20 juillet 2025

REVUE : "Les grands réseaux qui maillent la planète", Recherches internationales (n°132, printemps 2025)

Alexis COSKUN

Le souffle des crises géopolitiques attise autant les rivalités de puissances qu’il dissipe les mythologies les plus incrustées de la compréhension des relations internationales. Tel est indiscutablement le cas de la guerre commerciale qui balaie avec force les dernières illusions d’un « doux commerce » porteur de prospérité, de paix et de stabilité. L’affrontement entre les grands pays industrialisés et la naissance, patente, d’un duopole opposant la Chine aux États-Unis marque l’accouchement d’une transformation des rapports économiques mondiaux aux racines profondes. Sa gestation est trop longtemps demeurée confinée à un cercle restreint d’économistes, constatant, avant même la crise financière de 2008, le ralentissement de la progression continue depuis le milieu des années 1970 de l’internationalisation des économies avancées.

Il n’est aujourd’hui plus d’observateur qui ne manque pour constater la fracturation profonde de la mondialisation, qui risque encore de s’accentuer sous la pression des mesures protectionnistes américaines. Réorientation des échanges, affaiblissement du statut incontesté du dollar comme monnaie de référence, renforcement du contrôle sur les flux de capitaux, relocalisation de certaines productions jugées stratégiques, aucun des grands aspects du modèle de production ancré historiquement par le « consensus de Washington » n’est épargné.

Les grands réseaux mondiaux d’échange n’échappent pas aux secousses. Au contraire, l’exploitation à des fins stratégiques des infrastructures connectées, au-delà de leurs fonctions originelles de transit, c’est-à-dire leur arsenalisation, semble être devenue, si ce n’est une nouvelle norme, une pratique commune. Le triptyque autonomisation-contrôle-dépendance semble avoir remplacé celui d’expansion-liberté-interdépendance, alors même que c’est précisément le maillage de la planète par des réseaux interconnectés qui constitua le soubassement historique du processus de globalisation financière.

Cette transformation du rapport aux infrastructures et du rôle qui leur est attribué recèle des conséquences majeures. Elle renforce les phénomènes de dépendance et affecte la stratification géographique des chaînes de valeurs qui doivent s’adapter aux réorientations des réseaux et aux incertitudes ainsi générées. Surtout, cette évolution est porteuse d’enseignements décisifs pour qui entend comprendre l’évolution de la mondialisation, particulièrement dans ses dimensions géostratégiques.

Alors que numérisation et dématérialisation règnent en maîtres, que les applications digitales remplacent, dans les deux hémisphères, nombre d’activités essentielles en se drapant des oripeaux d’une modernité indépassable, l’attention consacrée aux infrastructures rappelle toute la matérialité du monde. Ni la facilité de l’accès aux données, ni la disponibilité de biens manufacturés peu chers, encore moins l’abondance de produits à haut niveau technologique ne seraient possibles sans les kilomètres de fibre optique, d’acier, de chemin de fer, de routes asphaltées qui ceinturent la planète. Or la conception, la pose, la surveillance, le fonctionnement, l’entretien de ces infrastructures interconnectées sont directement le fruit de l’activité humaine, technique comme pratique. Tout comme celle du Covid, la crise affectant les réseaux souligne combien le fonctionnement le plus élémentaire des sociétés contemporaines dépend directement d’un ensemble d’activités et d’installations bien souvent invisibles et peu perceptibles.

Il en découle un second enseignement. Autant décisifs qu’ils soient pour les activités régaliennes, essentielles ou quotidiennes, les réseaux sont soumis à toute une série de menaces qui se matérialisent avec insistance ces dernières années. On ne compte plus les interférences, les destructions, actions d’espionnage, suspensions volontaires, mais également les catastrophes naturelles amplifiées par le changement climatique, qui affectent directement le bon fonctionnement des infrastructures connectées. La vulnérabilité critique des réseaux interroge en retour la fragilité et la résilience de nos sociétés, comme si de l’hubris technologique et énergétique ayant porté le développement des économies mondiales avait émergé un nouveau tendon d’Achille capable d’immobiliser ou d’affecter durablement, au gré d’une attaque informatique ou de la destruction d’un pipeline, la capacité même de régions entières à simplement offrir un cadre de vie fonctionnel.

