Le constat est partout sans équivoque. Leur degré d’ignorance du fait francophone est abyssal. L’étudiant du Nord ne connaît pas ou peu la Francophonie. Pour lui, c’est un non sujet. Mais pour l’étudiant du Sud, c’est plus grave. Non seulement il ne la connaît pas mais il se pose, et parfois à voix haute, la question de son utilité, allant jusqu'à penser qu’être francophone est un handicap. Il rêve du monde anglo-américain comme passeport vers le développement et la modernité. C’est la réalité. Il faut la voir en face.
Mais ce mal-être francophone, ce désarroi est plus large. Il touche quasiment l’ensemble des parlants français. Pour eux la Francophonie est inaudible. Quoique ayant encore un sentiment d’appartenance acquis à partir de la langue, ils ont le sentiment que la Francophonie ne leur est pas utile, qu’elle ne répond pas à leurs attentes et en particulier à leur aspiration légitime à vivre mieux. Pire, ils la perçoivent de moins en moins comme moderne. L’imaginaire francophone est en panne.
Une certaine apathie francophone s’est, par ailleurs, installée. Après une période pionnière fin des années 80 et début 90 où, ambitieuse, innovante, conquérante, elle a lancé structures et programmes d’avant garde, la Francophonie s’est anesthésiée et technocratisée. L’innovation quitte la table. Mais peut-on bâtir la Francophonie sans innover ?
Finie l’époque heureuse où, de passage à Paris, on faisait un détour par le Quai André Citroën ou la Place de la Sorbonne pour être au courant des initiatives et des actions nouvelles de l’ACCT (aujourd’hui Organisation internationale de la Francophonie) et de l’AUPELF-UREF (Association des universités partiellement ou entièrement de langue française-Université des réseaux d’expression française) devenue l’Agence universitaire de la Francophonie en 1998. Fini le temps où la Francophonie lançait de grands projets comme TV5, l’Aupelf-Uref, les Réseaux de coopération au Sommet de Versailles…
Dans ce contexte, le malaise existentiel ne cesse de s'accroître. Depuis le Sommet d'Hanoi en 1997 et excepté le Sommet de Beyrouth, la Francophonie ne fait apparaître dans l’ensemble que des déclarations creuses et des consensus mous. Le déclin de l'intérêt des politiques est manifeste. On constate une sorte d'acceptation générale d'un rôle de second plan, la naissance d'un sentiment fataliste d'impuissance, une attitude de soumission, une incapacité à affirmer sa spécificité. Elle n'a pas compris que la mondialisation est sa chance, son possible tremplin et non son éteignoir et son tombeau. Bref, elle semble avoir perdu son âme et confiance en elle même.
Pourtant, elle demeure un grand espoir et continue d'exercer un attrait indiscutable, et ce, malgré l'Amérique toute-puissante et sa déferlante économique, linguistique et culturelle. De nouveaux pays frappent à sa porte sans discontinuer sommet après sommet. Elle commence, d’autre part, à faire preuve d'une réelle capacité d'influence à l'échelle de la planète, comme l'a montré son action volontariste, couronnée de succès, pour l'adoption en 2005 de la Convention de l'Unesco sur la promotion et la protection des expressions culturelles.
Son enterrement n’est donc pas à l’ordre du jour. Il est possible de lui donner un nouveau souffle. Pour cela, il faut en finir avec les Sommets sans espoir, imposer une rupture et signifier un "ça suffit" à tous les militants de l’abandon et du renoncement. La Francophonie ne peut continuer à se satisfaire de faux semblants et d’un statut de priorité négligée. Elle doit cesser d’être floue et sans ambition.
La tâche sera rude car la Francophonie n'est pas une évidence. Elle a pu apparaître teintée de néo-colonialisme aux anciens colonisés, et à d'autres, de combat d'arrière-garde face à un anglais qui serait déjà accepté comme seule langue du monde.
