7 mai 2007

ANALYSE : Au-delà de l’interventionnisme : que reste-t-il de la démocratie ?


Mohamed Saleck OULD BRAHIM 

En cette aube du troisième millénaire, dans un monde profondément sécularisé, libéralisé, démocratisé, occidentalisé et globalisé, deux phénomènes distincts semblent inspirer à l’Occident une grande peur : la vigueur culturelle de l’islam, empêchant encore son intégration, et l’incontrôlable prolifération des armes de destruction massive et leur technologie.

Une éventuelle jonction de ces deux phénomènes, sous l’essor d’un fondamentalisme islamique mondialisé, constituerait pour l’Occident un scénario redoutable.

Le désagrégement du bloc communiste et de l’Union Soviétique, au début des années 1990, annonça la fin d’un monde bipolaire, consacra la prédominance d’une unique superpuissance à l’échelle planétaire, les États-Unis d’Amérique, et ouvrit le bal incertain d’un nouvel ordre mondial. 

Cette nouvelle donne en matière de relations internationales suscita, selon le cas, inquiétude ou fascination de par le monde. 

En particulier, la peur d’un Occident menacé par l’islam s’amplifia en prenant des allures fantasmagoriques au lendemain du 11 septembre 2001. L’islam est confondu avec le terrorisme. C’est l’islamophobie. 

Désormais, une multitude de formes d’interventionnismes politique, culturel, économique et militaire seront justifiées.  La souveraineté des pays de l’aire arabo-musulmane est davantage fragilisée, leurs crises internes se trouvent accentuées et leur devenir politique incertain. 

À partir de l’automne 2001, la « guerre contre le terrorisme » entraîna la politique extérieure américaine vers une phase de radicalisation extrémiste et ambiguë à l’encontre des causes arabo-musulmanes notamment, mais également  vis-à-vis de l’Europe. Cette évolution de la doctrine politique des États-Unis demeure très diversement appréciée. 

Comment faut-il, dès lors, interpréter l’attitude américaine, souvent exprimée par un discours largement médiatisé, réitérant son engagement pour la reforme[1], la démocratie et les droits de l’Homme dans le monde arabo-musulman ? S’agit-il d’une volonté réelle de démocratisation ou d’un stratagème savamment concocté pour la recolonisation de cette région ? 

L’opinion publique européenne, tout en reconnaissant aux États-Unis leur appui appréciable au développement économique et social du « vieux continent », développe une réaction de rejet de plus en plus perceptible contre l’ingérence américaine dans ses affaires intérieures. Ainsi, l’Europe s’interroge profondément sur l’attitude, amicale ou hostile, à adopter à l’égard de l’allié américain. 

Des facteurs tels que l’élargissement de l’Europe des vingt-sept, l’avancement de l’élaboration de sa Constitution et son émergence attendue comme pôle de puissance économique, politique et militaire concurrent, peuvent aussi constituer un motif supplémentaire de discorde entre l’Europe et l’Amérique. 

Une telle fragilisation des alliances pourrait favoriser une meilleure convergence des visions et des intérêts entre l’Europe méditerranéenne et le Maghreb arabe, capable à terme de circonscrire et de limiter l’influence américaine dans ces régions et de favoriser un passage significatif du concept de partenariat euro-méditerranéen à la notion plus élargie d’intégration euro-méditerranéenne. 

Malgré les blocages de l’Union du Maghreb Arabe (UMA), le confinement du processus de Barcelone dans une coopération à dimension économique et les hésitations de l'initiative des « 5+5 », ces mécanismes communs peuvent constituer, entre autres[2], un minimum d'outils perfectibles pouvant servir la promotion, la construction et l’entretien de nouvelles bases d’alliance et de coopération solides et durables entre l’Euro-Méditerranée et le Maghreb arabe et proposer ainsi des alternatives pacifiques pour sortir de la logique de confrontation entre civilisations opposant l’Orient arabo-musulman et l’Occident. 

Souveraineté sous tutelle 

De la conquête de l’Occident par les musulmans au début du huitième siècle aux expéditions des croisades en terre d’islam à partir du onzième siècle, et depuis l’époque coloniale jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001, les  rapports entre le monde arabo-musulman et l’Occident ont toujours été complexes et sensibles. C’est le produit d’un imaginaire collectif empreint à la fois de conflictualité, de fascination et de peur[3]. 

