Le 8 juillet 2008, le temple de Preah Vihear (Nord du Cambodge), situé dans la province éponyme, a été inscrit par l’UNESCO au patrimoine mondial de l’humanité. Ce temple, avait été déclaré propriété cambodgienne par un arrêt de 1962 de la Cour internationale de justice (CIJ). Depuis quelques années, avec la décision du Cambodge de demander l’inscription de ce temple au patrimoine mondial de l’humanité, un contentieux frontalier sous-jacent avec la Thaïlande avait refait surface.
S’il n’est plus question pour la Thaïlande de directement invoquer la propriété du temple, celle-ci argue de la décision de la CIJ de 1962, qui ne parle que du temple et non de la frontière naturelle que constituent le temple et le territoire sur lequel il se trouve (un espace de 4,2 km2). En effet, pour Bangkok, le site du temple contient une partie de la frontière thaïlandaise et, par conséquent, un morceau d’un parc national thaïlandais. Paradoxalement, ce temple bâti au XIe siècle par le roi khmer Suryavarman I se trouve difficilement accessible sur le versant cambodgien (côté falaise), mais beaucoup plus facilement sur son versant thaïlandais.
Ce conflit frontalier renvoie à l’histoire de la péninsule. Pendant six siècles (IXe-XVe), l’Empire Khmer a dominé la péninsule sud-est asiatique, s’étalant sur le Cambodge, le Vietnam, le Laos et la Thaïlande. Les restes de cet héritage se manifestent notamment par l’existence de vestiges architecturaux datant de l’époque angkorienne aux limites du territoire cambodgien. Plus tard, l’Empire s’effondrera sous les coups de boutoirs de l’Empire Siamois (Ouest), de l’Empire de Champa (Est) et de l’Empire du Dai Viêt (Nord), menacé d’absorption essentiellement par le Siam et plus secondairement par le Champa.
C’est paradoxalement la colonisation française (1863-1953) qui sauvera le Cambodge de l’absorption totale par ses puissants voisins. Un traité franco-siamois de 1867 (1) fera renoncer le Siam (Thaïlande) à sa souveraineté sur le Cambodge en échange du contrôle des provinces de Battambang et de Siem Reap avant qu’un autre traité en 1907, portant sur le tracé de la frontière entre le Cambodge et le Siam, établisse le temple de Preah Vihear côté cambodgien. Le contentieux entre la Thaïlande et le Cambodge reprendra une fois l’indépendance cambodgienne proclamée, avant d’être tranché par la CIJ en 1962.
Sans avoir provoqué l’incident entre les deux pays, il semble que le gouvernement cambodgien ait instrumentalisé cette question (comme lors des élections de 2003), afin de susciter un réflexe nationaliste favorable à la campagne pour la réélection du Premier ministre Hun Sen. De son côté, la Thaïlande joue elle aussi sur le patriotisme tancé par la question des frontières qui trouve une répercussion dans les conflits politiques intérieurs.
Sur ce point, les élections législatives qui devaient désigner la majorité dont le Premier ministre émergerait dans ce régime parlementaire furent absolument sans surprise, le Parti du Peuple Cambodgien (PPC, parti de Hun Sen) gagnant les deux tiers de l’Assemblée.
Né en 1952, Hun Sen dirige le Cambodge depuis 1985. Ancien cadre khmer rouge ayant fui les purges intestines de l’Angkar Padevat (pour « organisation révolutionnaire », l’expression Khmers rouges ayant été forgée par Norodom Sihanouk et abondamment reprise par l’Occident) en se réfugiant au Vietnam (1977), Hun Sen est revenu au Cambodge au bénéfice de l’invasion vietnamienne de décembre 1978. Par cette invasion, le régime Khmer rouge du Kampuchéa démocratique (nom donné au Cambodge par les Khmers rouges) prit fin, laissant le pays en proie à une guerre civilo-internationale mêlant cambodgiens contre vietnamiens et communistes contre anti-communistes. En janvier 1979, fut proclamée la République Populaire du Kampuchéa, au sein de laquelle Hun Sen devint d’abord Ministre des affaires étrangères en 1981, Président du Conseil des ministres de 1985 à 1991, puis second Premier ministre (en raison de la création d’un gouvernement de coalition) de 1993 à 1998 et, enfin, Premier ministre depuis 1998.
L’objectif du PPC est d’acquérir une majorité solide à l’Assemblée lui permettant de ne plus recourir, comme par le passé, à des gouvernements de coalition. De son côté, le Funcinpec (Front Uni pour un Cambodge Indépendant Neutre Pacifique et Coopératif, parti royaliste), très sérieusement mis en difficulté par les dernières élections, s’est résigné à proposer, une fois de plus, de rejoindre une coalition gouvernementale avec le PPC de Hun Sen. Le 5 août, le PPC n’avait toujours pas répondu à cette offre. Hun Sen a triomphé d’une opposition morcelée, en bénéficiant notamment du sentiment national développé autour de la question de Preah Vihear (2).
Pendant longtemps, Hun Sen a gouverné en s’appuyant sur les institutions que sont l’armée et l’administration, au sein desquelles il était majoritairement représenté, ce pour compenser son déficit de soutien démographique à l’échelle du pays. À défaut d’être soutenu par la population cambodgienne, il contrôlait les rouages de l’État. Progressivement qualifié de « démocratie de transition », reposant sur un système monarchique parlementaire, le Cambodge de Hun Sen s’est petit à petit politiquement stabilisé, mais au prix de méthodes parfois brutales. Au sujet du résultat des présentes élections sensées refléter le vote de la population, le parti d’opposition de Sam Rainsy (PSR, Parti Sam Rainsy), ancien ministre des finances (1993-1995) prétend que certains de ses partisans ont disparu des listes (3).
Reste le problème d’une corruption (pots de vin, frais cachés, évasion fiscale, vol de biens nationaux) qui est aussi bien le fait de fonctionnaires de tout grade que de dirigeants. Cette corruption qui absorbe un tiers des ressources de l’État (4) et biaise la concurrence (achats à prix variable de droits d’entrées sur le marché) se conjugue aux difficultés économiques (concurrence chinoise, inflation…) et entretient une instabilité économique pouvant remettre en cause la fragile stabilisation politique.
Quant au procès des dirigeants Khmers rouges, il doit débuter fin août-début septembre 2008 afin d’éviter de gêner le processus électoral en cours. Les accusés comptent quatre hauts dirigeants du Kampuchéa démocratique (Khieu Samphan, Nuon Chea, Ieng Sary, Ieng Thirith) et un dirigeant « subalterne » (Kang Kech l alias « Duch ») ayant néanmoins été le directeur du centre d’interrogation S-21 de Tuol Sleng. Khieu Samphan (né en 1931) était Président du Kampuchéa démocratique, Nuon Chea (né en 1927) était Premier ministre, Ieng Sary (né en 1929) était Ministre des affaires étrangères et Ieng Thirith (née en 1932), épouse du précédent était Ministre des affaires sociales. Quant à Duch (né en 1943), il dirigeait le centre de sécurité du parti communiste du Kampuchéa ou S-21. Au sein de cet ancien lycée de Phnom Penh devenu centre de la police politique (Santebal), entre 14 000 et 17 000 personnes furent tuées après torture et interrogatoire. Ces dirigeants sont responsables des 1,7 à 2,2 millions de personnes tuées durant le régime des Khmers rouges.
Les raisons ayant retardé la concrétisation d’un procès sont nombreuses. D’abord, l’invasion vietnamienne ayant renversé le régime du Kampuchéa se trouvait préoccupée par des problèmes plus impérieux comme la guérilla des Khmers rouges (un tribunal populaire révolutionnaire sous occupation vietnamienne jugera et condamnera néanmoins en août 1979 Pol Pot et Ieng Sary à mort par contumace, bien que ce jugement ne sera pas reconnu par la communauté internationale en raison de sa non-conformité aux normes internationales). D’autre part, l’ONU ne reconnaissait pas la République Populaire du Kampuchéa en raison du fait qu’il s’agissait d’un régime institué par la guerre d’agression menée par Hanoi. Plus tard, la perestroïka mettant fin à l’aide soviétique au Vietnam, celui-ci se retira progressivement du Cambodge, laissant place à l’installation de l’Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge (APRONUC), puis à la naissance d’une nouvelle Constitution démocratique en 1993. L’objectif premier était avant tout de consolider politiquement, socialement et économiquement un pays sortant de vingt années de guerre.
Par ailleurs, des ex-dirigeants comme Khieu Samphan ou Nuon Chea sont demeurés longtemps influents à la tête de troupes dans la région autonome de Païlin, à la frontière Thaïlandaise. Cette région, poche de résistance que les Vietnamiens se sont jamais parvenus à réduire, jouissait notamment des facilités frontalières ainsi que du commerce des pierres précieuses, de la drogue et du bois pour se financer. Ensuite seulement est venue la question de savoir qui serait jugé, Hun Sen étant un ancien cadre khmer rouge et de nombreux anciens Khmers rouges ayant été intégrés dans l’armée nationale en échange du dépôt de leurs armes et de l’amnistie. Puis s’est posée la question du financement du procès (quelle proportion à la charge de l’ONU et quelle proportion à la charge du Cambodge ?) et enfin celle de la composition du tribunal spécial Khmers rouges (un tribunal mixte ONU-Cambodge, mi-international mi-national sera retenu). Tous ces éléments additionnés expliquent en grande partie le retard du procès qui a dû attendre l’année 2006 pour être mis en place.
Certains déplorent que le procès ne concerne que les dirigeants impliqués dans les crimes commis sous le Kampuchéa démocratique, mais il ne faut pas oublier à quel point il peut être polémogène de vouloir traduire en justice la totalité des responsables des crimes commis durant cette période au sein de l’ensemble de la population. Le régime des Khmers rouges a généré durant trois ans et demi une profonde polarisation du corps social cambodgien. Vouloir sanctionner tous les criminels, quelles que soient leurs implication, peut conduire à générer plus de conflits qu’à en régler (au lendemain de la Seconde Guerre mondiale la France s’était gardée d’épurer et de poursuivre tous les individus compromis avec l’occupant).
Il semble donc plus sage de ne se pencher que sur le cas des dirigeants. La solution pour le corps social serait peut être dans une sorte de Commission vérité et réconciliation cambodgienne, inspirée de l’expérience sud-africaine. Cependant, dans ce dernier cas, si la société était profondément divisée, la violence y ayant eu cours n’était sans doute pas du même ordre, ni de la même intensité qu’au Cambodge.
Bien que la justice se saisisse tardivement de la question des crimes commis au Cambodge sous le Kampuchéa démocratique, alors que Pol Pot (ancien chef de l’Angkar) et Ta Mok (ancien commandant militaire) sont morts (respectivement en 1998 et en 2006), il faut saluer cet événement qui vise à clore le chapitre le plus abominable de l’histoire cambodgienne.

(1) Khemara JATI, citant Adhémard LECLÈRE, in Histoire du Cambodge, Paris, Librairie Paul Geuthner, 1914, pp. 490-491, http://khemarajati.blogspot.com/2008/08/franco-siamese-treaty-of-1867.html.
(2) Francis DERON, « Les élections cambodgiennes confortent le pouvoir de Hun Sen », Le Monde, 29 juillet 2008.
(3) Idem.
(4) Idem.