Pour y parvenir, pour reconquérir toute sa légitimité, elle doit dire, affirmer, marteler le rôle qu’elle entend jouer dans la mondialisation et faire valoir ses atouts, ses raisons d’être. Il lui faut, tout aussi impérativement répondre aux besoins des peuples francophones. Voilà les conditions du bond en avant : une double utilité, au niveau monde et à celui des Etats et gouvernements membres et de leur population. Mais, pour se tenir debout, elle aura besoin de visibilité, de gestes évocateurs et rassembleurs, d’actions phares impulsant un changement. Le poids des fausses certitudes et des dépôts idéologiques et conceptuels, la recherche de l’efficacité à courte vue, la pression des promoteurs de la pensée unique, l’emprise croissante de la mondialisation financière, ont fini, en effet, par former autour du fait francophone une gangue imperméable à toute démarche spécifique. La culture de l’impossible s’est progressivement installée jusqu’à pénétrer au cœur même des institutions francophones. C’est dire combien le changement est aujourd’hui difficile. Il le sera de plus en plus, année après année, si rien n’est fait pour enrayer cette descente aux enfers.
C’est pourquoi le Sommet de Québec de 2008 revêt tant d’importance. C’est à lui, alors que sera célébré le 400ème anniversaire de la création de la Ville de Québec, ancienne capitale de la Nouvelle-France, qu’il revient de briser les chaînes, de mettre en pleine lumière l’ambition francophone du 21ème siècle. Ce Sommet doit être un rendez-vous historique, celui du lancement du renouveau, du nouveau départ de la francophonie institutionnelle et plus généralement de la francophonie monde.
Mais quel rôle peut jouer aujourd’hui la Francophonie dans la mondialisation ?
La culture devient aux côtés du politique et de l’économique, un pilier de la mondialisation et s’assoit comme acteur incontournable à la table des relations internationales. Les espaces voués au troisième dialogue - celui des cultures -, prennent de ce fait une importance géopolitique toute particulière. Ils sont les antidotes pacifiques à la guerre des civilisations qui s’amorce et qu’attestent le terrorisme et la montée des fondamentalismes. Les grandes aires linguistiques font naturellement parties de ces espaces. Elles constituent lorsqu’elles s’organisent, des unions géoculturelles. La Francophonie appartient à cette topologie. Elle est l’union géoculturelle de langue française.
La Francophonie dont nous parlons n’est pas la francophonie de la fin du 19ème siècle -la première francophonie- liée à l’expansion coloniale, qu’Onésime Reclus définissait comme étant « l’ensemble des populations parlant français ». Ce n’est pas non plus la seconde francophonie, fille de la décolonisation, proposée dans les années 60 par le Sud pour fonder un Commonwealth à la française, dans le cadre plus vaste de la construction, sur les débris des empires coloniaux, de communautés culturelles de métissage et de solidarité. La nouvelle francophonie est celle du dialogue et des échanges mondialisés au sein de l’union géoculturelle de langue française. C’est ce qui fonde sa légitimité. Avec cette troisième francophonie, on passe des communautés postcoloniales aux ensembles de dialogue interculturel.
Par rapport aux autres ensembles culturels, la troisième francophonie a pris les devants en termes d’organisation et de coopération. Communauté ouverte, elle s’agrandit tandis que pour d’autres, tel le Commonwealth, le cercle est maintenant fermé. Elle accueille des membres qui n’ont jamais été des colonies; c’est le cas des pays de l’Europe Centrale et Orientale. Depuis l’origine en 1986, elle n’a cessé d’augmenter le nombre de ses membres, de 43 à 68 aujourd’hui. Tous les continents y sont présents. Cependant cet élargissement pose problème. Des voix réclament un approfondissement impliquant que la Francophonie cesse d’admettre des pays sans engagement francophone réel, comme cela est malheureusement le cas. Reste cependant que certaines adhésions encore à venir renforceraient la Francophonie : celles en particulier de l’Algérie et de pays d’Amérique latine car ce sous-continent, pourtant concerné, n’est pas encore représenté.
