Pour les Kurdes, les années qui ont suivi l’arrestation d’Abdullah Öcalan, le chef du PKK, en février 1999, se sont révélées décevantes malgré la mise en œuvre des réformes voulues par l’Union européenne : l’autorisation d’apprendre le kurde est étroitement encadrée ; l’administration refuse d’enregistrer les prénoms kurdes ; les miliciens à la solde d’Ankara et les militaires turcs quadrillent les zones kurdes et pratiquent l’enlèvement, la séquestration et la torture. Pour les Turcs, le militantisme kurde est un séparatisme masqué qui vise à saper les fondements de la République kémaliste une et indivisible. Il n’y a pas de question kurde, il n’y a qu’une question de terrorisme, et seule la répression militaire peut en venir à bout. Depuis trois ans, chaque partie campe sur ses positions, à tel point que la presse ne fait plus mystère de cet engrenage ethnique. C’est donc sans surprise que la guérilla kurde a repris en 2004. Elle a progressivement intensifié ses opérations en Turquie à partir de ces bases situées au Kurdistan irakien.
Chaque camp avance ses doléances. Côté kurde, les élus du Parti pour une société démocratique (DTP, pro-kurde), représenté au Parlement depuis juillet, regrettent l’intransigeance du nationalisme turc. Ils réclament la reconnaissance constitutionnelle du fait kurde (langue, culture) et la fin de la guerre au Kurdistan. Ils refusent de dénoncer les guérilleros comme des terroristes. L’opinion publique nationaliste assimile leur solidarité maladroite avec le PKK à un double jeu : le DTP est considéré comme la vitrine politique du PKK. Cette maladresse politique n’excuse pas la pression dont ces élus sont l’objet et la répression constante dont les civils kurdes sont victimes. La majorité des Kurdes turcs privilégie une solution autonomiste et non séparatiste.
Côté turc, le gouvernement islamiste de Recep Tayyip Erdogan cherche, comme ses prédécesseurs, à en finir avec ce « terrorisme résiduel » qui menace l’intégrité territoriale de la Turquie et fauche ses soldats : dimanche 21 octobre, douze d’entre eux ont péri dans une embuscade près de la frontière irakienne. Les Kurdes irakiens sont soupçonnés d’aider le PKK dont les combattants se réfugient sur les hauteurs imprenables du mont Qandil (Nord irakien) pour mieux revenir en territoire turc et y lancer leurs attaques. Le mercredi 17 octobre, le Parlement turc a donc donné son feu vert à une opération militaire en Irak afin d’en chasser le PKK. L’aviation et l’artillerie turques ont pilonné des positions du PKK en Irak. Mais l’allié américain reste réticent : le risque d’embrasement est sérieux, d’autant plus que le dossier kurde implique également l’Iran et la Syrie. A vrai dire, l’intervention turque a davantage les moyens de déstabiliser une bonne partie de la région que de déloger les quelque 3 000 combattants du PKK, repliés dans le nord de l’Irak.
Tous les ingrédients d’un désastre régional sont là : les intérêts (eau, pétrole), des Etats jaloux de leur souveraineté, des ingérences manifestes (américaine, syrienne, iranienne), des populations kurdes que la répression en Irak (avant la chute de Saddam Hussein), en Iran et surtout en Turquie a fini paradoxalement par rapprocher. Comment sortir de cette impasse ? La solution est avant tout politique : cesser les opérations de coercition dans les zones kurdes, proposer au PKK une reddition acceptable, accorder à un élu du DTP un portefeuille ministériel et refonder la Constitution turque en y accordant à la culture kurde la place qui lui revient. Prix coûteux pour les Turcs. Mais la paix civile est à ce prix.