Si, aujourd’hui, l’attitude de l’Occident est largement perçue par l’opinion publique dans les pays arabo-musulmans comme une volonté de recolonisation politico-économique et militaire à peine voilée, ceci reflète une certaine conviction que le cheminement politique naturel de ces pays vers le modèle d’État-nation moderne, ainsi que les aspirations unitaires de leurs populations, ont été précocement entravés par des contraintes externes, d’origine coloniale et expansionniste notamment[4]. 

Longtemps après les mouvements de décolonisation et d’indépendance, la souveraineté de la quasi totalité des pays arabo-musulmans est demeurée limitée du fait des multiples jeux dintérêts, souvent orchestrés par des puissances occidentales. En réalité, l’ingérence occidentale na que rarement permis à la souveraineté politique de ces pays de s'exprimer et se confirmer.  

L’autre facette de l’entreprise d’ingérences juridique, humanitaire, politico-économique et militaire a été la création et l’entretien par lOccident d’élites et de régimes politiques locaux souvent complaisants, clientélistes et non démocratiques. 

Ceci contribua à nourrir dans l’esprit des populations arabo-musulmanes lidée que la colonisation n’avait jamais réellement cessé, constat qui nourrit en retour un double sentiment de frustration et de déception qu’éprouvent les populations de ces pays à l’égard de la connivence tactique entre leurs gouvernements et les puissances occidentales. 

Il faudra attendre la réaction de l’Occident à deux évènements distants d’une dizaine d’année, la guerre du Golfe à la suite de l’invasion du Koweït par l’Irak en 1991 et les attentats du 11 septembre 2001, pour révéler la cause profonde de cette mise sous tutelle de la souveraineté des pays arabo-musulmans. 

L’Occident a toujours développé des craintes démesurées face au risque d’une véritable émancipation du monde arabo-musulman, soit sous l’effet d’une poussée de nationalisme révolutionnaire et laïc, comme en Egypte de Nasser, puis en Irak baasiste, soit sous l’effet d’une montée de l’islamisme réformiste ou  fondamentaliste, comme en Algérie et en Afghanistan. 

Une certaine interprétation de ces deux événements vint corroborer dans l’esprit de beaucoup d’Occidentaux le potentiel de risques et de périls que représente le monde arabo-musulman dont la menace terroriste n’est que le nouvel avatar. 

Désormais, de nouvelles ingérences, telle que la récente intervention militaire anglo-américaine en Irak, seront justifiées. Pour autant, dénuée de fondements juridique et moral valables, cette occupation militaire est suffisamment édifiante sur l’évolution de l’attitude occidentale. 

La réflexion stratégique occidentale au sujet du monde arabo-musulman est aujourd’hui partagée entre deux doctrines nuancées. Il y a, d'une part, ceux qui estiment nécessaire, pour la sécurité de la région et du monde, un retour à des formes de protectorat ou de recolonisation assurant, au besoin par quelque système répressif laïcisé, le « containment » de l’islamisme et l’accès privilégié aux ressources naturelles et ceux qui, d’autre part, continuent à rechercher une pratique plus équitable des relations internationales et réclament une redéfinition plus égalitaire, plus alternative et plus transparente de la démocratie.

Alibi et exception arabo-musulmane 

Est-t-il vrai que la longue marche de la démocratie occidentale – depuis son départ d’Athènes en 507 avant Jésus-Christ jusqu’aux événements de Guantanamo et Abou Ghraib en 2001 et 2004 – est inéluctablement universelle et commune à l’ensemble des régions du monde à l’exception de celles arabo-musulmanes qui demeurent étrangement figées ? 

À en croire le rapport des Nations Unies sur le développement humain arabe édité conjointement par le PNUD et le FADES en 2004, l’ensemble des indicateurs mesurant l'état de développement durable arabe, y compris sur le plan de la démocratie et des libertés, sont au rouge. Les quelques timides progrès enregistrés avant et après la guerre du Golfe se sont érodés du fait des hésitations internes et des contraintes du nouvel ordre mondial imposé par les grandes puissances occidentales, les États-Unis en particulier. 

Les régimes despotiques du monde arabo-musulman ne paraissent nullement ébranlés par le mouvement mondial vers la réforme, la démocratie et la transparence. Ainsi, pratiquement aucun pays arabo-musulman n’a volontairement et résolument accepté la transition vers le modèle démocratique parlementaire qui s'impose partout à travers le monde afin de pacifier les rapports sociopolitiques et de conjurer les démons de l’anarchie et de la guerre civile. 

S'agit-il d'un constat réel ou exagéré ? Face à la complexité séculaire de la problématique du pouvoir dans la tradition arabo-musulmane, à la persistance du phénomène dictatorial et de ses mécanismes clientélistes, certains observateurs mettent en cause un « retard culturel » qui rendrait « inapte » à la démocratie[5] le monde arabo-musulman. 