Le recouvrement est frappant entre ce que pourraient être l’offre francophone de valeurs et de dialogue et les besoins qui s’expriment dans l’actuelle mondialisation. La Francophonie défend certains des principes des alter mondialistes et prend des positions de non alignement. Laboratoire de mondialisation humaniste, sa chance, c'est le dialogue des cultures, si nécessaire depuis le 11 Septembre. Elle prône la diversité culturelle et linguistique, la solidarité comme compagnon de la liberté et le dialogue comme outil de la paix. Elle choisit pour l'accès à l'universel, la synthèse des différences et non l'affirmation d'un modèle unique et dominant, et privilégie l'approche multilatérale. C’est ainsi qu’en 2002, elle a pris position contre l’intervention unilatérale en Irak des Etats-Unis. Il faut l’envisager comme une réalité géopolitique à part entière.
Ces différents points justifient le développement de la Francophonie politique dans sa double dimension de soutien à la démocratie et aux droits de l’Homme, et de médiation pour la sécurité, la prévention et le règlement des conflits.
Ils permettent d’identifier pleinement quel pourrait être son rôle, et de répondre affirmativement à la question posée quant à son utilité. Pôle géoculturel de dialogue, c’est aussi un pôle d’équilibre et de régulation du fait de son engagement en faveur de valeurs humanistes et de biens communs telles la diversité culturelle et la diversité linguistique.
Mais la troisième francophonie, parle-t-elle aux francophones, leur est-elle utile ?
Un constat s’impose : son déficit de notoriété et son absence de visibilité. On est confondu par l’ignorance des jeunes, des actifs et des décideurs en ce qui la concerne. Or, les peuples francophones ne peuvent avoir envie de francophonie, en être fier et lui apporter leur soutien que s’ils la connaissent. Il y a dans la Francophonie une part de rêve, de modernité qu’il faut faire partager, des dynamiques qu’il faut rendre visibles. Il faut l’enseigner d’urgence et en faire un objet d’étude et de recherche. Il faut aussi lui faire une place dans les programmes scolaires et universitaires. Faire connaître, « vendre » la Francophonie est devenu indispensable. Il convient de lancer à grande échelle un plan de communication la concernant.
De ce point de vue, des reproches peuvent être fait à TV5. Certes, par ses programmes, elle fait connaître la diversité des cultures francophones et, diffusant en français, elle participe à la diffusion de la langue. Par contre, elle ne consacre que peu d’efforts à promouvoir la Francophonie institutionnelle et la francophonie monde.
Quelques propositions concrètes s‘imposent: création de maisons de la Francophonie comme lieux d’échanges, de rencontre, de travail et de réflexion, généralisation du réseau des chaires Senghor de la Francophonie dédiées à la formation à la Francophonie et à son étude, organisation chaque 20 mars d’une Nuit du dialogue des cultures, édition d’un dictionnaire des particularité lexicales des français monde, programmation sur TV5 d’un jeu télévisé des synonymes francophones et dans un autre ordre d’idée création d’une coupe francophone de football. Dans tous les cas, il s’agit de renforcer le sentiment d’appartenance et de faire connaître la réalité francophone.
Mais, participer à l’aventure de la francophonie monde, c’est aussi travailler à la protection et à la promotion de la diversité linguistique, corollaire inséparable de la diversité culturelle. Voulue par les marchands et par tous ceux qui au nom de l’efficacité choisissent pour accéder à l’universel, l’uniformité plutôt que la synthèse des différences, la langue unique est une impasse culturelle car elle détruit la diversité. L’action pour le multilinguisme est donc au cœur du combat francophone, du local à l’international. Je crois nécessaire comme le propose Louise Beaudouin, de faire adopter à l’UNESCO une convention sur la diversité linguistique, qui vienne épauler la convention sur la diversité culturelle.
Ensemble polyphonique la troisième francophonie, c'est-à-dire la francophonie du 21ème siècle, n’est pas sérieusement en décalage avec la littérature monde en français, prônée par un collectif d’écrivains dans Le Monde des Livres le 20 mars dernier. Reste cependant que les écrivains monde continuent à ne pas trouver d’éditeurs et que la Francophonie ne s’est encore dotée ni d’une Académie ni de prix littéraires et que les difficultés rencontrées partout ailleurs, entre les instances francophones et celles du centre principal, c’est-à-dire de la France, restent d’actualité. La situation actuelle de TV5 en fournit l’illustration. Le paradigme réaliste en théorie des relations internationales implique naturellement la prise en compte des intérêts des Etats. Il reste beaucoup à faire pour les convaincre que le polycentrisme francophone est une approche « gagnant-gagnant » pour les uns et les autres dans la mondialisation.
