3 mars 2009

ANALYSE : Les raisons géopolitiques de la présence chinoise au Tibet

Alexis BACONNET
Au Tibet, le 10 mars 2008, au nom de l’anniversaire de l’insurrection de 1959 et profitant probablement de la médiatisation du parcours de la flamme olympique, des moines tibétains descendent dans la rue pour manifester. Le 14 mars 2008 ces manifestations, grossies par le peuple, tournent à l’émeute. La Chine maintient alors le Tibet sous silence et semble opérer une répression qu’elle s’empresse de nier (fin avril, le gouvernement tibétain en exil parlait d’environ 200 morts, 1000 blessés et plus de 5000 arrestations).
Pékin soumet la population du Tibet à une acculturation offensive voire à un ethnocide (durant la Révolution culturelle), en tenant militairement le haut plateau, en le reliant par voie ferrée (ligne Golmud-Lhassa) et en envoyant un flot sans cesse plus important de Hans (92% de la population de la Chine est Han) vivre et travailler sur site. Le but est de noyer et de diluer l’identité tibétaine dans une nation chinoise.
Pourquoi la Chine s’obstine-t-elle à vouloir conserver un territoire au climat hostile, où culminent certains des plus hauts sommets du monde et abritant un peuple et une culture tous deux différents des Han, l’ethnie dominante chinoise ?

Aspects géohistoriques du contentieux sino-tibétain
Peuplé d’environ 2.5 millions de Tibétains, dans une Chine de 1.3 milliard d’habitants, le Tibet est une des cinq régions autonomes de la République Populaire de Chine.
Durant des siècles, l’expansion des Hans sur les territoires et peuples barbares voisins (étaient alors considérés comme barbares les peuples non sinisés), a eu pour but non la conquête pure, mais la protection du cœur de l’empire par l’acquisition d’une profondeur stratégique (Roland Lew).
Dans ce contexte, avant d’être une entité affaiblie et dominée, le Tibet était un empire redouté par les Chinois, s’étendant du Xinjiang au Yunnan. Plus tard, à partir du XIIIe siècle, les Mongols occupèrent partiellement le Tibet, puis se convertirent au bouddhisme au XVIe siècle, sous l’influence des moines tibétains.
Chinois et Mongols étant ennemis, les Chinois, par crainte d’une alliance tibéto-mongole s’attachèrent à contrôler le Tibet. Ils reconduirent l’autorité du dalaï-lama que les Mongols avaient placé sur le trône. Au XVIIIe siècle l’armée chinoise établit une suzeraineté sur le Tibet.

La Chine : effondrement, dépeçage et résurrection
Dès la première moitié du XIXe siècle, la Chine tente de se refermer sur elle-même pour se préserver des intrusions occidentales. Elle subit de plein fouet l’affaiblissement général du pays, la signature de traités inégaux avec les puissances coloniales occidentales, la guerre contre le Japon (1894-1895) ainsi que les rivalités entre impérialismes coloniaux (Allemagne, Russie, France, Grande-Bretagne) et mercantile (États-Unis).
Après une courte prise de contrôle du Tibet par les Britanniques, la Chine s’y réinstalle en 1906, réaffirme sa souveraineté et ferme le haut plateau aux étrangers. Mais, avec la Révolution de 1911, l’empire chinois s’effondre et le Tibet proclame son indépendance avec l’aide des Britanniques en 1913.
De 1913 à 1950, le Tibet accède de fait à l’indépendance. Et c’est en octobre 1950, tout juste une année après s’être re-constituée que la Chine reprend, par l’occupation du Tibet, le processus d’unification territoriale qu’elle avait dû stopper un siècle plus tôt.
L’unité chinoise, tardivement réalisée à cause des dissensions historiques internes, s’est trouvé encore retardée par les tutelles semi-coloniales occidentales, le jeu des puissances prédatrices, l’occupation japonaise (1937-1945) et la guerre civile entre communistes et nationalistes (1946-1949). A travers la question actuelle du Tibet se pose la question de l’unification nationale et territoriale de la Chine.