Il serait aisé de conclure, à la lecture de ces contradictions sensibles, à l’irrationalité fondamentale des dirigeants mondiaux et des acteurs économiques participant de l’arsenalisation des réseaux. Pourquoi, en effet, continuer à faire reposer un mode de production sur des interconnexions non seulement fragiles mais également vectrices de dépendances ? Un troisième enseignement se dessine alors. La géopolitisation des réseaux d’échanges ne doit pas cacher une double réalité économique fondamentale. La circulation des données, des biens manufacturés, des ressources et des matières premières n’a jamais été autant essentielle à des productions manufacturières et de services, tirées par les processus de numérisation et de transformation de leurs intrants énergétiques.

Le déploiement d’infrastructures interconnectées constitue, ainsi, une perspective qu’aucune nostalgie, même protectionniste, ne saurait simplement arrêter. Surtout, le financement, la construction, l’exploitation des infrastructures constituent directement des leviers d’accumulation majeurs pour des acteurs financiers de premiers plans. Leur géopolitisation, c’est-à-dire, l’attribution préférentielle de leur propriété ou de leur exploitation à des capitaux nationaux ou alliés constitue, de ce fait, une voie décisive pour garantir et s’arroger des retours massifs sur investissements. La « pure géopolitique » ne saurait occulter la réalité des rapports productifs et la géoéconomie qui en découle.

À cet égard, contrairement à ce qui est parfois avancé, l’arsenalisation des réseaux ne signale ainsi en rien la fin d’une économie de marché ancrée dans des chaînes de valeur mondialisées. Au contraire, l’exploitation stratégique des réseaux renvoie à un phénomène plus large, participant d’une double évolution de la mondialisation et du système productif. Il témoigne d’abord d’une étatisation grandissante des économies de marché. Les co-investissements, les subventions, les prêts bonifiés, l’insularisation préférentielle, au travers de mesures tarifaires comme normatives, réservant ou facilitant l’accès aux réseaux d’échange, constituent des béquilles nécessaires, de manière croissante, aux acteurs privés pour affronter la compétition économique accrue. La mondialisation contemporaine est faite d’interpénétrations d’intérêts : prise en charge d’intérêts privés par les États et mise à leur service de capitaux privés. L’exploitation des réseaux est l’un des supports de cette interpénétration. Ce faisant, ce phénomène participe à établir des zones d’échanges quasi-exclusives, encourage les intégrations régionales ou à géométrie variable. La mondialisation actuelle est faite d’archipélisation et les réseaux en constituent certaines des lignes de séparation.

Cette reterritorialisation des réseaux n’est pas exempte de paradoxes internes. Ainsi la lutte mondiale pour le contrôle et la mainmise sur les réseaux s’exerce, en définitive, majoritairement en dehors du territoire des États, pourtant lieu primordial de l’exercice de leur pouvoir. Trois particularités des infrastructures intégrées en témoignent : les câbles à fibre optiques qui permettent la connexion internet sont majoritairement sous-marins, un grand nombre de pipelines et gazoducs trouvent leur utilité fondamentale dans le franchissement de frontières, et presque tous les réseaux mondiaux dépendent, en définitive, d’une couverture satellite, donc spatiale. Le développement de réseaux dans ce cadre offre ainsi une dernière leçon : la mondialisation a émergé, s’est développée et continuera à exister au travers de la juxtaposition d’espaces souverains et internationaux.

Alexis Coskun « Ce que l’arsenalisation des réseaux dit de la mondialisation »
(Présentation)

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C’ est bien connu, les médias chassent en meute et bien souvent avec la complaisance de la classe politique qui participe ainsi à la fabrication de l’opinion publique.

Le spectre de la bombe iranienne fait ainsi la une de tous les plateaux médiatiques sans que soit abordée la question de l’autre bombe, l’israélienne. Comme si celle-ci était naturelle, allait de soi et ne pouvait faire l’objet d’aucune interrogation. Ainsi l’une serait admissible et l’autre désignée comme le mal absolu. La seconde ferait l’objet de toutes les critiques, la première serait un tabou qu’il serait indécent d’évoquer, au risque pour le journaliste qui en serait tenté de sentir son oreillette grésiller, le rappeler à l’ordre et lui faire sentir que sa carrière n’est plus assurée. Ainsi, il y aurait une bombe de la guerre et une bombe de la paix.

C’est ainsi que médias et classe politique organisent de concert le débat en évoquant de façon récurrente la menace iranienne d’accéder à l’arme nucléaire. On remarquera la fausse symétrie, l’une n’étant que virtuelle, l’autre bien réelle, mais tous deux se réfugiant, pour l’un dans l’absence d’assumer en entretenant un flou total et pour l’autre en jurant que telle n’est pas son intention et qu’on lui fait un mauvais procès. Dissimulation chez l’un et déni chez l’autre.

