Ces preuves auraient conduit directement à une accusation de crimes contre l’humanité contre la Serbie. Cette charge aurait non seulement nuit à sa qualité de candidate à l’Union européenne mais elle aurait ouvert un droit à réparation pour les familles des dizaines de milliers de victimes. N’acceptant pas ces critiques, les juges du Tribunal ont porté plainte contre Florence, l’accusant d’avoir divulgué des informations secrètes et en réalité publiques depuis 2006.

Les pages mises en cause par le TPI sont les pages 120 à 122, reproduites ci-après et replacées dans le contexte des pages 116 à 123.
Paix et châtiment (extraits)
Les documents du Conseil suprême de défense paraissent convaincre même les plus réticents au sein du parquet. Pour prouver l'implication directe de l'État serbe et de son chef dans la guerre et les crimes en Bosnie, le parquet doit impérativement produire ces pièces au procès. Saisis par le parquet, les juges renouvellent, le 30 juillet 2003, l'injonction faite à Belgrade de communiquer les verbatim. Belgrade fait immédiatement opposition à la décision et parvient mi-octobre à imposer des mesures de protection sur les documents, lors d'une audience ex-parte en forme de tête-à-tête entre les juges et les représentants de l'État serbe, en l'absence des parties au procès. En clair, pour empêcher que ces vérités qui dérangent ne soient exposées au grand jour, la Serbie a convaincu la Chambre des juges en charge de l'affaire Milosevic de l'autoriser à restreindre l'utilisation de ces documents au seul procès Milosevic et d'interdire la divulgation des passages les plus compromettants, non seulement au public mais à toute instance judiciaire autre que le TPI. Les juges peuvent ainsi s'appuyer sur l'intégralité des documents fournis pour déterminer la culpabilité de Milosevic mais n'auraient pas été en mesure de citer les extraits maintenus confiden-tiels dans la version publique de leur jugement.
Belgrade a obtenu gain de cause en arguant de " l'intérêt vital national " de l'État serbe. Le règlement ne prévoit pourtant d'accorder une telle mesure que pour protéger des informations qui pourraient mettre en péril la sécurité nationale du pays. Dans ces conditions, Carla Del Ponte ne se sent plus tenue par sa promesse écrite du mois de mai : le parquet décide de contester la décision et demande aux juges à être entendu. Sans succès. A l'automne 2003, le parquet ignore tout des arguments serbes et des motivations de la décision de la Chambre, restés confidentiels à la demande de Belgrade. Il ne les découvre qu'en janvier 2004 alors qu'il tente de citer à la barre l'un des participants aux réunions du CSD (41).
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Les éléments soumis à la censure concernent le soutien financier et logistique accordé par la Serbie de Milosevic aux forces serbes de Bosnie et de Croatie, l'autorité réelle de Milosevic sur ces forces et sur les dirigeants politiques locaux, l'enrôlement de mercenaires serbes sur les fronts extérieurs, le versement des salaires aux officiers de l'armée de Belgrade servant auprès des armées serbes de Croatie et de Bosnie et les mesures proposées pour violer l'embargo afin de continuer à fournir une aide logistique substantielle aux forces serbes de Bosnie et de Croatie. Un secret de Polichinelle pour beaucoup de gens de la région qui, réaffirmé dans des archives officielles, permet de prouver, " au-delà de tout doute raisonnable ", le critère de la preuve en droit anglo-saxon, la responsabilité écrasante de Milosevic et de son État dans la guerre et les exactions en Croatie et en Bosnie. Car le Conseil suprême de défense, chargé de définir les objectifs stratégiques de l'État, a participé à la préparation et à l'exécution du plan concerté et a formulé les directives que Milosevic a ensuite fait endosser par les autorités bosno-serbes sur lesquelles il exerçait un contrôle effectif. Or ces dernières ont justement été mises sur pied en Bosnie pour faire écran et dégager toute responsabilité de l'État central serbe et de ses dirigeants dans la campagne de nettoyage ethnique conduite en dehors de ses frontières. Belgrade veut à tout prix préserver cet habillage mensonger pour éviter de payer des millions de dollars de réparation à ses voisins. En 1993, la Bosnie et la Croatie ont porté plainte pour agression et génocide contre la Yougoslavie de Milosevic devant la Cour internationale de justice (CIJ), une autre instance
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judiciaire internationale installée à La Haye dont le mandat n'est pas de juger les individus mais de régler les litiges entre États. Si l'État serbe était reconnu coupable, les nouvelles autorités de Belgrade devraient en assumer la responsabilité. D'où leur volonté d'empêcher toute utilisation des archives du Conseil suprême de défense devant la Cour internationale de justice (CIJ). D'où leur volonté d'expurger les parties les plus compromettantes et ainsi d'occulter des informations d'intérêt général, qui contribuent à faire la lumière sur le conflit, et dont la non-divulgation contrarie le travail de justice et de quête de la vérité.
Les dirigeants serbes sont eux-mêmes convaincus que les archives du Conseil suprême de défense peuvent conduire à une condamnation de la Serbie pour génocide. " Vous ne semblez pas vouloir comprendre le contexte politique dans lequel nous nous trouvons ", insistait, le 3 octobre 2003, Goran Svilanovic, le ministre serbe des Affaires étrangères, dans le bureau de Carla Del Ponte. Et de préciser : " Si nous vous aidons à obtenir la condamnation de Milosevic pour génocide, notre État sera également condamné pour génocide par la Cour internationale de justice et nous devrons payer des milliards de dollars de dédommagement à la Bosnie-Herzégovine. Nous voudrions négocier avec la Bosnie le retrait de sa plainte, mais pour cela, il faudrait que nous régliions la question Mladic son arrestation. Dès que ce sera fait, les choses iront mieux(42). " Belgrade prétend que la justice et la vérité nuisent à la stabilité de la région et oeuvrent contre la paix. L'" intérêt vital national " du pays, invoqué devant le TPI, est donc de dissimuler à la CIJ toute information
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l'incriminant car une condamnation pour génocide " creuserait la fracture entre la Serbie-Monténégro et la Bosnie mais aussi entre les deux entités constituantes de la Bosnie-Herzégovine qui pourrait conduire à une déstabilisation générale de la région et à une volonté de revanche ". Beaucoup redoutent, en effet, qu'en éclai-rant l'histoire et en stigmatisant la politique qui a érigé le crime en système et mis la puissance de l'État serbe au service d'un projet aux intentions génocidaires, les organes judiciaires internationaux n'encouragent à la révision des accords de Dayton. La paix signée fin 1995 avait consacré les résultats du nettoyage ethnique en faisant de la Bosnie-Herzégovine un État unitaire faible, divisé en deux entités politiques distinctes, inexistantes avant le conflit : la Fédération croato-bosniaque et la République serbe, instaurée sur des territoires où vivait une forte communauté bosniaque mais qui ne compte officiellement aujourd'hui quasiment que des populations serbes. Nombre de Serbes craignent la dissolution de cette partition imposée dans le sang et le retour à la Bosnie-Herzégovine une et indivisible d'avant le conflit ou les communautés ethniques vivaient imbriquées.
Le parquet ne comprend pas que les juges du TPI aident un État à soustraire des preuves à la connaissance d'une autre instance judiciaire internationale des Nations unies, la CIJ, afin de l'empêcher de statuer sur le fond et de prononcer une éventuelle condamnation. D'autant que rien dans le Code de procédure du TPI ne permet aux juges d'octroyer des mesures de protection dans le seul but de cacher à une autre cour la responsabilité d'un État. Même le Conseil de sécurité des Nations unies avait pris le soin, dans sa résolution 827 de 1993, celle établissant le tribunal, de souligner clairement au paragraphe 7 que " la tâche du tribunal sera accomplie sans préjudice du droit des victimes de demander réparation par les voies appropriées pour les dommages résultant de violations du droit humanitaire international ". Le parquet s'étonne qu'une instance pénale telle que le TPI cède aux exigences d'un État et limite l'utilisation des preuves qui lui sont soumises parce qu'elles mettent en cause la responsabilité d'individus ou d'institutions dans des crimes pour
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lesquels les victimes seraient en droit non seulement de demander mais d'obtenir réparation, devant n'importe quelle juridiction compétente en la matière. Et de remarquer : " L'argument est manifestement inepte et il l'est d'autant plus que Belgrade s'est prévalue des sommes faramineuses qu'elle serait obligée de payer au titre de ces réparations. " Mais la Chambre des juges du TPI en charge de l'affaire Milosevic l'a ignoré, se laissant convaincre par Belgrade qu'une condamnation par la CIJ affecterait la position internationale de l'État et causerait des dommages irréparables à un pays à l'économie déjà ruinée. Ils ont accepté l'argument de Belgrade selon lequel la divulgation de l'intégralité des archives empêcherait la restauration et le maintien de la paix, reconnaissant par là même l'importance de ces documents. Les juges britannique Richard May, jamaïcain Patrick Robinson et sud-coréen O-Gon Kwon ont préféré à l'intérêt de la justice et de la vérité la stabilité supposée d'un pays, succombant au maître mot des relations internationales. Ils se sont ainsi faits complices d'un mensonge, feignant d'ignorer que l'"intérêt vital national " avait déjà été invoqué pour justifier les crimes qu'ils avaient à présent la charge de juger. Ils ont refusé de solliciter d'autres avis et de confronter les arguments des autorités serbes à ceux du parquet ou de la défense. Comme les procureurs, les juges avaient pour devoir premier de révéler, autant que faire se peut, les faits qui éclairent les pires atrocités commises en ex-Yougoslavie. Les documents du CSD relevaient de cette priorité et ne devaient bénéficier d'aucune largesse dans l'octroi de mesures de protection. À plusieurs reprises, le parquet tente d'obtenir l'annulation de la décision, mais les juges bloquent chacune des demandes d'interjeter appel. Fin septembre 2005, une nouvelle occasion se présente. Belgrade, qui continue de requérir des mesures de protection sur tous les documents établissant l'autorité de l'État serbe sur ses affidés en Bosnie, vient de se voir octroyer par la Chambre d'appel l'autorisation de ne pas divulguer publiquement certains passages des dossiers personnels militaires de plusieurs hauts officiers de l'armée bosno-serbe, dont celui de Ratko
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Mladic, qui confirme, au vu de ses promotions, que le chef militaire bosno-serbe relevait bien pendant la guerre du commandement suprême à Belgrade. Car ce n'est pas Karadzic, le chef politique des Serbes de Bosnie, mais Lilic, le président de l'État serbo-monténégrin qui, suite à une décision du CSD, accorde par décret le 16 juin 1994 une nouvelle étoile de général à Ratko Mladic. Les cinq juges de la Chambre d'appel ont estimé que l'" intérêt vital national " avancé par la Serbie pour se prémunir contre une condamnation pour génocide par la CIJ n'était pas recevable et que la Chambre chargée de l'affaire Milosevic avait eu tort en 2003 de l'assimiler à des questions relevant de la " sécurité nationale " du pays pour justifier l'octroi de mesures de protection sur les archives du CSD. Mais, plutôt que de corriger l'erreur qu'elle venait de constater et de lever le secret sur tous ces documents, la Chambre d'appel soulignait dans la foulée que le fait d'avoir concédé de telles mesures deux ans plus tôt avait créé une " attente légitime " de Belgrade de voir toutes ses requêtes ultérieures satisfaites sur la même base. Les cinq juges de la Chambre d'appel se faisaient ainsi les complices volontaires de la manipulation organisée par les autorités de Belgrade dans le seul but d'encourager une autre juridiction, la CIJ, à commettre une erreur judiciaire faute d'accès aux documents. Choqués par cette décision, Carla Del Ponte, l'équipe Milosevic et les principaux conseillers juridiques du parquet se réunissent le 21 septembre 2005 pour décider de la marche à suivre. Ils conviennent de saisir les juges dans l'affaire Milosevic et de faire valoir l'invalidation de l'" intérêt vital national " pour demander immédiatement la levée des mesures de confidentialité sur les archives du CSD. Le 6 décembre 2005, les juges Iain Bonomy, le remplaçant de Richard May, et Robinson acceptent, malgré l'opposition du juge Kwon, d'annuler les mesures de protection en vigueur depuis 2003, comprenant que Belgrade ne cherche pas à protéger sa sécurité nationale mais bien à entraver la justice dans sa recherche de la vérité. Belgrade fait aussitôt appel et obtient une suspension provisoire de la décision, empêchant ainsi la Bosnie de soumettre les archives du CSD à la
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CIJ avant l'ouverture des audiences consacrées à sa plainte fin février 2006. Le 6 avril 2006, après avoir examiné les arguments du parquet, les cinq juges de la Chambre d'appel, toujours présidée par l'Italien Fausto Pocar, décident de casser la décision du 6 décembre 2005. Les informations impliquant directement l'État serbe dans la guerre en Bosnie et dans les massacres de Srebrenica restent ainsi inaccessibles à la CIJ et au public. Le parquet n'est pas en mesure de dénoncer le scandale publiquement, les juges ayant rendu chacune de leurs décisions avec la mention " confidentielle ".
En octobre 2003, Goran Svilanovic et son équipe de juristes venus défendre la cause de l'État serbe devant le TPI sont tellement surpris de leur victoire qu'ils redoutent une révision de la décision, contestée par le parquet. Fin 2003, à quelques semaines seulement de la clôture de la phase accusatoire du procès, les verbatim du Conseil suprême de défense n'ont toujours pas été transmis au TPI. Le parquet doit se contenter de quelques extraits recueillis par ses experts, autorisés une nouvelle fois, en août 2003, à consulter, sur place à Belgrade, les comptes rendus et verbatim des réunions. Pour le reste, il se rabat sur les insiders, les témoins ayant participé à l'entreprise criminelle, pour illustrer la chaîne de commandement, les modes de financement et la participation directe d'unités spéciales, venues de Serbie, dans la campagne de nettoyage ethnique. Prétextant le retard dans la transmission des archives du CSD, Geoffrey Nice confie, le 15 décembre 2003, à Del Ponte : " Je ne m'opposerai pas au retrait du chef de génocide si la défense dépose une requête de non-lieu".
Les minutes du Conseil suprême de défense arrivent en 2004, après la fin de la phase accusatoire du procès. Les juges les admettent au dossier en 2004 mais le parquet n'a l'occasion, au cours des audiences, d'en mettre à nu qu'une infime partie. En mars 2006, soit deux ans plus tard, Geoffrey Nice veut profiter de la venue de Momir Bulatovic, l'un des derniers témoins de la défense sur la liste de Milosevic, pour en présenter de plus
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larges extraits, à l’occasion du contre-interrogatoire. Président du Monténégro lorsque Milosevic présidait la Serbie, Momir Bulatovic a participé avec son allié serbe à ces réunions au sommet pendant les guerres de Bosnie et de Croatie. Mais Milosevic demande une semaine de suspension d’audience pour préparer l’interrogatoire de son témoin. Elle lui est accordée. Le samedi 11 mars 2006, avant que Bulatovic ait pu rejoindre la barre des témoins, Milosevic est retrouvé sans vie (...). Milosevic n’a pas échappé à ses juges mais au verdict. Son procès resté inachevé, le public n’aura sans doute jamais la confirmation de l’importance que revêtaient les archives du Conseil suprême de défense, estampillées " secret d’État - Strictement confidentiel ", dans l’établissement de la responsabilité criminelle de l’accusé. (...)
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  • (41). Le Conseil suprême de défense de la République fédérale de Yougoslavie - Serbie-Monténégro - (Vrhovni Savet Odbrane, VSO), créé le 28 avril 1992, s'est réuni soixante-quatorze fois entre mi-juin 1992 et mi-mars 1999, dont cinquante-sept fois pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine. Milosevic fut le seul de tous les participants à être présent aux soixante-quatorze réunions. Belgrade ne livra pas au parquet du TPI les verbatim de toutes les réunions demandées. Sur ordre des participants, aucune note sténographique n'a été prise lors de dix-sept réunions dont neuf concernent l'année 1995 et la période qui a précédé et suivi les massacres de Srebrenica. Le parquet a dû se contenter des comptes rendus officiels versés aux archives du CSD, livrés parfois avec des pages manquantes.
  • (42). Sarajevo n'a pas renoncé à sa plainte malgré l'intervention de la Grande-Bretagne en faveur de la demande de Belgrade. L'affaire a été entendue début 2006. Les juges de la CIJ n'ont pas souhaité demander à Belgrade la communication des documents du Conseil suprême de défense. A Á l'issue du jugement, le 26 février 2007, la Bosnie a été déboutée, la Serbie n'a pas été tenue pour responsable du génocide de Srebrenica mais a été condamnée pour avoir failli à sa responsabilité de l'empêcher et d'en punir les coupables par son refus d'arrêter Ratko Mladic et Radovan Karadzic.


Journaliste et essayiste bien connue des défenseurs des Droits Humains dans les Balkans, Florence Hartmann a publié plusieurs ouvrages et articles. Elle fut de 2000 à 2006 la conseillère pour les Balkans et la porte-parole de la procureure du Carla del Ponte au TPIY.


Pour aller plus loin : site de soutien Préserver la justice internationale, où vous pourrez retrouver un article paru dans Le Monde du 28 décembre 2008 : « Mauvais procès à La Haye », par Antoine Garapon, Louis Joinet et Emmanuel Wallon et une pétition en faveur de Florence Hartmann.