La prise en compte, même avec des réserves, de la diversité culturelle et linguistique est déjà une réponse clairement positive quant à l’utilité de la Francophonie pour les parlants français.
Mais il y a d’autres attentes auxquelles il faut répondre, d’autres besoins à satisfaire. La Francophonie doit être un plus dans la vie quotidienne des francophones. Pour y parvenir, elle dispose de ses opérateurs directs : l’Agence universitaire de la Francophonie, TV5, l’Université Senghor, l’Association internationale des Maires francophones et l’Organisation internationale de la Francophonie pour la coopération intergouvernementale. Ils ont déjà beaucoup fait. Mais pour conquérir les parlants français, il faut amplifier l’effort, relancer le volet coopération plutôt que de le mettre en veille. Il faut des gestes nouveaux. Les chantiers du renouveau doivent être ouverts. Plusieurs crèvent les yeux :
- L’éducation et la formation. D’évidence la Francophonie ne peut accepter l’illettrisme et la non scolarisation de tant de jeunes francophones. La formation aux métiers est, par ailleurs, indispensable. Rien n’est possible sans un effort exemplaire en leur faveur. Malheureusement, la Francophonie ne dispose pas pour l’enseignement primaire, secondaire et technique d’un opérateur direct capable d’une démarche public-privé pour saisir les opportunités et mobiliser les financements.
De grands défis sont devant nous : l’énorme besoin de formation initiale et continue des professeurs de français et en français dans beaucoup de pays francophones, la mobilité des étudiants en vue de l’excellence et de la connaissance de l’autre par un programme de bourse du type du programme Erasmus en Europe, la demande de mise en place du primaire au supérieur dans un contexte multilingue d’écoles, de filières, d’instituts, d’universités francophones. J’avoue ma tristesse de voir qu’au Vietnam on a laissé retomber le formidable espoir qu’avait suscité le programme des classes bilingues sans, d’ailleurs, lui donner un prolongement adapté dans l’enseignement supérieur où, en particulier, une université francophone trilingue aurait eu toute sa place. L’éducation donnée en français doit, par ailleurs, toujours satisfaire au critère d’excellence.
- L’économie. Rien n’est possible sans elle. Il faut donner à la Francophonie sa dimension économique, ce que l’on se refuse de faire depuis le Sommet d’Hanoi où la question a été posée. Il faut en finir avec les rendez-vous manqués entre l’économie et la Francophonie.
Je rappellerai à ce sujet les termes du Manifeste d’Alexandrie du 19 mars 2007 à la rédaction duquel avaient fortement contribué l’actuel Maire de Québec, Régis Labaume, et Jean-François Simard, ancien ministre, professeur à l’Université du Québec en Outaouais . Je cite : « La Francophonie a besoin d’une stratégie de développement économique sans laquelle ses actions en matière de solidarité, de démocratie et de développement durable resteront fragiles. En conséquence, un outil économique francophone est devenu nécessaire et sa création incontournable ». Le manifeste d’Alexandrie lançait un appel solennel pour que le Sommet de Québec soit le moment choisi pour « prioriser » une stratégie de développement économique au service des populations francophones.
- Les industries culturelles. La convention de l’Unesco sera un leurre si chaque culture ne peut créer ses propres biens culturels. La Francophonie a besoin de disposer d’un outil spécifique comme il existe au Québec avec la Société pour le développement des entreprises culturelles (SODEC). Cet outil participera à l’essor des entreprises culturelles et au rayonnement des œuvres. Il soutiendra la production et la diffusion des produits et de biens culturels et appuiera l’implantation et le développement des entreprises culturelles dans tous les pays membres de la Francophonie en conciliant culture et économie.