L’affaire remonte à loin et reste régie par l’ombre tutélaire du Traité de non-prolifération nucléaire signé en 1968, peu à peu rejoint par une majorité de pays – aujourd’hui 192. D’emblée, refuser d’adhérer à l’Accord signifiait une intention non dissimulée d’accéder au statut de puissance dotée de l’arme nucléaire. Peu de pays en prirent le risque. On en connaît la liste : Afrique du Sud, Inde, Pakistan, Israël. Tous ces pays, avec des complicités diverses, accédèrent à l’arme nucléaire. Deux y renoncèrent, l’Afrique du Sud et l’Ukraine, pour des raisons différentes. On peut donc affirmer que le traité, même si tous ses termes ne sont pas intégralement appliqués, a rempli l’essentiel de son rôle, celui d’éviter la prolifération nucléaire.

Ainsi l’Afrique est devenu un continent dénucléarisé et l’Amérique latine a évité de l’être malgré les ambitions symétriques de l’Argentine et du Brésil. La situation du continent asiatique étendu au Moyen-Orient est fort différente et beaucoup plus complexe car des situations spécifiques y coexistent permettant à chacun de s’affirmer comme un cas particulier. Après l’avoir signé, la Corée du Nord s’en est retirée et possède aujourd’hui l’arme et les missiles pouvant la porter. La Chine était déjà dotée au moment de l’Accord. L’Inde, le Pakistan et Israël, non signataires du Traité, se sont chacun dotés de l’arme et l’Iran signataire de l’Accord est suspecté par la communauté internationale de ne pas le respecter et de refuser de se soumettre aux inspections de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) censée en contrôler l’application et à procéder à une aide technique pour accéder à l’usage pacifique du nucléaire. Il lui est reproché d’enrichir l’uranium à des taux qui se rapprochent de la capacité d’accéder à la bombe. L’Iran réfute ces accusations et affirme qu’il n’a pas une telle intention.

C’est dans ce contexte que, sous la mandature de Barack Obama, un Accord fut signé à Vienne en 2015, le Joint Comprehensive Plan of Action (JPCoA) associant les 5 membres du Conseil de sécurité, l’Allemagne et l’Iran. Cet Accord fut dénoncé unilatéralement par D. Trump en 2018. Depuis lors, malgré les sanctions, Téhéran augmente le nombre et le rythme de ses centrifugeuses enrichissant l’uranium à des teneurs qui approchent un possible usage militaire.

Aujourd’hui, Donald Trump, devant l’inefficacité de son retrait de l’Accord, semble désireux de renouer le contact avec l’Iran, sans se concerter avec l’Europe, et entame une série de négociations bilatérales auxquelles les Iraniens, lassés de l’entrave des embargos, 5L’Iran doit renoncer à La bombe et IsraëL démanteler La sienne acceptent de participer. Trump tente aujourd’hui de revenir sur sa posture, mais en écartant les Européens. Ces négociations se déroulent sous l’égide du Sultanat d’Oman alors qu’États-Unis et Iran n’ont plus de relations diplomatiques. Le contexte a bien changé. Israël s’est imposée comme puissance militaire régionale incontestée et accumule les victoires par les armes contre le Hamas à Gaza, contre le Hezbollah au Liban, bénéficie de la chute du régime syrien et a détruit une large partie des défenses antimissiles iraniennes. Téhéran a perdu beaucoup d’alliés au Moyen-Orient, peine ous les sanctions et redoute une attaque israélienne sur son potentiel nucléaire. Bref, Israël a fait le « sale boulot » pour le compte de l’Occident sous la protection des bâtiments de guerre américains patrouillant en Méditerranée orientale.

En réalité il est fort probable que l’Iran souhaite accéder au statut d’un État du « seuil nucléaire », c’est-à-dire d’être en capacité rapidement (entre un et deux ans) de devenir, si nécessaire, une puissance nucléaire. D’autres pays comme la Corée du Sud ou le Japon, pourraient partager une telle ambition. Cela ferait tâche d’huile au Moyen-Orient et demain l’Arabie saoudite ou la Turquie participeraient à une telle prolifération. Rien ne serait plus dangereux. Tout doit être fait, par des moyens diplomatiques et coopératifs pour rechercher une issue non militaire.

Le paradoxe c’est qu’au Moyen-Orient le seul État doté – Israël – est le plus véhément dans l’opposition farouche à une éventuelle bombe iranienne, adoptant ainsi comme seule logique celle de vouloir être la seule puissance nucléaire de la région, au point de menacer de frappes préemptives le dispositif iranien, comme il le fit à ’égard de l’Irak en détruisant en 1981 son réacteur nucléaire en cours de construction. Cette posture n’a aucune légitimité dès lorsque sa sécurité est garantie par l’allié américain qui n’hésite pas à déplacer ses bâtiments de guerre en Méditerranée pour signifier sa totale solidarité avec Tel-Aviv et par le soutien acquis d’avance des pays occidentaux. Car en cas de danger existentiel tout le monde sait qu’Israël sera défendu de façon inconditionnelle par tous ses alliés qui ne manquent jamais de le répéter.

Cette bombe israélienne qui fut construite avec la complicité dissimulée d’États dotés et signataires du Traité de non-prolifération – notamment de la France et des États-Unis – est une incitation à pousser d’autres pays de la région à s’engager dans la même voie. Longtemps cachée, niée et dissimulée son existence est maintenant admise mais, au contraire d’arsenaux d’autres pays pour lesquels la communication est d’usage dès lors que les expérimentations sont réussies, elle reste entourée d’un flou discret. Envisagé très tôt par Ben Gourion le programme israélien démarre dès la fin des années 1950 et sera effectivement considéré comme opérationnel dès le début des années 1970. Depuis lors, il est entouré d’une opacité entretenue et fait figure d’« exception » acceptée y compris par l’AIEA qui n’a jamais pris le sujet à bras-le-corps et a ainsi contribué à en « normaliser » l’existence. Ainsi le pays peut prétendre bénéficier du prestige de la possession de l’arme nucléaire sans avoir à en payer le moindre coût diplomatique ou moral et peut continuer à jouir du monopole de l’arme nucléaire dans la région. Partant de ce principe d’exception, Tel-Aviv peut s’exonérer de toute recherche politico-diplomatique en vue d’une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient. Cette discrétion fut accompagnée et partagée par la quasi-totalité du monde occidental. Dans le pays, les critiques et les discussions fusent de toutes parts sur les options sécuritaires choisies par les dirigeants et visent tout à la fois l’armée, le Mossad et le Shin Bet, mais la question nucléaire reste taboue et n’est jamais débattue.

Aujourd’hui, poser, à raison, la question de l’accession de l’Iran à l’arme nucléaire est légitime, et il faut se réjouir de la reprise des négociations avec les États-Unis à Oman, mais peut-on aborder ce sujet en entretenant délibérément le silence sur l’autre bombe du Moyen-Orient ? Autre forme de deux poids et deux mesures ?

Michel Rogalski, « L’Iran doit renoncer à la bombe et Israël démanteler la sienne » 
(Éditorial) 

TABLE DES MATIÈRES

Michel Rogalski, L’Iran doit renoncer à la bombe et Israël démanteler la sienne [éditorial]
Nima Zahir, Le Baloutchistan : carrefour géostratégique et instabilités locales
DOSSIER
LES GRANDS RÉSEAUX QUI MAILLENT LA PLANÈTE
Alexis Coskun, Ce que l’arsenalisation des réseaux dit de la mondialisation [Présentation]
Nicolas Lambert, Cartographie des grands réseaux
Benjamin Bürbaumer, Contrôler les infrastructures du marché mondial. Le ressort profond de la rivalité sino-américaine
Alexis Coskun, Comprendre l’arsenalisation des réseaux mondiaux
Entretien avec Xavier Pasco, La ruée vers l’espace
Félix Blanc
, La rivalité sous-marine sino-américaine : un piège de Thucydide inévitable ?
Ourouk Jawad, Géopolitique de la maîtrise et du déploiement des réseaux 5G
Clément Bonnet, La sécurité énergétique du système gazier de l’Union européenne à l’épreuve des rivalités géopolitiques
Ophélie Coelho, Le numérique africain face aux dépendances structurelles et à l’impérialisme privé
David Teurtrie, Les réseaux face à la guerre et aux sanctions : le cas de la Russie 
NOTES
Louis-Albert Serrut, Analyse de la loi fondamentale « Israël état-nation du peule juif »
NOTES DE LECTURE
Fabrice Balanche, Les Leçons de la crise syrienne [Sarah Chabert]
Agnès Levallois, Le Livre noir de Gaza [Andrée Galataud]
Benoit Collombat, Dessins de Grégory Mardon, Dulcie, du cap à Paris, enquête sur l’assassinat d’une militante anti-apartheid [Raphaël Porteilla]
Zhaoguang Ge, Qu’est-ce que la Chine. Territoires, ethnies, cultures et histoire [Eliette Soulier]
Livres reçus 
 

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