La voie libre ouverte par la Guerre de Corée et l’invasion du Tibet
Le 25 juin 1950, la Guerre de Corée éclate. Elle implique d’une part les Nations Unies et la Corée du Sud sous commandement américain, d’autre part la Corée du Nord, soutenue en matériel par l’URSS, et en troupes par la Chine. Le 7 octobre 1950, la Chine envahit le Tibet. Avec la fixation des intérêts et des tensions sur la péninsule coréenne, elle profite d’une voie libre pour reprendre le haut plateau, perdu depuis 1913.
En 1951 les troupes chinoises entrent dans Lhassa et annexent le Tibet. Un « Accord sino-tibétain sur les mesures pour une libération pacifique du Tibet », garantissait notamment : le droit à l’autonomie nationale ; la sauvegarde du système politique existant au Tibet ; un développement en relation avec les conditions actuelles du Tibet, de la langue tibétaine et de l’éducation, les respect de la population et des biens par l’armée… La quasi-totalité de cet accord ne fut pas respectée par la Chine.
En 1959, la Commission internationale des juristes (organisme consultatif auprès du Conseil Économique et Social des Nations Unies) attestaient de l’indépendance (au moins de fait) du Tibet avant 1950, de la violation de l’accord sino-tibétain de 1951 et de l’existence d’un génocide des religieux. Mais l’Assemblée Générale des Nations Unies se borna à prendre trois résolutions non coercitives (en 1959, 1961 1965), « déplorant » le non-respect des droits fondamentaux des Tibétains par la Chine.
L’inaction de l’ONU est évidemment à mettre sur le compte de la Guerre de Corée et de la Guerre froide. L’URSS, membre du Conseil de Sécurité des Nations Unies, alliée de la Chine, dispose d’un droit de veto par lequel elle pourrait bloquer toute résolution contraire à ses intérêts. L’Ouest, est trop préoccupé par la situation coréenne (intérêts américains en Corée du Sud et au Japon) et dans le monde (crainte d’un affrontement en Europe) pour tenter d’intervenir sur un théâtre aux enjeux moindres et situé à l’intérieur de l’ère d’influence continentale chinoise.

La perception chinoise de l’encerclement durant la Guerre froide
Depuis 1950, une résistance tibétaine combat l’armée chinoise. Taiwan soutien une filière de livraison d’armes et d’entraînement militaire, sous supervision américaine. Les Etats-Unis apportent leur soutient par le biais d’actions clandestines de la CIA, d’abord par ravitaillement aérien, puis, à partir de 1957, par la formation d’un groupe de Tibétains à la guerre spéciale.
En 1954, les États-Unis signent un accord de protection militaire avec Taiwan. La Chine sent l’étau se resserrer autour d’elle. Défaite en Indochine, la France laisse place aux Etats-Unis qui y envoient des conseillers militaires dès 1955. Une pression stratégique s’installe en Asie, dans la continuité de la Guerre de Corée.
Successivement, le Tibet obtient le soutient de Taiwan, des Etats-Unis, mais aussi plus secondairement de l’Inde (offrant des facilités aux Etats-Unis et livrant des armes à la résistance) et de l’URSS (qui suite au revirement de ses relations avec la Chine, parachuta des armes au Tibet en 1966). Autant de raisons, pour la Chine, de développer une obsession pour l’encerclement stratégique.
Lorsqu’en mars 1959, une insurrection armée des Tibétains éclate, le risque pour Pékin est trop grand et le palais du dalaï-lama est pilonné par l’artillerie. Le dalaï-lama fuit en Inde. La région autonome du Tibet est créée en 1965 et, de 1966 à 1976, la Révolution culturelle détruit les autels et les lieux de culte tibétains, défroque de forces les moines, procède à des exécutions...
Parallèlement, dans les années soixante et soixante-dix, la Chine enchaîne, à son initiative ou non, des conflits armés frontaliers avec l’Inde (1962), l’URSS (1969) et le Vietnam (1979). Tantôt conquérante, tantôt paranoïaque, mais toujours obsédée par le dépeçage de son territoire, la Chine a multiplié les conflits tous azimuts. D’autre part, l’accumulation des tensions régionales n’a cessée de croître en s’autoalimentant (l’acquisition chinoise de l’arme atomique en 1964, conduira à la nucléarisation de l’Inde en 1974).
En guerre avec le Vietnam depuis 1964, les Etats-Unis s’enlisent. Taiwan (République de Chine) perd sont siège à l’ONU en 1971, remplacé par la République Populaire de Chine (Chine continentale). Survient alors le rapprochement sino-américain de 1972, qui rend la composante asiatique du bloc Est moins menaçante aux yeux des stratèges de Washington. L’ensemble de ces éléments impulse une réduction de l’agressivité américaine en Asie. La résistance tibétaine perd petit à petit le soutient militaire clandestin des Etats-Unis avant de s’éteindre en 1974 avec le démantèlement des derniers camps de guérilla retranchés au Népal.
En mars 1989, les manifestations de Lhassa, bien que durement réprimées (par Hu Jintao, alors secrétaire du parti communiste de la région autonome du Tibet), finiront absorbées par un contexte national et international davantage marqué par les manifestations de Tian’an men (avril-juin 1989), puis par la chute du mur de Berlin (9 novembre 1989), retenant toute l’attention de l’opinion occidentale.
Le « stress » géopolitique de la Guerre froide ainsi que l’ubiquité de l’hostilité (Guerre de Corée, conflits frontaliers, menace nucléaire, actions clandestines américaines au Tibet, guerres en Asie du Sud-Est), confortera Pékin dans son intransigeance vis-à-vis du Tibet, la Chine ne pouvant prendre le risque de renoncer à un territoire s’ouvrant sur le sien.