- Le numérique. Il s’impose comme outil incontournable du développement et en tant que facteur de changement culturel. La Francophonie doit s’employer à le répandre pour éviter la fracture numérique Nord-Sud. L’utilisation de la Toile dans l’enseignement supérieur et pour la formation des maîtres, progresse partout à pas de géant. Le temps est venu de l’e-francophonie et de l’université numérique. Je crois que la Francophonie universitaire c’est-à-dire l’AUF, doit se donner maintenant comme tâche de mettre le maximum de contenus pédagogiques de qualité en français sur la Toile. Le British Council est en train de le faire en langue anglaise.
- La jeunesse. Il faut l’informer et l’impliquer. Un vaste programme de jeunes volontaires de la Francophonie s’impose pour générer un sentiment d’appartenance et renforcer la connaissance de l’autre. Forme de générosité, le volontariat est l’expression même de la solidarité. C’est de plusieurs milliers de volontaires dont à besoin la Francophonie pour servir pendant un à deux ans dans un autre pays francophone que le sien dans le cadre de la coopération francophone ou plus généralement de projets servant le développement.
- La langue française. C’est la grande oubliée de 20 ans de francophonie institutionnelle. Faute d’une Charte linguistique les engageant, des pays membres ne font pas l’effort qu’il conviendrait quant à son emploi à l’international et à son enseignement. La Francophonie doit impérativement se mobiliser pour l’enseignement du français. Les actions à mener sont diverses mais il faut insister sur la formation des enseignants et sur la priorité à donner aux classes bilingues.
Tous ces chantiers devront générer de façon visible des dynamiques et des effets de levier, car il faut faire en sorte que modernité et innovation riment avec francophonie. La coopération francophone, c’est un état d’esprit, un parti pris, celui du mouvement.
A nous de rendre moderne le concept de multilinguisme et ringard celui de langue unique. A nous de montrer qu’au niveau scientifique, technologique, culturel, économique, il existe toujours une créativité francophone, et de continuer de l’exprimer avec des mots français tout en parlant anglais quand il le faut.
Ces propos montrent à l’évidence que le critère de double utilité, au niveau monde et au niveau des peuples, peut être rempli par la troisième francophonie. Mais pour être très largement partagé ce constat doit faire l’objet d’un large débat d’idées. La suggestion de l’Association internationale des régions francophones (AIRF) de tenir en 2009 des Etats généraux de la coopération décentralisée et le développement des Chaires Senghor vont dans ce sens. La Francophonie gagnerait à organiser, à son niveau, un large « remue méninge » à ce sujet. Les chefs d’Etat et de gouvernement doivent, par ailleurs, s’en saisir. C’est au Sommet d’annoncer le nouveau départ, de fixer le cap, de mettre en route la construction de la nouvelle francophonie.
Il arrive que l’on critique la France et le Québec quant à la frilosité de leur engagement dans la Francophonie. Avant de m’en faire l’écho, je voudrais prendre le risque de dire devant vous que la pérennité de l’identité de la France et du Québec dans les prochaines décennies me semble liée à l’existence ou non d’une Francophonie forte, influente et attractive.
Le monde change rapidement et rappelons-le, pour certains, des deux côtés de l’Atlantique, l’anglais est déjà accepté comme la seule langue du monde.
Il serait bien hasardeux de prétendre savoir ce que sera demain la réalité de la diversité culturelle et linguistique. Cependant des tendances lourdes s’affichent. On constate des replis identitaires et religieux, l’affirmation, par contre, de la vitalité de petites nations toujours menacées mais toujours vivantes, car elles savent innover. Des cultures disparaissent ainsi que des langues. Le sentiment se fait jour que parallèlement des cultures et des langues monde se construisent. La force de l’espagnol, l’importance de l’arabe ainsi que la rapide émergence de nouveaux géants économiques comme la Chine, l’Inde ou encore le Brésil, ne peuvent être niées. Dans ce contexte, l’hypothèse d’une seule culture et d’une seule langue monde se fait de moins en moins crédible.
On peut alors se poser une première question. La France et le Québec veulent-ils que la francophonie et le français soient une culture et une langue monde de demain. Je ne connais pas la réponse. Mais, si c’est le cas, il leur faut traduire ce choix en termes de stratégie et faire preuve d’un réel volontariat politique.
La seconde question est relative à l’identité de la France et du Québec. La Francophonie conforte-t-elle ou non leur identité respective dans l’ensemble européen pour l’une et canadien pour l’autre. Autrement dit, la Francophonie est-elle pour le Québec et la France, une opportunité pour renforcer la Nation ? La réponse me semble être oui, car être acteur de la francophonie monde élargit le champ d’intérêt et motive, à tous niveaux, les sociétés du fait de la nature même des objectifs à atteindre et de leur ampleur. Détenir une partie de l’universel, participer à un pôle monde, donnent envie de garder sa propre identité.
Certes, cela suppose une Francophonie et une francophonie monde influentes. Mais ne viennent-t-elles pas de faire la preuve qu’elles sont influentes ?
La convention sur la diversité culturelle n’aurait, en effet, pas existé sans le Canada/ la France/ le Québec. Mais c’est la Francophonie qui à partir de ses membres « carrefour » a su faire partager l’idée au Monde Arabe, au Commonwealth, aux autres aires linguistiques, et plus largement à toute la planète.
On peut se demander a contrario si la France et le Québec pourraient maintenir longtemps leur identité sans la Francophonie. Je ne le pense pas.
Notons que l’identité de la France et du Québec n’ont pas été façonnées seulement par le voisinage. L’identité de la France n’est pas seulement d’Europe et l’identité du Québec pas seulement d’Amérique car la France n’est pas que d’Europe et le Québec que d’Amérique. C’est la Francophonie qui permet à ces deux entités de retrouver leur plénitude. La Francophonie appartient à l’histoire de l’une et de l’autre et, là comme ailleurs, elle vient conforter des identités qui ne sont pas d’un même lieu.
Il est clair que la Francophonie sert politiquement le Québec en lui offrant des contacts avec 68 pays et parmi eux les nouveaux venus de l’élargissement. Alors comment se fait-il - permettez à un Français de le dire avec précaution - que le Québec investisse si peu dans la Francophonie ? Je pense, par exemple à TV5 ou encore à l’Agence universitaire de la Francophonie. Des gestes ne sont-il pas à poser pour l’une et l’autre au Sommet de Québec et tout particulièrement pour TV5 compte tenu de la crise actuelle du fait des projets français dans l’audiovisuel extérieur ?
Le Québec est né des tentatives d’expansion de la France vers le monde. Il a vu le jour avec la première francophonie. La deuxième, celle des indépendances, ne l’a pas oublié. Il est membre de la Francophonie. Ne faut-il pas souhaiter qu’il soit maintenant un acteur majeur de la construction de la troisième francophonie ? Le prochain Sommet de Québec lui fournit l’occasion de le faire.
En France, il est connu que la Francophonie est boudée, voire malmenée. On a pu dire avec raison que le plus grand ennemi de la francophonie, ce sont les élites françaises qui pour des motivations complexes de recherche d’efficacité, mais aussi et peut-être surtout idéologiques, se trompent de combat. Ainsi le Parlement a ratifié le 8 octobre dernier le Protocole de Londres qui supprime l’obligation pour les brevets européens d’être traduits en français. Pour le linguiste Claude Hagège, « la tradition de la promotion du français est en passe d’être abandonnée au profit des gros sous. D’autres pays comme l’Espagne et l’Italie qui ont des économies aussi importantes que la nôtre, défendent mieux leur langue que ne le fait la France ».
Pour la France, la Francophonie reste donc malheureusement une préoccupation accessoire. Beaucoup la voient non comme une chance mais comme un obstacle. Face à la mondialisation, la France ne sait pas comment assumer son double engagement européen et francophone. On assiste à une dérive constante vers le seul tout anglais. Les exemples d’abandon du français se multiplient dans les sciences, l’enseignement, les entreprises, à l’école on l’on veut imposer le seul anglais plutôt que la diversité linguistique avec l’apprentissage à égalité de deux langues étrangères. Progressivement cette langue s’installe comme langue unique en Europe au détriment du multilinguisme.
Il faut donc réengager la France dans la Francophonie. Provoquer une rupture positive quant à la perception par les Français de l’intérêt de la Francophonie est indispensable.
