La Georgie est actuellement le théâtre d’un conflit armé opposant l’État géorgien aux provinces séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, soutenues directement par l’armée et la diplomatie russe. Dans ce petit État d’environ 5 millions d’habitants pour 70 000 km2, où les minorités représentent en tout 30% de la population (dont 3% d’Ossètes et 7% d’Abkhazes), s’affrontent des forces se réclamant de l’appartenance à l’espace russe post-soviétique d’une part ou revendiquant l’indépendance nationale, peut-être au sein de l’ensemble occidental, d’autre part.
Seule entité politique démocratique et pro-occidentale de la région, la Géorgie se trouve située au cœur de la complexité caucasienne, et constitue un nœud de contact entre les espaces slave, ottoman et perse. Signe de diversité, les langues géorgienne et abkhaze appartiennent au monde caucasien et la langue ossète appartient au monde indo-iranien.
Alors que certains prétendent que la sécession ossète a été fomentée par la Russie afin de permettre une intervention militaire en Georgie[1], dans le but de contrer l’influence américaine au sein du pays ainsi que le projet d’intégration dans l’OTAN, force est de reconnaître que cette intervention de Moscou s’inscrit dans la logique du précédent créé par l’attaque américaine de mars 2003 en Irak. Bien que la guerre soit hors la loi depuis 1945, l’ONU demeure désarmée face aux actions d’une puissance, a fortiori lorsque celle-ci appartient au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Quoi qu’il en soit, il semble que Tbilissi ait péché par naïveté en envoyant son armée en Ossétie du Sud, une situation qui n’est pas sans rappeler l’invasion argentine des Malouines en 1982.
Le choc militaire
Dans la nuit du 7 août dernier, la Georgie a en effet lancé une offensive en Ossétie du Sud. Cette province géorgienne est accusée d’avoir rompu le cessez-le-feu de 1992 et tenté de faire sécession. Parallèlement, Moscou a envoyé ses troupes dans ce qu’il nomme une « opération de paix » afin de faire respecter les accords de 1992. Cette intervention put être rapidement exécutée en raison d’une forte présence militaire russe, depuis le 15 juillet, dans le cadre de la programmation de manœuvres antiterroristes dans le Caucase – l’armée russe dispose par ailleurs, de manière permanente d’un QG à Vladikavkaz (Ossétie du Nord), ainsi que d’une base à Gudauta (Abkhazie)[2]. Cependant la responsabilité première dans l’ouverture des hostilités n’est pas encore clairement établie.
Actuellement, la Russie est sommée de retirer ses troupes par la médiation diplomatique française ainsi que par les Etats-Unis. Mais, pendant que l’armée russe empêche le rétablissement de l’autorité géorgienne sur l’Ossétie, les miliciens Ossètes procèdent à une expulsion des civils géorgiens demeurés en Ossétie du Sud, dans le but d’homogénéiser la population de ces territoires. Le 14 août Moscou a reconnu qu’il soutiendrait les séparatismes Ossètes et Abkhazes.
L’antagonisme géopolitique
Moscou reproche à la Géorgie de tenter d’intégrer l’OTAN (réexamen du dossier géorgien prévu en décembre 2008). En tant qu’organisation de sécurité, l’OTAN constitue en effet la voie royale pour entrer au sein de l’ensemble occidental.
On assiste donc à un choc entre les Etats-Unis (fer de lance de l’Occident) et la Russie qui n’a pu se résoudre à faire le deuil de la puissance perdue après 1991. Ces mouvements géopolitiques s’illustrent particulièrement en Géorgie, au coeur de l’espace caucasien, véritable sas de communication entre la Russie et le Moyen-Orient. Moscou ne peut se résoudre en effet à perdre cet espace tombé sous son influence à la fin du XIXe siècle.
A l’opposé, à travers le régime géorgien de Mikheil Saakachvili, Washington avait tenté de fixer un ancrage supplémentaire (avec Israël de manière avérée, l’Arabie Saoudite de manière incertaine et l’Irak de manière ratée) à sa tentative de contrôle d’un Grand Moyen-Orient. Se sont donc succédés en Géorgie, à l’instigation des Etats-Unis, le Georgia Train and Equip Program (2002-2004) ainsi que le Georgia Sustainment and Stability Operations Program (2005-2007). Ces deux programmes d’entraînement, de mise à niveau et d’ouverture aux standards militaires américains ont également pour but d’asseoir la puissance des Etats-Unis dans la région et de sécuriser le transit énergétique.
En réponse, Moscou a développé sa stratégie sur l’échiquier caucasien qu’elle refuse de voir sortir de sa sphère d’influence. Cette stratégie s’est concrétisée par l’envoi « musclé » de troupes en Géorgie participant à une certaine démonstration de puissance – l’usage de bombardiers stratégiques Tupolev-22[3], démesuré pour un tel conflit, est ici significatif. Mais pour Condoleeza Rice, chef de la diplomatie américaine, l’intervention militaire de la Russie en Géorgie n’a fait que renforcer la détermination de ses voisins à chercher la protection des Etats-Unis[4].
