes dans le procès pénal international
Succédant à l’expérience des Tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo, des tribunaux pénaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda, ainsi que des juridictions hybrides (comme celles du Cambodge, du Timor-Leste ou de la Sierra Leone), la CPI, instituée par le Statut de Rome adopté en 1998 et entré en vigueur en 2002, s’est imposée comme la juridiction pénale internationale de référence.
Son innovation majeure tient à la reconnaissance d’une place procédurale autonome aux victimes, aux côtés du Procureur et de la défense. Outre leur rôle de témoins, celles-ci peuvent présenter leurs vues et préoccupations lorsque leurs intérêts personnels sont en cause (article 68 § 3 du Statut de Rome), et bénéficient d’un régime de réparations (article 75), complété par les Règles de procédure et de preuve (règles 85 à 93 : définition de la victime, modalités d’admission et d’intervention, représentation légale). Leur participation est graduée et peut intervenir à différents stades de la procédure : observations écrites ciblées, interventions sur des questions précises, questions posées via le représentant légal sur autorisation de la Chambre, puis rôle substantiel au stade des réparations. Elle s’appuie sur trois pivots institutionnels : la Section de participation et réparation des victimes (instruction et organisation des demandes), le Bureau du conseil public pour les victimes (assistance et représentation) et le Fonds au profit des victimes pour la mise en œuvre de réparations individuelles et collectives, des structures traduisant la volonté d’intégrer la voix des victimes et de protéger leurs droits à chaque étape de la procédure.
Cette architecture rompt avec la pratique antérieure, où la voix des victimes était surtout relayée par l’accusation. Elle soulève toutefois une tension de fond : comment concilier la légitimité accrue d’un procès qui intègre la perspective des titulaires de droits avec les contraintes procédurales inhérentes à des volumes importants de demandes, à l’hétérogénéité des intérêts et aux impératifs d’égalité des armes et de célérité ?
Entre reconnaissance et limites de la participation
La pratique de la CPI en matière de participation des victimes repose sur un double mouvement : une ouverture fonctionnelle lorsque la contribution des victimes ajoute une plus-value probatoire ou réparatrice, et des garde-fous procéduraux destinés à préserver l’équilibre du procès.
D’un côté, les chambres autorisent l’intervention des victimes lorsque leur participation éclaire des éléments précis et utiles - description de l’impact des attaques sur les individus et les communautés, identification des besoins de réparation, propositions de méthodes d’évaluation des préjudices et d’identification des bénéficiaires. Cette valeur ajoutée culmine au stade des réparations, où les représentants légaux contribuent à concevoir des ordonnances combinant mesures individuelles et collectives - programmes de réhabilitation, soutien psychosocial, garanties de non répétition - en articulation avec le Fonds au profit des victimes.
D’un autre côté, pour préserver la lisibilité du dossier, la célérité et l’égalité des armes, la CPI recourt à la représentation commune, filtre strictement les demandes d’intervention et limite les observations aux thèmes réellement pertinents. L’influence directe des victimes sur la qualification des charges ou sur la stratégie de preuve demeure ainsi encadrée, la séparation des rôles entre Accusation, Défense et représentants des victimes étant maintenue comme principe directeur.
À cet égard, la jurisprudence récente illustre une ouverture contrôlée sur les types de préjudices réparables. Dans l’affaire Katanga, la Chambre de première instance II a examiné des demandes fondées sur un « préjudice transgénérationnel », entendu comme un phénomène de transmission intergénérationnelle d’une violence sociale et de ses effets traumatiques. Elle a toutefois rejeté les prétentions qui ne satisfaisaient pas aux exigences de preuve et de causalité propres aux réparations, tout en reconnaissant l’existence de victimes indirectes et de dommages communautaires susceptibles d’être pris en charge par d’autres voies. Cette prudence méthodologique marque une première borne : la catégorie « transgénérationnelle » ne se suffit pas à elle-même ; elle doit être étayée par des éléments concrets sur l’atteinte, le lien de causalité et l’identification des ayants droit.
L’affaire Ntaganda prolonge l’ouverture, tout en confirmant l’exigence de démonstration. La Chambre de première instance VI - confirmée pour l’essentiel en appel - a mis en place un cadre de réparations d’ampleur combinant responsabilité conjointe et solidaire, évaluation du montant indexée sur l’étendue des dommages et panachage de mesures individuelles et collectives. Surtout, elle a admis que les enfants nés de viols et d’esclavage sexuel peuvent être qualifiés de victimes directes. Sans ériger la « transgénérationnalité » en chef de dommage autonome, cette qualification traduit une prise en compte des dynamiques intergénérationnelles par le droit des réparations. Les défis restent substantiels - preuve de la causalité, méthodes d’évaluation, identification des bénéficiaires - et la mise en œuvre se heurte à des contraintes logistiques et financières.
L’affaire Ongwen consolide cette trajectoire. Par une ordonnance de réparations de grande échelle - combinant paiements symboliques et programmes collectifs - la Chambre de première instance IX a visé des dizaines de milliers de bénéficiaires, dont d’anciens enfants soldats et des enfants nés de grossesses forcées, de viols, de mariages forcés et d’esclavage sexuel. Là encore, la CPI n’institue pas une catégorie autonome de « préjudice transgénérationnel », mais elle intègre explicitement les effets à long terme des crimes sexuels dans la définition des bénéficiaires et le calibrage des mesures. La doctrine y voit une « appropriation » progressive par le juge pénal international de la transmission des traumatismes, plutôt que la consécration d’un titre de dommage distinct.
En pratique, la participation des victimes fonctionne comme des cercles concentriques : possible à tous les stades, elle est surtout décisive lorsqu’elle éclaire des points que l’Accusation et la Défense ne couvrent pas suffisamment, ou lorsqu’il faut concevoir les réparations. À l’inverse, elle demeure plus limitée sur la culpabilité et la qualification, afin de ne pas rompre l’équilibre du procès. Le résultat est un compromis dynamique : une place accrue aux voix des victimes là où leur apport est irremplaçable, et une discipline procédurale resserrée là où l’intégrité du procès pénal l’exige.
Vers une justice pénale internationale plus inclusive ?
L’affaire Kony illustre, de manière inédite, les promesses et les limites d’une participation renforcée des victimes. Le 4 mars 2024, la Chambre préliminaire II a autorisé la tenue d’une audience de confirmation des charges en l’absence du suspect, sur le fondement de l’article 61(2)(b) du Statut et de la règle 125 du Règlement de procédure et de preuve - mécanisme exceptionnel prévu lorsque la personne a fui ou ne peut être retrouvée malgré des démarches raisonnables.
Cette audience s’est ouverte le 9 septembre 2025 et s’est achevée le 10 septembre 2025, première du genre dans l’histoire de la CPI. Elle a permis au Bureau du Procureur d’exposer son dossier et aux conseils de la défense nommés d’intervenir, tandis que les canaux d’information et de demande de participation pour les victimes ont été formellement activés par le Greffe. Concrètement, des informations pratiques et des formulaires dédiés ont été mis à disposition par la VPRS pour organiser la participation et, le cas échéant, préparer des demandes de réparations liées à l’issue de la procédure.
Sur le plan normatif, cette avancée ne bouleverse pas l’architecture des garanties de l’accusé : la confirmation en l’absence n’ouvre pas la voie au procès sans la présence de l’accusé, le droit d’être présent à son procès demeurant une pierre angulaire du Statut. L’audience vise à filtrer les charges et à préserver la preuve - non à juger au fond - ce qui maintient l’équilibre entre efficacité procédurale et équité.
Sur le plan symbolique, l’affaire Kony crée un espace concret pour la voix des victimes - narrations de l’impact, propositions sur l’identification des bénéficiaires et sur les modalités de réparations - tout en mettant en lumière des défis persistants : gestion des attentes, financement des dispositifs, sécurité des participants et articulation avec d’éventuels processus nationaux.
L’affaire Kony illustre, de manière inédite, les promesses et les limites d’une participation renforcée des victimes. Le 4 mars 2024, la Chambre préliminaire II a autorisé la tenue d’une audience de confirmation des charges en l’absence du suspect, sur le fondement de l’article 61(2)(b) du Statut et de la règle 125 du Règlement de procédure et de preuve - mécanisme exceptionnel prévu lorsque la personne a fui ou ne peut être retrouvée malgré des démarches raisonnables.
Cette audience s’est ouverte le 9 septembre 2025 et s’est achevée le 10 septembre 2025, première du genre dans l’histoire de la CPI. Elle a permis au Bureau du Procureur d’exposer son dossier et aux conseils de la défense nommés d’intervenir, tandis que les canaux d’information et de demande de participation pour les victimes ont été formellement activés par le Greffe. Concrètement, des informations pratiques et des formulaires dédiés ont été mis à disposition par la VPRS pour organiser la participation et, le cas échéant, préparer des demandes de réparations liées à l’issue de la procédure.
Sur le plan normatif, cette avancée ne bouleverse pas l’architecture des garanties de l’accusé : la confirmation en l’absence n’ouvre pas la voie au procès sans la présence de l’accusé, le droit d’être présent à son procès demeurant une pierre angulaire du Statut. L’audience vise à filtrer les charges et à préserver la preuve - non à juger au fond - ce qui maintient l’équilibre entre efficacité procédurale et équité.
Sur le plan symbolique, l’affaire Kony crée un espace concret pour la voix des victimes - narrations de l’impact, propositions sur l’identification des bénéficiaires et sur les modalités de réparations - tout en mettant en lumière des défis persistants : gestion des attentes, financement des dispositifs, sécurité des participants et articulation avec d’éventuels processus nationaux.
En dépit des défis qu’elle soulève, la participation des victimes demeure un levier essentiel pour renforcer la légitimité, la transparence et l’humanisation du procès pénal international. À cet égard, la CPI avance vers l’inclusion des victimes de manière pragmatique : l’affaire Katanga rappelle l’exigence de preuve, les affaires Ntaganda et Ongwen ouvrent la porte à l’intégration des atteintes intergénérationnelles, l’affaire Kony expérimente un outil pour ne pas laisser les victimes en suspens. Mais l’inclusivité ne se décrète pas. Elle se juge sur divers plans : accès effectif des victimes, financements pérennes, sécurité des participants, coopération des États et capacité à aboutir à des réparations concrètes..
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