Il y va de son avenir car dans l’Europe relancée, la Nation, l’identité, la langue françaises pour être fortes ont besoin d’une Francophonie ambitieuse qui porte haut dans le monde ses valeurs, celles de la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen, de l’humanisme et ces dernières années de l’humanitaire et du devoir de protéger. A titre d’exemple, il est utile de remarquer concernant l’Europe que si l’Allemagne n’est que d’Europe avec un monde fait de voisins européens, la France n’est pas que d’Europe avec un monde ouvert sur le « grand large » comme l’atteste tout particulièrement à la fois l’actuel projet d’Union méditerranéenne et la Francophonie.
De plus, dans un monde confronté au conflit amorcé entre l’Islam et l’Occident, à l’émergence des géants que sont la Chine, l’Inde et le Brésil, aux dérèglements climatiques, la France ne peut faire cavalier seul. Elle a besoin du pôle d’influence de la Francophonie.
Par ailleurs, le projet d’Union méditerranéenne, la construction de l’Eurafrique, la maîtrise de l’immigration, le co-développement, sont largement tributaires pour être menés à bien, d’une Francophonie debout, forte et confiante en elle-même.
Enfin l’intégration des jeunes français issus de l’immigration se fera d’autant mieux qu’ils seront fiers d’être francophones et d’appartenir à une communauté influente.
Mais le retour à la raison, à une vue plus équilibrée et réaliste des intérêts français, suppose comme dans beaucoup d’autres domaines une rupture avec des habitudes et des comportements acquis ces 40 dernières années pour des raisons à la fois idéologiques, de facilité et d’universalisme dévoyé.
La France ne peut continuer d’un côté à avoir une attitude frileuse quant au polycentrisme francophone et de l’autre ne pas avoir d’ambition francophone.
Le mal français est si profond que le changement n’est possible que dans le cadre du train des réformes actuellement entreprises en France. Il suppose l’intervention du Président de la République pour imposer la rupture et signifier « un ça suffit » à tous les partisans de l’abandon au nom de l’efficacité immédiate et d’une modernité tronquée. L’année 2008 lui en fournit l’occasion avec le Sommet de Québec.
Pour conclure cette conférence laissez-moi vous dire que je crois sincèrement que la réflexion de cet après-midi, comme celle qui a eu lieu ici à l’initiative de Jean Tardif le 21 novembre dernier et qui va se poursuivre à Paris, Lyon et Yaoundé, est essentielle. La Francophonie a besoin d’un grand débat d’idées sans complaisance, ouvert et médiatisé, faisant l’état de ses faiblesses et de ses atouts.
L’heure est solennelle. Nous sommes à un tournant. Face à la mondialisation, il faut choisir son cap. On peut soit prendre le chemin du déclin irréversible, soit construire la troisième francophonie et la francophonie monde.
C’est le rôle des intellectuels d’être dérangeants. Nous voulons l’être pour, en éclaireurs, faire toute la lumière sur le paysage, et non pour critiquer ceux qui ont la responsabilité du navire. Je pense tout particulièrement à Clément Duhaime, Administrateur de l’OIF, et au Président Abdou Diouf, Secrétaire général de la Francophonie dont on connaît l’engagement francophone et dont l’action a été déterminante pour enfin mener à bien le dossier de l’institutionnel francophone, et pour faire adopter, avec le succès que l’on sait, la convention de l’UNESCO pour la protection et la promotion de la diversité culturelle.
Le monde change. Politiques, diplomates, fonctionnaires, acteurs à quelque niveau que ce soit de la Francophonie, ne cherchons pas à nous cacher la réalité, inventons les solutions, faisons mouvement avec des gestes forts, rassembleurs, concrets.
Il faut lancer au Sommet de Québec la construction de la troisième francophonie. La France, et le Québec ont une responsabilité particulière dans cette entreprise. Ne gâchons pas cette chance. Je vous remercie.

Professeur Michel Guillou, Directeur de la Chaire Senghor de la Francophonie de Lyon (Université Jean Moulin Lyon 3), Institut pour l'Etude de la Francophonie et de la Mondialisation(Texte de la Conférence prononcée le 30 janvier 2008 au Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal)