Cette escalade militaire était à prévoir. Depuis l’arrestation du chef du PKK, Abdullah Öcalan, en février 1999, la condition des Kurdes en Turquie (20 millions de personnes) ne s’est guère améliorée, en dépit des pressions européennes : l’autorisation d’apprendre le kurde a été vidée de son contenu, l’administration refuse d’enregistrer les prénoms kurdes, les miliciens kurdes à la solde d’Ankara et les militaires turcs quadrillent le « Sud-Est anatolien » et pratiquent la séquestration, la torture et la répression. Le nationalisme turc, chauffé à blanc par les injonctions bruxelloises et les enjeux de mémoire (arménienne, islamique) auxquels la nation s’affronte, n’a jamais été aussi intolérant à l’égard des Kurdes, assimilés à la poignée de guérilleros du PKK. Pour les Turcs, le militantisme kurde est un séparatisme masqué qui vise à saper les fondements de la République kémaliste une et indivisible. Ils estiment qu’il n’y a pas de question kurde en Turquie, mais une question de terrorisme – et que seule la répression militaire peut en venir à bout.
Confrontés à ce blocage idéologique et institutionnel, les Kurdes ont vu leur situation socioéconomique s’enliser. Les zones kurdes en Turquie sont toujours sous-développées et le chômage dépasse 50 % dans certaines villes. Reprenant les armes au cours de l’été 2004, la guérilla kurde n’a eu aucune difficulté à mobiliser des jeunes recrues désœuvrées. Elle a progressivement intensifié ses opérations en Turquie, jusqu’à l’escalade de ces dernières semaines où une vingtaine de soldats turcs ont été tués. Jamais l’opinion publique turque ne s’était montrée aussi revancharde à l’encontre des Kurdes, à tel point que la presse ne fait plus mystère de l’engrenage ethnique qui menace le pays. Sans parler de la répercussion du conflit dans les communautés turque et kurde : en raison des destructions de villages kurdes qui ont eu lieu dans les années 90, de nombreux Kurdes ont migré vers les grandes villes turques (Istanbul est la première ville kurde) et vers l’Europe, où des manifestations des nationalistes turcs ont déjà eu lieu (notamment à Bruxelles).
Pourtant, l’enjeu kurde interne à la Turquie se double d’un enjeu kurde régional. Depuis 1991, les Kurdes irakiens (5 millions) disposent d’une Région autonome stable et relativement prospère grâce à l’appui américain. En 2003, les forces kurdes irakiennes ont aidé Washington à renverser Saddam Hussein. Mais les Américains sont également alliés aux Turcs, qui voient d’un mauvais œil cet Etat kurde croupion émerger au sud-est de leur pays. L’idée autonomiste pourrait remonter vers le nord et agiter « leurs » Kurdes. La revendication fédéraliste des Kurdes irakiens inquiète les Turcs, mais aussi les Syriens et les Iraniens qui possèdent des minorités kurdes et y voient un péril pour leur intégrité territoriale : d’ailleurs, les Kurdes iraniens (8 millions) regardent l’expérience kurde irakienne comme un modèle à transposer dans un Iran démocratique et fédéral.
Jusqu’à ces derniers mois, l’équilibre précaire était maintenu. Mais le repli des combattants du PKK sur les hauteurs imprenables du mont Qandil, au Nord de l’Irak, est devenu insupportable aux Turcs. Ankara soupçonne les Kurdes irakiens d’aider le PKK, qui se sert de ce sanctuaire pour préparer ses attaques en territoire turc. Le mercredi 17 octobre, le Parlement turc a donc donné son feu vert à une opération militaire en Irak afin d’en chasser le PKK : les troupes, les hélicoptères d’assaut et les chasseurs F-16 sont prêts à intervenir. L’artillerie turque bombarde régulièrement des positions du PKK et quelque 130 000 soldats sont massés à la frontière irakienne.
Le partenaire américain est réticent à cette intervention turque, car Washington a conscience, d’une part, qu’une incursion turque déstabiliserait la seule région irakienne qui est stable et, d’autre part, que les Kurdes irakiens s’y opposeraient par les armes. Et il n’est pas dans l’intérêt des Américains de laisser s’affronter leurs deux alliés locaux : c’est sans doute le message que le président George Bush a tenté de faire passer au Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, en déplacement à Washington le lundi 5 novembre. Washington a donné son accord tacite pour que les chasseurs turcs bombardent des camps d’entraînement du PKK.
Les Turcs ont en effet davantage les moyens de déstabiliser une bonne partie du Proche-Orient que de déloger le PKK, replié dans le nord de l’Irak. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’ils tentent de l’en débusquer : les vingt-quatre incursions précédentes ont échoué. Pourtant, les médias, l’opinion publique, l’extrême droite et l’armée maintiennent une pression constante sur le gouvernement d’Ankara, qui ne peut prendre le risque de saboter les relations économiques tissées avec les Kurdes : 70 % des entreprises implantées au Kurdistan irakien son turques, l’électricité vient de Turquie. Les autorités kurdes irakiennes plaident donc pour une résolution politique de la question kurde : le Premier ministre kurde irakien, Nechirvan Barzani, dans leWashington Post du 5 novembre, appelle le PKK à déposer les armes et propose une conférence réunissant Américains, Turcs, Irakiens et Kurdes.
L’un des paradoxes de cette escalade est d’avoir révélé le caractère poreux de la question kurde au Proche-Orient : elle ne saurait plus être cantonnée dans les frontières d’un Etat régional, fût-ce la Turquie. Les Occidentaux n’ont pas de meilleur service à rendre à la région que de promouvoir une conférence internationale sur la question kurde pour éviter que celle-ci n’occasionne des souffrances inutiles aux peuples du Proche-Orient.
Philippe BOULANGER est l'auteur de Géopolitique des Kurdes, paru aux éditions Ellipses, en 2006.