Certains facteurs endogènes et exogènes caractérisant le fonctionnement des sociétés arabo-musulmanes favoriseraient la persistance des régimes despotiques et l'inertie des populations. 

Il semblerait que les sociétés arabo-musulmanes perçoivent le pluralisme en soi comme quelque chose qui remet en cause l'homogénéité et la cohésion de leur nature propre et sa représentation du monde extérieur. 

À cet égard, en sociologie politique, la valeur épistémologique du concept de « asabiya », élaboré par le sociologue arabe du quatorzième siècle Ibn Khaldoun, est aujourd'hui d’une actualité pertinente. La notion du « khourouj » ou de l’insurrection légitime face à la coercition, nourrit et justifie le populisme dont les régimes despotiques arabo-musulmans sortent toujours largement renforcés. 

Par ailleurs, la démocratie a été souvent présentée comme une conséquence logique du libéralisme économique. Sur ce plan également, l’expérience du monde arabo-musulman oppose un démenti formel à cette hypothèse. 

En effet, le processus de privatisation entrepris dans certains pays de cette région, depuis des décennies n’aura guère servi la promotion de la démocratie. 

La libéralisation des économies et les mesures drastiques d’ajustement structurel préconisées par les institutions de Bretton Woods ont conduit, dans beaucoup de pays arabo-musulmans, à la suppression de millions d’emplois et au déséquilibre des secteurs socio-économiques vitaux, précipitant ainsi la paupérisation des populations arabo-musulmanes et l’effritement d'une classe moyenne embryonnaire. 

S’il est vrai qu’en démocratie, les pauvres sont rois parce qu’ils sont en plus grand nombre et que la volonté du plus grand nombre a force de loi, comme le note Aristote dans De la politique[6], l’aggravation spectaculaire des conditions de vie des populations arabo-musulmanes a constitué le foyer des instabilités internes et des activismes radicaux de tous bords. Après les années de gloire du nationalisme arabe, la protestation populaire a revêtu l’habit de l'islamisme militant. 

L'islam, qui est entré tôt dans la modernité à une époque où la chrétienté attendait encore ses « Lumières », se trouve sévèrement montré du doigt. Beaucoup d’analystes et de responsables occidentaux ont conclu à la hâte que la dernière des révélations célestes constituerait l’ultime barrière idéologique à la paix mondiale et à la démocratisation du monde arabo-musulman. 

Amalgame et complicité de l’Occident 

Faudra-t-il dresser l’inventaire des mauvaises pratiques et suggestions de part et d’autre, pour comprendre la dégradation et l’effondrement d’un certain paradigme ? Pourquoi cette attrait des populations arabo-musulmanes pour des gouvernements incapables d’opérer le changement, contenir les implosions internes et faire face aux défis externes qui menacent la plupart de ces pays ? 

Durant de longues décennies, nombreux sont les régimes politiques arabo-musulmans qui, souvent appuyés par des puissances occidentales, ont tergiversé d’alibi en alibi, tantôt en sacrifiant la démocratie au profit de velléités de politiques de développement qui apporteraient une prospérité très attendue à des populations en majorité pauvres, tantôt en sacrifiant et la démocratie et le développement au profit de considérations de sécurité internes réelles ou fictives. 

Nombre de despotes arabo-musulmans ont longtemps conservé le soutien indéfectible des puissances occidentales pour assurer leur maintien au pouvoir afin de s’assurer un accès privilégié aux ressources naturelles et notamment au pétrole, ce cadeau empoisonné qui, invoqué pour enrichir et endormir le monde arabo-musulman, est entrain aujourd’hui de précipiter son déclin. 

Au bout du compte, des centaines de millions d’Arabes et de musulmans se rendent à l’évidence, n’arrivant à jouir ni de démocratie, ni de prospérité et encore moins de la sécurité. C’est la frustration, le mécontentement et la crise généralisée. 

L'instrumentalisation de cette crise par les despotes arabo-musulmans sert notamment à asseoir leur hégémonie et imposer leur maintien au pouvoir par tous les moyens de coercition : la force, la corruption collective et le contrôle rigoureux des activités socioprofessionnelles et économiques de première importance selon un système clientéliste aux ramifications internes et externes complexes. 

L’indexation hâtive de l’islam qui, à l’image des autres religions du Livre, a généré au fil de son histoire des valeurs intellectuelles, culturelles et artistiques d’une richesse remarquable et reconnue, a donné une bouffée d’oxygène aux despotes du monde arabo-musulman et semble réconforter certains cercles occidentaux. 

Amos Perlmutter, conseiller au Département d’État américain confiait dans les colonnes du Washington Post : « L’islam, qu’il soit intégriste ou pas, est-il compatible avec la démocratie représentative de type occidental, orientée vers les droits de l’Homme et libérale ? La réponse est clairement non »[7]. 

Les nombreux amalgames (en particulier la confusion entre islam et terrorisme), en diabolisant l’islam aux yeux de l’opinion occidentale, ont encouragé les régimes despotiques du monde arabo-musulman à verrouiller, de plus en plus, les moindres espaces de liberté et à poursuivre imperturbablement leur entreprise de malfaisance envers leurs populations. 

Intellectuels ou intelligentsia d’État  

En l'absence d'une société civile bien structurée, le rôle d’éclairage et d’instruction des populations est traditionnellement dévoué à des intellectuels volontaires. Ceux-ci doivent, tout en observant une déontologie objective et loyale, constituer une force de proposition, un contre-pouvoir à l’idéologie dominante à travers l’animation d’un débat participatif, critique et  constructif. 

Malheureusement, dans les pays arabo-musulmans, les manquements regrettables des intellectuels à leur devoir d’éveil des populations sont la règle. Comment expliquer cette faillite des intellectuels arabo-musulmans qui demeurent étrangement muets ? 

Les politiques occidentales en général, et les récentes suggestions américaines de réforme et de démocratisation au sein du monde arabo-musulman en particulier, ont-elles contribué réellement à simplifier où plutôt à compliquer davantage la tâche déjà lourde des intellectuels dans ces pays ? 

Quel crédit peuvent espérer avoir des intellectuels arabo-musulmans associés à des initiatives de réformes américaines, fut-elles démocratiques, aux yeux de populations prises dans l’étau entre les intempérances des régimes despotiques locaux et le matériel de guerre américain qui les pilonnent en Irak, en Palestine, en Afghanistan et ailleurs ? 

Au-delà des légitimes interrogations sur la « légalité » internationale et les valeurs occidentales de liberté et de démocratie, on peut se demander où se situera le seuil de résistance des populations dans les pays arabo-musulmans face à la domination, à la frustration et à l’humiliation chroniques et quotidiennes. 

Cette situation ne manquera pas de précipiter l’essor d’une radicalisation annoncée des rapports sociopolitiques et économiques, toujours plus violente et plus périlleuse afin de saper davantage la stabilité de ces pays.

La démocratie est-elle la fille involontaire d'un rapport de forces indécis plutôt que l’incarnation idéalisée de la pensée des philosophes occidentaux ? 

La prétendue démocratie occidentale est-elle entrée dans une étape de transformation rétrograde qu’elle est incapable d'arrêter, et dont les conséquences prévisibles seront sa propre négation ? 

Ces balancements d’un Occident en plein essor entre sa vocation de missionnaire de la liberté et ses vieux réflexes de colonisateur sont particulièrement révélateurs de l’ampleur des difficultés inhérentes à tout effort intellectuel et politique utile pour contribuer à la promotion d’un véritable débat dépassionné et constructif sur un destin meilleur des rapports entre le monde arabo-musulman et l'Occident. 


Mode de citation : Mohamed Saleck OULD BRAHIM, «Au-delà de l’Interventionnisme : que reste-t-il dela démocratie ?», MULTIPOL - Réseau d'analyse et d'information sur l'actualité internationale, 6 mai 2007.





[1] Le projet du « Grand Moyen-Orient », annoncé par le Président Bush et publié par le Washington Post en février 2004, a été présenté au  sommet du G8 à Sea Island (États-Unis), en juin 2004.
[2]  Le réseau de la  société civile euro-méditerranéenne READI a été constitué en 2001 à Madrid et regroupe plus de 20 ONGs des pays européens et arabes.
[3]  Vincent GEISSER, conférence sur l'islamophobie (http.//www.arabesques.org/).
[4]  Par exemple : la Conférence de Berlin en 1885 sur le partage de l'Afrique, les accords secrets de Sykes-Picot en 1916  sur le partage des territoires arabes et la Déclaration de Balfour sur la  Palestine (1917).
[5] Voir Ghassan SALAMÉ (dir.), Démocraties sans démocrates, Paris, Fayard, 1993 et Olivier ROY, L'islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002.
[6] ARISTOTE, La Politique, traduction Jean Tricot, Paris, Vrin, 1982.
[7] Washington Post, « Islam et démocratie ne sont tout simplement pas compatibles », 21 janvier 1992.

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