L’annonce, dans son adresse à la Nation du 12 février, de la dissolution du Gouvernement et de la CEI par le chef de l’Etat ivoirien Laurent Gbagbo, qui s’est appuyé sur l’article 48 de la Constitution, a suscité nombre de commentaires sur les conséquences de ces mesures. Assez curieusement, la raison même de cette décision n’a pas vraiment été explicitée par la plupart des observateurs et analystes de la situation qui prévaut en Côte d’Ivoire.
Alors que l’élection présidentielle était attendue pour le mois de mars 2010, le fonctionnement de la CEI était bloqué depuis le mois de janvier. Son président, Robert Mambé Beugré, membre du PDCI (opposition), avec l’accord du vice président Jean-Baptiste Gomis, membre du RDR (opposition), avait conçu avec la complicité de collaborateurs et du comité d’experts (informaticiens), un système de fraude politique avérée, éventé par un communiqué du porte-parole de la Présidence de la République en date du 9 janvier.

Rappel des faits avant l’ouverture de la période de contentieux
Au terme des opérations d’identification et d’enrôlement engagées le 15 septembre 2008 et achevées le 30 juin 2009, après croisement avec nombre de fichiers administratifs existants, effectué avec l’accord de toutes les parties par l’opérateur extérieur SAGEM et l’Institut national de la statistique (INS), deux listes de noms accompagnés de photos, soumises à une forme de croisement populaire, ont fini d’être affichées dans tous les centres de vote du pays le 23 novembre 2009. L’une comptait un peu plus de 5 300 000 noms figurant sur la liste électorale de 2000, ou ayant été croisés dans les fichiers retenus de façon consensuelle, l’autre recensait 1 033 000 noms de personnes qui devaient se présenter au contentieux administratif et, si nécessaire, judiciaire.
Il faut préciser que les premiers croisements en direct et par ascendance, achevés le 30 septembre 2009, avaient laissé 2 752 181 dossiers en contentieux, que deux extensions sur le croisement par ascendance, respectivement achevées le 14 octobre et le 3 novembre, avaient ramené à 1 991 230 le nombre de dossiers en contentieux. Le 1er novembre, avait été décidées trois extensions complémentaires qui ont permis d’aboutir à ce nombre de 1 033 000 dossiers soumis à un contentieux administratif et éventuellement judiciaire. Conformément à la loi, c’est la SAGEM, en collaboration avec l ’INS, et non la CEI qui n’en avait pas le droit, qui procédaient à ces croisements.
C’est sur cette base qu’a été ouverte, le 24 novembre, la période de contentieux administratif auprès des commissions électorales locales, initialement fixée à un mois, au terme de laquelle les tribunaux avaient huit jours pour statuer sur les cas non réglés au niveau de ces commissions.

L’organisation de la manipulation informatique
La période du contentieux à peine ouverte, le président de la CEI, Robert Mambé Beugré, après avoir sollicité en vain l’autorisation du Bureau de cette structure, a fait procéder par les informaticiens de la CEI à un croisement interne à la liste des 1 033 000 pétitionnaires en contentieux. Les résultats de ce croisement, auquel n’avaient pas été associés l’INS et la SAGEM, ce qui était parfaitement contraire au mode opératoire légal, ont été présentés le 14 décembre à la Commission centrale de la CEI, selon le rappel des faits du communiqué officiel de la CEI du 20 janvier dernier. Le chef de l’Etat, à qui s’était adressé le 25 décembre le président de la CEI, lui a signifié qu’un tel croisement ne ressortait pas du mode opératoire consensuel défini par l’ensemble des parties ivoiriennes.
Pourtant, le 28 décembre, le directeur de cabinet de Robert Mambé Beugré, Antoine Adou, a réuni le comité des experts de la CEI, à savoir les 70 informaticiens, et leur a fait part de la volonté du président de la CEI de mettre à la disposition des commissions électorales locales, également contrôlées par l’opposition, la liste des 429 030 pétitionnaires issus du croisement interne effectué sur la liste des 1 033 000 qui devaient se présenter au contentieux. Cette transmission a été faite par les informaticiens qui ont traité avec les seuls présidents des commissions électorales indépendantes départementales.
Cette liste était intitulée « liste des pétitionnaires retrouvés par la CEI sur le résiduel de la SAGEM ». La manœuvre devait permettre de reverser les 429 030 pétitionnaires recensés dans la liste définitive par simple manipulation informatique, sans que les pétitionnaires aient à se présenter devant les commissions locales départementales pour régler le contentieux administratif.