Le projet d’intégration de la Géorgie au sein de l’Occident via l’OTAN a sans doute été interprété par Moscou comme une menace sérieuse s’ajoutant aux rapprochements des Etats-Unis avec l’Ukraine et la Pologne.
Avant même le conflit de ce mois d’août 2008, les cercles conservateurs américains envisageaient trois scénarios[5] quant à l’avenir des pays cherchant à s’émanciper de la tutelle géopolitique de Moscou : soit intégrer au plus vite des pays de la zone OTAN, par exemple l’Ukraine et la Géorgie, soit laisser l’initiative à l’Union Européenne, soit participer à des élargissements conjoints de l’OTAN et de l’UE aux pays riverains de la mer Noire qui n’en sont pas déjà membres. On voit nettement que, dans tous les cas, le projet américain est d’intégrer la Géorgie à l’ensemble occidental.
Les enjeux territoriaux et nationaux russes
Au temps de l’URSS, les nationalismes ethniques ont été instrumentalisés dans la logique de diviser pour régner. L’Union avait élaboré une politique des nationalités multiples derrière une citoyenneté unique, et encourageait la stimulation des nationalismes propres à chaque contrée ainsi que la compétition ethnique. De ce fait, ces nationalismes qui s’opposaient et divisaient les peuples se maintenaient dans une impuissance mutuelle face à la tutelle russe.
Avec la fin de l’URSS, la Géorgie est indépendante de facto depuis avril 1991 et de jure depuis décembre 1991. Quant à l’Ossétie du Sud, elle a proclamé son indépendance en septembre 1990. Une guerre civile entre Ossètes du Sud et Géorgiens éclate en décembre 1990 et Tbilissi envoie ses troupes en janvier 1991 en Ossétie du Sud, afin d’empêcher tout séparatisme.
En réponse, débute en avril 1991 l’intervention soviétique, intervention qui mettra fin à la guerre en 1992. Dans la foulée, en décembre 1991, l’Ossétie du Sud réclame la réunification des deux Osséties (du Nord et du Sud) et leur rattachement à la Russie, sans succès. L’accord de paix du 24 juin 1992 instaure un cessez-le-feu et réaffirme l’intégrité territoriale de la Russie et de la Géorgie. En août 1992, les troupes géorgiennes entrent en Abkhazie pour endiguer les velléités séparatistes. Un cessez-le-feu est conclu en juillet 1993. La situation se stabilisera jusqu’en 2004, sans pour autant trouver de solution, puis les tensions militaires reprendront en Ossétie du Sud. En 2006, la Russie n’hésitera pas à expulser des milliers de Géorgiens moscovites en réponse à l’expulsion de cinq officiers russes accusés d’espionnage par la Géorgie[6]. En effet, en janvier 2004, Mikheil Saakachvili a accédé au pouvoir et s’est lancé dans une politique de réunification du pays.
Ces crises a répétition relatives à l’unité géorgienne traduisent un problème de fond des politiques Géorgiens : derrière la concession de l’autonomie à l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et l’Adjarie, Tbilissi demeure incapable de penser les particularismes des minorités ethniques (Abkhazes, Ossètes) ou religieuses (Adjars) de son pays et de leur accorder des statuts particuliers. Celles-ci se tournent donc vers la Russie. Mais peut-on croire que Moscou puisse mieux les servir à long terme, lorsque l’on songe à l’exemple Tchétchène ?
Quoi qu’il en soit, maintenir sous influence l’Ossétie du Sud et la Géorgie, permet aux Russes de bénéficier d’une tenaille géographique sur les séparatismes caucasiens comme celui de la Tchétchénie et d’éviter la naissance d’un précédent (l’affranchissement de la tutelle moscovite) qui pourrait générer une réaction en chaîne, tant vis-à-vis d’autres régions séparatistes que d’Etats limitrophes sous influence. On assiste là à une forme de phobie d’une décolonisation Russe – bien que continentale, l’expansion russe du XIXe siècle n’en demeure pas moins une colonisation – mue aussi bien par l’orgueil identitaire que par l’intérêt national. Paradoxalement, c’est le même mobile qui anime la Georgie et la Russie vis-à-vis de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie : la crainte d’un rétrécissement du territoire national. La Russie craint de perdre par réaction en chaîne le Caucase, et la Georgie craint de perdre deux provinces.
D’autre part, la tutelle de Moscou sur le Caucase s’inscrit dans la continuité des politiques étrangères tsariste, soviétique et russe. 1991 ne marqua pas la fin de l’histoire mais juste la fin d’une parenthèse dans la conduite de la realpolitik russe. Presque 20 années plus tard, le monde découvre le grand retour de la Russie sur son espace tutélaire (Europe de l’Est, Caucase, Asie centrale) et dans la politique internationale.
La tentative géorgienne de démocratisation et d’intégration à l’Occident fait alors tristement écho à la tentative tchécoslovaque de démocratisation de 1968. Dans les deux cas, bien que pour des raisons différentes, Moscou ne tolère pas une perte de contrôle sur son espace tutélaire. Enfin, à ce refus d’élargissement de l’Occident et de perte d’influence autour de la question de l’émancipation géorgienne, s’ajoute la « vengeance » de Moscou suite à l’accession du Kosovo à l’indépendance soutenue par l’Occident.
A ce jour, l’incursion militaire russe, effectuée en profondeur dans le territoire Géorgien, semble avoir pour but de détruire au maximum le potentiel militaire de Tbilissi[7]. L’ambition russe paraît résider dans un renversement, sinon une déstabilisation, de la Géorgie pro-occidentale de Mikheil Saakachvili. Cette dernière à déjà annoncé son retrait de la CEI[8] et ne cesse d’en appeler à l’Occident. Mais la Russie est à ménager, puisque l’on peut craindre qu’elle joue la carte iranienne contre l’Occident, si ce dernier s’oppose trop à son action en Géorgie. Par exemple, Israël, un des principaux fournisseurs d’armes de Tbilissi a d’ores et déjà réduit ses ventes par crainte de représailles russes à travers la vente de systèmes de défense antiaériens S-300 à l’Iran[9].
Les enjeux énergétiques
Enfin, la Géorgie abrite sur son territoire les pipe-lines Bakou-Tbilissi-Ceyhan et Bakou-Soupsa ainsi que le gazoduc Nabucco (Bakou-Erzurum) traversant tous trois le pays de part en part. Elle possède également plusieurs ports sur la mer Noire (Soukhoumi, Poti, Soupsa, Koulevi et Batoumi) très impliqués dans l’exportation du pétrole vers l’Occident. Or, la Russie ne contrôle pas ces voies d’approvisionnement contrairement à celles du reste du Nord Caucase (Bakou-Novorossiysk), et semble vouloir en prendre le contrôle.
De son côté, l’OTAN projette d’étendre ses missions à la sécurisation des routes énergétiques approvisionnant l’UE[10], ce qui pourrait, en dépit des tendances européennes à l’antiaméricanisme, être une ambition souhaitable pour ne pas tomber un peu plus sous le joug des pressions de la politique énergétique russe comme l’a récemment connu l’Union Européenne. A moins que l’Europe ne se dote rapidement d’une diplomatie forte et unifiée ainsi que d’un véritable instrument militaire.
*
Comme durant la guerre froide, les avancées de pièces sur les échiquiers régionaux par une grande puissance, ne peuvent être contrées directement et localement par une autre grande puissance du fait de l’existence d’impératifs mondiaux stratégiquement supérieurs. Le monde reprend son cours historique qui consiste malheureusement en l’affrontement d’entités politiques à visées impériales, voire d’empires. L’hégémonie de l’unique superpuissance américaine post guerre froide, dont l’existence fut permise par une Europe en construction, une Russie affaiblie et une Chine à la puissance alors balbutiante, se termine. A l’aube d’une telle ère, quelle sera l’attitude de l’ensemble occidental ? Contraction ou dilatation ?
En 1918 déjà, le dirigeant menchevik géorgien Noé Jordania, avait tenté de rapprocher la Géorgie de l’Europe, mais en 1921, celle-ci était retombée dans le giron soviétique suite à une reconquête militaire par les bolcheviks. La récente « épopée » occidentale de la Géorgie de Mikheil Saakachvili contrée par la Russie de Dimitri Medvedev et Vladimir Poutine rejoue donc un acte dont la première représentation fut donnée au début du siècle dernier.
Mode de citation : Alexis BACONNET, « La Géorgie comme point d’impact de la tectonique géopolitique », Multipol, août 2008, http://www.multipol.org.
[1]
Selon Batou Koutelia, vice-ministre de la Défense géorgien, la Russie aurait
donné son feu vert à la Géorgie pour intervenir en Ossétie du Sud, Le Figaro, 15 août 2008. D’autre part, selon un expert
militaire occidental, la coordination des armes russes (terre, air, marine)
suppose qu’elles aient été mises en alerte à l’avance, Le Figaro, 16 août 2008.
[2]
Cela fait écho à la stratégie déployée par Moscou, il y a 40 ans, lors du
deuxième coup de Prague où des manœuvres militaires au sein du Pacte de
Varsovie avaient servi de prétexte au positionnement de troupes dans la région.
[3]
Le Figaro, 15 août 2008.
[4]
Le Monde, 19 août 2008.
[5]
Pierre VERLUISE, « Géopolitique de la mer Noire : enjeux et
perspectives », www.diploweb.com,
18 août 2008, http://www.diploweb.com/spip.php?article337.
[6]
Le Figaro, 11 août 2008.
[7]
Le Monde, 19 août 2008, citant les commentaires
de Viktor Baranets, officier russe en retraite, dans le journal Komsomolovskaïa
Pravda.
[8]
Le jeudi 14 août 2008, Le Monde, 16 août
2008.
[9]
Le Figaro, 13 août 2008.
[10] Pierre VERLUISE, art. cit.
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire