24 septembre 2010

ANALYSE : De la pertinence de parler d’un génocide au Tibet

Alexis BACONNET
Avec la répression des émeutes de mars 2008 au Tibet, la question du génocide a été replacée sous les feux de l’actualité. Cette question revient de manière récurrente. Mais, à lui seul, l’usage du terme génocide revêt un poids accusatoire et stigmatisant. Or, dans une crise comme le Tibet, chaque déclaration peut être transformée en arme destinée à mener le conflit au bénéfice d’un bord ou d’un autre. Parce qu’il choque les esprits, le terme génocide, s’il est utilisé à tort, peut obscurcir la pensée et complexifier la compréhension des crises, voire accroître l’agressivité et les tensions inhérentes aux crises que l’on souhaite désamorcer.
La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, ratifiée le 9 décembre 1948 et entrée en vigueur le 12 janvier 1951, désigne par génocide, les violations graves et massives des droits de l’homme, commises dans un but volontaire de détruire tout ou partie d’un groupe racial, ethnique, national ou religieux. En 1959, la Commission internationale des juristes (organisme consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations Unies) a attesté de l’existence d’un génocide des religieux au Tibet. L’Assemblée générale des Nations Unies se borna à prendre trois résolutions (1353 en octobre 1959, 1723 en décembre 1961 et 2079 en décembre 1965) non coercitives, « déplorant » le non-respect des droits fondamentaux des Tibétains par la Chine (1).
A cette époque, l’inaction de l’ONU est évidemment à mettre sur le compte de la Guerre de Corée et de la Guerre froide. Non seulement, le fait que l’URSS soit membre du Conseil de sécurité des Nations Unies et à l’époque alliée de la Chine, lui permettait d’opposer son veto à toute résolution du Conseil, mais encore, les nations occidentales membres de l’organisation – à commencer par les Etats-Unis – étaient beaucoup trop préoccupées par la situation se jouant dans la péninsule coréenne (intérêts américains en Corée du Sud et au Japon) et dans le monde (crainte d’un affrontement en Europe) pour tenter d’intervenir sur un autre théâtre aux enjeux moindres et demeurant à l’intérieur de l’ère d’influence continentale de la Chine populaire.
D’après les opposants au régime chinois, soixante-dix milles Tibétains seraient morts de faim entre 1959 et 1962-1963 (2). Sans rien enlever à l’horreur de ces décès, s’agissait-il pour autant d’un acte délibéré pouvant être assimilé à un génocide comme les famines organisées (Holodomor) de 1932-1933, en Ukraine, sous Staline ? Ou bien s’agissait-il du prix que payait toute la Chine sous le volontarisme et les aberrations du maoïsme ? En l’absence de preuves supplémentaires, on peut supposer qu’il ne s’agissait pas d’une volonté délibérée d’ordre génocidaire, mais que ces décès étaient néanmoins « bienvenus » pour affaiblir davantage un territoire et une population que Pékin souhaitait dominer. Plus tard, durant la Révolution culturelle (1966-1976), les Gardes rouges eurent pour mission de détruire (ou parfois réaffecter à usage dégradant) le moindre lieu de culte. Fresques, manuscrits, peintures et statues furent détruits ou volés. On tenta d’imposer l’attribution de noms chinois aux nouveaux-nés tibétains ainsi que les normes vestimentaires Han et le port de la natte fut interdit. On peut dès lors parler pour cette période, d’ethnocide, définit comme la destruction volontaire de la culture d’un groupe ethnique, national, religieux ou autre, sans qu’il y ai nécessairement une élimination physique. Mais il s’agit d’un concept sociologique sans effectivité juridique. Enfin, il faut faire la part des choses entre ce qui relèverait bel et bien de l’ethnocide et ce qui relèverait plutôt de l’acculturation offensive, dont les effets ne sont certes pas négligeables mais dont l’intensité et l’agressivité sont moindres.
Depuis 2005, la justice espagnole se reconnaît une compétence universelle en matière de génocide et de crime contre l’humanité. Elle s’est donc déclarée compétente pour instruire une plainte déposée par trois associations pro-tibétaines le 5 août 2008, faisant de la répression des émeutes du 10 mars 2008 des « crimes contre l’humanité par élimination systématique et généralisée de Tibétains » (3). Cette plainte en complète une autre déposée contre les dirigeants chinois en 2006. Juridiquement, une telle décision peut-être saluée en ce qu’elle redore théoriquement le blason du droit international, cependant on voit mal comment un pays en marche vers la puissance, économiquement très attractif et de surcroît membre du Conseil de sécurité des Nations Unis et détenteur de l’arme atomique, pourrait être sanctionné au sujet d’agissements ayant eu lieu sur son territoire dans un espace intéressant hautement sa sécurité nationale.
Il faut par ailleurs s’assurer qu’il est bien possible de parler de génocide hors de la période des années cinquante (génocide reconnu par la Commission internationale des juristes) sous peine d’envenimer la situation. L’historien Jean-Louis Margolin estime, pour la période antérieure à 1989, qu’il est possible de parler de massacres génocidaires « par le nombre de morts, par le peu de cas fait des civils et des prisonniers, par la régularité des atrocités ». Mais on touche au problème de la définition juridique du génocide. A vouloir trop l’ouvrir on risque de procéder à une dilution intellectuelle du concept juridique ainsi qu’à l’ouverture d’une boîte de pandore dans laquelle pourraient tomber de nombreux massacres (notamment certains massacres coloniaux). Peut-être serait-il plus judicieux de ne parler « que » de crime contre l’humanité ?
Le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 définit les crimes contre l’humanité comme « l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation ou tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitués ou non une violation du droit interne du pays où ils sont perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime entrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. »
Mais le juriste Jean-François Roulot précise qu’il ne s’agit pas là d’une convention internationale. Ainsi, le crime contre l’humanité est, à l’exception du génocide, une norme ne bénéficiant pas d’une définition juridique unique, mais au contraire de plusieurs définitions dans divers textes internationaux (4).
La définition la plus complète et la plus précise du crime contre l’humanité est sans doute celle contenue dans le Statut de Rome du 17 juillet 1998 de la Cour Pénale Internationale : « (…) on entend par crime contre l’humanité l’un des actes ci-après commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique, lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque : Meurtre ; Extermination ; Réduction en esclavage ou transfert forcé de population ; Emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ; Torture ; Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée et toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ; Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste en sus du paragraphe 3, ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ; Disparitions forcées ; Apartheid ; Autres actes inhumains de caractères analogues causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale. (…) ».
Cette définition se veut très détaillée. Mais plus une définition est détaillée plus elle risque de se trouver exclusive de situations possibles. Jean-François Roulot propose donc de définir le crime contre l’humanité comme une « atteinte criminelle au droit international des droits de l’homme portée par des gouvernants sur des gouvernés ». Mais dans tous les cas, l’application de la définition posée par le statut de la Cour pénale internationale se heurte au fait que ce statut n’a pas été ratifié par plusieurs Etats dont la Chine, les Etats-Unis et la Russie, trois Etats membres du Conseil de Sécurité des Nations Unies et détenteurs du feu nucléaire.
Enfin, les chiffres avancés pour quantifier les massacres au Tibet, sont à prendre avec prudence. La situation de crise régnant sur la question du Tibet se réduit souvent à une lutte des pro-tibétains contre les pro-chinois, les uns comme les autres avançant des chiffres volontairement gonflés ou au contraire sous-évalués afin de défendre leurs positions. Autant d’entraves à une vision claire quant à l’existence ou non d’un génocide au Tibet.
Si la protection des populations humaines contre les exactions d’un régime politique et de son appareil étatique justifie l’existence de dispositifs juridiques effectifs, il est également nécessaire de prendre en compte la potentielle dimension polémogène du droit, en évaluant les situations pouvant être incriminées. S’il est dévoyé quant à son utilisation, le droit, autant qu’un moyen de solutionner les conflits, peut parfois devenir 
une source de conflits.


Mode de citation : Alexis BACONNET, « De la pertinence de parler d’un génocide au Tibet », MULTIPOL - Réseau d’analyse et d’information sur l’actualité internationale, 24 septembre 2010.





(1) Laurent Deshayes, Histoire du Tibet, Fayard, Paris, 1997.
(2) Jean-Louis Margolin, « Chine : une longue marche dans la nuit » in Stéphane Courtois, Nicolas Werth, Jean-Louis Panné, Andrzej Paczkowski, Karel Bartosek, Jean-Louis Margolin, Le livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, Paris, 1997.
(3) « Nouvelle plainte pour ‘génocide au Tibet’ acceptée par l’Espagne », Tibet-info, 5 août 2008.
(4) Jean-François Roulot, Le crime contre l’humanité, préface de Charalambos Apostolidis, L’Harmattan, Paris, 2002.


Commentaires

1. Le mardi 29 septembre 2009, 12:12 par Brian MENELET
J'ajouterais que la compétence universelle dont se sont dotées les juridictions espagnoles n'a pas de portée concrète. D'une part, cette compétence n'a pas été reconnue par les autres Etats, ni dans le cadre d'une convention internationale, ni dans le cadre d'accords bilatéraux et, par ailleurs, comme tu le dis si bien, qui tiendra la main à la Justice espagnole dans le cas d'une condamnation contre l'un des Etats économiquement et militairement les plus actifs de la planète? Les Etats-Unis, dont au moins 10% des bons du Trésor sont détenus par le budget chinois? Les pays d'Afrique, où la Chine est à la fois devenue un partenaire commerciale de plus en plus incontournable, un fournisseur d'armes en rupture avec tous les ambargos internationaux?
Sans dire que la cause du peuple tibétain soit une cause perdue, ce n'est sans doute pas le droit international qui fera bouger les choses...

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