C’est au cours de la réunion du 7 janvier 2010, à la Primature, en présence du représentant du secrétaire général des Nations Unies Young Jin Choi et du facilitateur Boureima Badini que le Premier ministre Guillaume Soro a fait état des faits relatifs à ce croisement interne dont les résultats ont été transmis aux commissions électorales locales. Ces faits ont alors été reconnus par le président de la CEI, ce qui explique la publication, le 9 janvier, du communiqué du porte-parole de la Présidence de la République à propos des manipulations frauduleuses des listes électorales par la CEI. Le représentant des Nations Unies, Young Jin Choi, qui doit certifier la liste électorale définitive, a implicitement reconnu que ces faits étaient établis et ne pouvaient ressortir d’une commission internationale d’enquête.
Du 5 au 14 janvier, les 70 informaticiens, munis des 70 CD, dont les ordres étaient signés par le secrétaire général de la CEI Monsieur Yapi Jacques, ont eu pour mission de transmettre aux commissions électorales locales les fichiers comportant les 429 030 pétitionnaires, en marge de leur mission officielle de formation des commissaires départementaux. La commission centrale de la CEI avait autorisé ces missions lors de sa réunion du 31décembre dernier.
Alors que la période de contentieux administratif initiée le 24 novembre pour un mois avait été prolongée jusqu’au 9 janvier, malgré les fortes réticences du président de la CEI, le Premier ministre Guillaume Soro a présidé, le 12 janvier, une réunion demandant le retrait du fichier des 429 030 pétitionnaires établi par la CEI. Il a fixé, en accord avec l’ensemble des partenaires et des structures techniques, un nouveau mode opératoire avec l’installation de 70 comités de suivi dans les centres de coordination. Ces comités de suivi devaient être les seuls habilités à transmettre à la SAGEM et à l’INS la liste des pétitionnaires devant être intégrés à la liste définitive.
La mise à jour de ce fichier irrecevable pour établir la liste définitive a précipité des commentaires particulièrement éloquents de la part des dirigeants de l’opposition : « le RHDP félicite le président Robert Mambé Beugré, président de la CEI, pour l’excellent travail abattu et apporte son soutien total à l’ensemble de l’institution qu’il dirige » (11 janvier) ; « une accusation sans preuve » selon Alassane Dramane Ouattara (11 janvier).
Face à la presse, le 15 janvier, le président de la CEI a fourni des explications confuses reconnaissant toutefois que, « par inadvertance », une partie des données avait été transmise aux commissions électorales locales.
Pourtant, la Commission centrale de la CEI a ainsi conclu son communiqué officiel du 20 janvier : « Tirant les conséquences de ce dysfonctionnement, la Commission centrale de la CEI présente tous ses regrets pour les désagréments causés à la Nation ; s’engage à prendre, dans les meilleurs délais, toutes les mesures correctives conséquentes ; appelle la population au calme et à la sérénité ».
Dans le cadre de l’enquête diligentée par le Parquet d’Abidjan à la demande, le 15 janvier, du ministre de l’Intérieur, il a été avéré que les fichiers intitulés « liste des pétitionnaires retrouvés par la CEI sur le résiduel de la SAGEM » avaient été installés dans les ordinateurs des commissions départementales. Lors de la réunion du 12 janvier présidée par Guillaume Soro, onze superviseurs de commissions départementales avaient reconnu ces faits. Ils ont effectivement été constatés par les deux équipes d’enquêteurs envoyées, du 30 janvier au 2 février, à Abengourou, Dimbokro, Duékoué et Toulepleu,.
Les résultats de cette enquête judiciaire ont été rendus publics le 5 février par le porte-parole du Procureur de la République Mamadou Diakité. Ils confirment la volonté de procéder à des manipulations frauduleuses sur la liste électorale et mettent directement en cause le président de la CEI Robert Mambé Beugré et un de ses vice-présidents, Jean-Baptiste Gomis.

Une manipulation de nature politique
La volonté d’intégrer 429 030 pétitionnaires dans la liste électorale définitive sans qu’ils passent par le contentieux administratif est une manipulation d’ampleur puisque ce fichier représente environ 8% de l’électorat total.
Dans la composition de ce fichier, on peut relever que dans les régions plutôt favorables à la majorité présidentielle, plus de 250 000 devaient être automatiquement intégrés, soit un pourcentage de 43% des pétitionnaires en contentieux. Dans les régions difficiles pour la majorité présidentielle, les pétitionnaires concernés sont environ 175 000 (régions moins peuplées du pays), le pourcentage moyen de réintégrés atteignant 54%, avec 51% à Bouaké (capitale de la rébellion), 57% à Korogho, 60% à Daoukro (fief de Henri Konan Bédié), 68% à Dimbokro et 73 % à Didiévi. Les plus forts pourcentages (plus de 60%) se retrouvent dans les régions du Nord-Est (le Bafing avec Touba, le Worodougou avec Séguéla, le Denguélé avec Odienné) et du Centre (région des Lacs avec Yamoussoukro).
Il est troublant de constater que 90% des patronymes de pétitionnaires à réintégrer à Soubré, par exemple, ne sont pas bétés alors que l’on se trouve au cœur du pays bété. Par contre, dans les régions du Nord et du Centre du pays, les patronymes des pétitionnaires sélectionnés par le croisement interne reflètent les régions d’origine.
Au vue de ces données, la nature politique de la manipulation apparaît clairement. Les deux responsables de la CEI mis en cause, le président Mambé Beugré et le vice-président Jean-Baptiste Gomis, ont eu le souci de recenser pour les repêcher automatiquement, sans passer par le contentieux, l’électorat de leur parti respectif, le PDCI et le RDR. La manipulation portant sur 8% de l’électorat total aurait mis en difficulté le candidat Laurent Gbagbo, Président sortant, qu’une vague de sondages (de mai à octobre 2009) de l’institut TNS Sofres plaçait largement en tête.
Malgré l’évidence des faits, le président Mambé Beugré, invité à démissionner, s’est accroché à son poste, soutenu par une opposition majoritaire au sein de la CEI. Comme il avait été élu Président par ses pairs de la Commission et que sa crédibilité était, pour le moins, mise en cause, la seule façon de l’écarter était de dissoudre la CEI.
C’est ce que le chef de l’Etat a décidé de faire, le 12 février, après que le facilitateur, le président burkinabé Blaise Compaoré, ait reçu les parties ivoiriennes, RHDP et majorité présidentielle, à Ouagadougou, le 11 février, sans parvenir à faire bouger les lignes.

La stratégie de la tension de l’opposition
Le croisement populaire, engagé après la publication des deux listes à la fin du mois de novembre, concernait tant la liste des 1 033 000 pétitionnaires, objet des manipulations informatiques décrites, que la liste des 5 300 000 dont certains éléments pouvaient être radiés si des fraudes à l’état-civil étaient avérées. Les tribunaux devaient se prononcer sur la base de réclamations dûment enregistrées par les commissions électorales locales.
C’est dans le cadre de cette dernière opération que des controverses se sont multipliées sur le terrain et ont abouti à des affrontements politiques parfois violents. D’une part, les commissions électorales locales, contrôlées par l’opposition, ont souvent refusé d’enregistrer les réclamations ; d’autre part, certains magistrats ont déclaré recevables des demandes de radiation qui n’avaient pas été enregistrées par les commissions électorales.
C’est ainsi que des Palais de justice où des magistrats devaient statuer sur quelques centaines de cas de radiation ont été attaqués et partiellement détruits par des militants d’opposition, notamment à Divo dans le Sud-Ouest, le 3 février, à Man dans l’Ouest, le 5 février, ou à Katiola au Nord La sous-préfecture de Vavoua a été incendiée. le 9 février.
Après la décision du Président de dissoudre la CEI et de demander au Premier ministre Guillaume Soro, signataire de l’Accord de Ouagadougou, de former un nouveau gouvernement, l’opposition, regroupée au sein du RHDP, par la voix du président de son directoire Alphonse Djédjé Mady, a déclaré ne plus reconnaître le chef de l’Etat, la nouvelle CEI, ni le nouveau gouvernement en formation. Dans sa déclaration officielle du 13 février, le RHDP demandait à ses militants et à ses sympathisants de se conformer à ces décisions.
Suite à cette déclaration, les manifestations non encadrés, suscitées par le RHDP, se sont multipliées à l’intérieur du pays, visant les biens publics, les symboles de l’Etat, commissariats, sous-préfectures et préfectures, les sièges locaux du Front populaire ivoirien (FPI), les domiciles respectifs de Issa Malick Coulibaly, du directeur de campagne de Laurent Gbagbo et de Gervais Coulibaly, porte-parole du chef de l’Etat, étant incendiés à Korogho et Katiola dans le Nord du pays. Ces manifestations, bien contenues à Abidjan, ont connu des fins tragiques à Gagnoa (5 morts, le 19 février) et Daloa (2 morts, le 22 février).
C’est dans ce contexte de forte tension que le facilitateur, Blaise Compaoré, s’est rendu à Abidjan, le 22 février, après avoir reçu, la veille, à Ouagadougou, les deux principaux dirigeants de l’opposition, Henri Konan Bédié et Alassane Dramane Ouattara. Une journée d’audiences, avec les principaux acteurs de la scène politique ivoirienne, a permis de dégager un premier consensus sur la recomposition de la CEI dont le Président Mambé Beugré et les quatre vice-présidents ont été écartés, la formation d’un nouveau gouvernement étant annoncée pour le 23 février.