Pékin face aux risques d’éclatement de l’unité nationale
Les antagonismes historiques ont joué le rôle de vecteur sur lequel sont venus se greffer les bouleversements des XIXe-XXe siècles. Loin de résoudre le problème, ces bouleversements ont radicalisé la position de la Chine, qui après avoir connu un processus historique la destinant à la puissance, s’était vu dépossédée des moyens de cette puissance par le télescopage de son histoire nationale et de l’histoire internationale.
Les stratifications historiques de la menace ont contribué à générer une identité stratégique chinoise en partie paranoïaque. Très marquée par l’effondrement de l’empire au début du XXe siècle, la Chine est plus que jamais soucieuse de redevenir un centre de gravité civilisationnel pour l’Asie. À l’heure du renouveau nationaliste en Chine, la question du Tibet revêt une importance de premier ordre, à la manière, comme le souligne Jean-Luc Domenach, des excès français autour de la question de l’Alsace-Lorraine au début du XXe siècle.
Ethniquement, le risque d’éclatement de la Chine apparaît peu probable. Les Hans représentent 92% de la population chinoise. Dans les régions où ils se trouvaient encore minoritaires, le gouvernement à mis en place un programme de migration destiné à œuvrer en faveur d’un équilibrage numérique des ethnies. Les Hans se « diffusent » comme un « ciment » national à travers l’ensemble des provinces. Dans tous les cas, Pékin ne peut prendre le risque de se séparer du Tibet sans craindre une réaction en chaîne au sein des autres ethnies résidentes des différentes régions autonomes (Ouïgours, Mongols, Huis, Zhuangs).
Mais il faut bien remarquer qu’un risque potentiel de sécession pèse sur des régions autonomes. Or plusieurs de ces régions autonomes comme le Tibet, le Xinjiang ou la Mongolie-intérieure appartiennent à ce que les géographes désignent comme la Chine périphérique sous-peuplée et sous-développée, ce qui laisse à penser qu’il existe également une causalité socio-économique inhérente aux volontés insurrectionnelles.
Les Tibétains, ont peu bénéficié de la croissance économique connue ces dernière années par la Chine et des investissements réalisés au Tibet, notamment faute d’une maîtrise correcte de la langue chinoise, ce qui réduit les possibilités d’accès à l’éducation et donc à l’emploi. Cette inégalité est exacerbée par la mise en concurrence des diplômés de l’université tibétaine avec les diplômés chinois, qui non seulement maîtrisent mieux la langue chinoise mais encore apparaissent favorisés par le gouvernement chinois (en 2006, pour 100 emplois offerts par le gouvernement au Tibet, seuls 2 furent attribués à des Tibétains).

Les ressources énergétiques et l’espace tibétain
Avec l’expansion économique, la Chine souffre d’une demande d’énergie croissante (deuxième consommateur mondial d’énergie, notamment de pétrole). Or, le Tibet semble receler du gaz et du pétrole, à hauteur d’au moins 5.4 milliards de tonnes (bassins de Luenpola et de Qiangtang au Nord) (1).
Il détient la moitié des réserves mondiales d’uranium (2) mais aussi des filons de minerai de fer, or, charbon, cuivre, plomb, borax, chromite, lithium, molybdène, cobalt, tungstène, platine, nickel, zinc, argent, magnétite et moscovite (3). Enfin, le Tibet abrite les sources des principaux fleuves du continent, alimentant jusqu’aux Etats d’Asie du Sud et du Sud-Est.
D’autre part, l’URSS effondrée laisse, depuis 1991 en Asie centrale, un espace de prédation énergétique pour les puissances régionales (Russie et Chine) mais aussi mondiale (États-Unis). Le Xinjiang, recèle lui-même du pétrole, il est donc particulièrement important puisqu’il constitue le passage vers ce réservoir d’hydrocarbures qu’est l’Asie centrale.
Le Xinjiang abrite également des bases de lancement de missiles nucléaires et un site d’essais nucléaires. Le Tibet, quant à lui, confère la sécurité au territoire du Xinjiang, sécurité d’autant plus importante aux yeux de Pékin que les musulmans Ouïgours y sont en révolte larvée. Tibet et Xinjiang sont donc deux pièces capitales d’un dispositif de sécurité géopolitique chinois. Ce dispositif s’autoprotège, protège le cœur de la Chine et sert d’accès à l’Asie centrale.
Enfin le Tibet constitue un espace-tampon avec l’Inde, c’est-à-dire un espace permettant de tenir l’ennemi plus éloigné du cœur de la Chine. Il abrite également une base de missiles nucléaires tactiques chinois et permet de surplomber l’ennemi potentiel indien. Par sa position de haut plateau dominant la région, le Tibet est à la Chine ce que le plateau du Golan (surplombant les plaines de Damas et de Galilée) est à Israël : un verrou et un mirador.
La profondeur stratégique offerte par le territoire tibétain à la Chine demeure donc d’actualité, qu’il s’agisse de tenir l’ennemi distant, comme de circuler à son aise sur un espace régional que la Chine perçoit comme son espace tutélaire.

Quelle marge de manœuvre pour la Chine et les Tibétains ?
La nostalgie d’un passé civilisationnel grandiose, la proximité des ennemis régionaux, le traumatisme du dépeçage colonial et la paranoïa propre à la Guerre froide ainsi qu’au régime chinois, ont généré par agrégation la présente identité stratégique chinoise. Toutefois, cela ne doit pas pour autant travestir la réalité : le Tibet demeure la victime, mais il s’agit de comprendre – et non de justifier – les réactions chinoises.
La Chine est une puissance nucléaire membre du Conseil de Sécurité des Nations Unies ainsi qu’un marché économique et un investisseur à qui on ne dit pas non. Aucun contrepoids ne pouvant véritablement gêner Pékin, le Tibet risque fort de rester un espace chinois à moins que le régime s’écroule.
Pékin a beaucoup trop à perdre pour permettre une sécession. Le dalaï-lama l’a d’ailleurs parfaitement saisi en ne revendiquant que l’autonomie. En 1988 déjà, il proposait à la Chine de conserver le contrôle de la politique extérieure et de défense du Tibet tout en transférant aux Tibétains la souveraineté dans les affaires internes. Pékin resta muet.
Par peur d’avoir a affronter d’autres séparatismes, la Chine ne cédera pas. En raison du poids de l’opinion publique internationale, elle ne pourra pas non plus réduire uniquement violemment les Tibétains. C’est pourquoi elle recours à une colonisation de peuplement Han. L’espoir réside donc dans la question du maintien de l’autorité du régime. Le nationalisme actuel conforte l’autorité, mais la croissance exponentielle des disparités sociales aiguise la contestation.
Quoi qu’il en soit, même si la Chine était un État de droit démocratique, le Tibet demeurerait géopolitiquement aussi important et la position chinoise aussi inflexible. L’enjeu est donc le potentiel degré d’ouverture de la Chine au pluralisme, quel qu’il soit, si le monde veut un jour conserver du Tibet autre chose qu’une vitrine de reliques pour touristes.
Sur cette question de l’ouverture, il est probable que, contrairement aux idées reçues et sans occulter la situation des Tibétains, la participation chinoise aux Jeux Olympiques, en ce qu’elle favorise les échanges humains et intellectuels, a œuvré davantage en faveur d’une mutation des représentations qu’un boycott (que le dalaï-lama n’a jamais réclamé) et une mise à l’index.
Reste que le gouvernement chinois, s’il choisissait d’assouplir sa position et d’accéder à certaines demandes du dalaï-lama, en ressortirait grandi tant aux yeux des autres minorités de Chine que des autres nations. Mais pour l’heure, la répression, les contrôles et les arrestations perdurent.


Mode officiel de citation, Alexis BACONNET, « Les raisons géopolitiques de la présence chinoise au Tibet », MULTIPOL - Réseau d'analyse et d'information sur l'actualité internationale, 3 mars 2009.




(1) « Du pétrole au Tibet », Tibet info, juillet 1999 et « Du pétrole et du gaz au Tibet », Tibet info, août 2001.
(2) « Exploitation minière », Tibet info, juin 1999 et Jacques van Minden, « La mascarade sur le Tibet », Défense nationale, mai 2008.
(3) « Exploitation minière », op. cit. et Thierry Mathou, « L’Himalaya, nouvelle frontière de la Chine », Hérodote, n°125, Chine, nouveaux enjeux géopolitiques, 2e trimestre 2007.


Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire