15 décembre 2007

ANALYSE : Liban : une république prisonnière du statut d’état tampon et de l’impuissance de la classe politique. Réflexions suite a l’attentat visant le Général El-Hajj


Abbas JABER 

Encore une fois, le Liban est à la une de l’actualité, un nouvel attentat ayant secoué ce pays du Proche-orient le 12 décembre. La scène semble banale, mais la cible de cet acte criminel n’est pas habituelle. Il s’agit du chef des opérations de l’armée libanaise, le brigadier général François El-Hajj, qui avait dirigé l’été dernier l’assaut contre les terroristes d’Al-Qaïda, Fateh el-Islam, retranchés dans le camp de réfugiés palestiniens Naher El-bared (Nord du Liban). Mais au-delà de la cible même de l’attentat, c’est le pays de Cèdre tout entier qui semble être visé. Ce crime odieux intervient après des mois de négociations ayant plongé le Liban dans une profonde crise politique. Il intervient après que les différents partis politiques se soient mis d’accord sur la candidature de l’état-major de l’armée, Michel Sleimane, au poste de Président de la République, dont la victime était très proche. Soutenu par l’opposition, le brigadier général El-Hajj représentait la personne idéale pour remplacer l’actuel chef de l’armée. En supprimant le « futur chef de l’armée », les auteurs et leurs commanditaires ont sans douté visé le maillon le plus essentiel du processus en cours pour la présidentielle.

Incarnant l’unité nationale, l’armée libanaise paye aujourd’hui le prix de sa résistance aux tentations de la division nationale, qui paralyse depuis deux ans le reste de la République. Elle semble également payer le prix de la guerre victorieuse menée contre les terroristes d’Al-Qaïda. Et encore une fois, ce dernier pilier de l’État libanais montre sa détermination à protéger notre patrie par le sang même.

La perte est grande et l’enjeu est de taille. L’assassinat du général El-Hajj invite tous les Libanais, et derrière eux la communauté internationale, à réfléchir sur l’avenir du pays de Cèdre. Il est particulièrement dangereux et porteur de messages très significatifs. Il ne fait aucun doute que ce crime est le témoin d’une double vengeance : celle en lien avec la guerre que le brigadier général avait mené contre les terroristes d’Al-Qaïda, mais aussi celle en lien avec sa future désignation à la tête de l’armée. De ce fait, cet attentat marque, semble-t-il, un revirement dans la guerre à la voiture piégée qui, depuis 2005, a refermé la parenthèse du rêve d’un Liban stable et prospère. Mais la grande question demeure posée : à qui profite ce crime odieux de viser l’armée libanaise, ce dernier et seul pilier d’un « État » déchiré et affaiblit ? Même s’il n’est pas facile de répondre à cette question pour le moment, cet attentat semble ouvrir une nouvelle page dans l’histoire contemporaine du Liban. Pour la première fois, un militaire de ce rang est pris pour cible. Pour la première fois, un attentat vise l’opposition en plein cœur
Par delà la réponse à cette question, il s’agit de reprendre les événements qui frappent notre pays. C’est une invitation à rechercher, mais aussi à tenter de comprendre, les raisons de cette instabilité tant politique que sécuritaire.

Plus que jamais, c’est le spectacle d’une impasse que donnent à voir les crises politiques actuelles du Liban. Depuis l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri le 14 février 2005, le pays du Cèdre est entré dans une phase d’instabilité, marquée à la fois par le retour des attentas à la voiture piégée ciblant surtout des personnalités politiques du groupe parlementaire anti-syrien et par la division des Libanais face aux choix politiques pour leur État. 

État tampon entre les puissances régionales et les grandes puissances qui y règlent leurs différends[1], le Liban se trouve cerné entre deux pays en état de guerre et qui, depuis de longues années, ont manifesté une volonté de s’en emparer. Aux frontières Est, il y a la Syrie qui n’a toujours pas accepté la scission avec le Liban et dont les symptômes de ce refus se manifestent surtout par l’inexistence d’ambassades entre les deux pays. Sans doute, ce refus s’explique également par la volonté du régime bassiste de placer Beyrouth sous son protectorat. On se souvient certainement de l’époque syrienne où le pouvoir au Liban s’était joué à Damas[2]. 

Aux frontières Sud, il y a Israël, lequel est hostile à l’existence même d’un Liban multiconfessionnel, avec une base démocratique où il est possible de vivre ensemble et en paix. Certes, « un État prospère, multicommunautaire, une démocratie même imparfaite gène Israël qui se présente comme la seule démocratie du Moyen-Orient malgré le mur de la honte et l’exclusion des Palestiniens » [3]. Mais outre ce refus de l’exemple libanais, l’État hébreu a aussi d’autres motivations. À maintes fois, ce « voisin » a exprimé des ambitions politiques, militaires, économiques et « naturelles » à son égard. Peu de gens savent qu’Israël vole l’eau du Liban. Pendant son occupation, l’armée israélienne a installé dans le fleuve Ouazzani à Marjayoun des infrastructures assurant jusqu’à aujourd’hui le pompage d’eau vers son territoire. En outre, elle est allée jusqu’à racler la riche couche arable des terres agricoles libanaises pour la ramener en charrettes de l’autre côté de la frontière. Restant inaperçus de la communauté internationale, ces actes caractérisent sans doute une atteinte au droit international. Malheureusement, le Liban n’a pas le poids d’Israël.

Mais au-delà de ces deux pays frontaliers, le Liban est aujourd’hui enfoncé dans une nouvelle guerre des axes : l’axe syro-iranien et l’axe américano-saoudien. Accentué depuis la guerre de juillet 2006, ce clivage libanais n’est pas seulement communautaire mais aussi politique. Pour la première fois, cette division est opérée en fonction des intérêts politiques internes et régionaux. Pour la première fois, les tentatives d’instrumentalisation religieuse des conflits internes ne semblent curieusement pas aboutir. Ainsi, on peut dessiner la carte de ce clivage comme suit. Il y a d’un côté le gouvernement de M. Fouad Al Siniora, soutenu particulièrement par les Sunnites appartenant au Courant du Futur, le mouvement dirigé par Saad Hariri, les Druzes du Parti Socialiste Progressiste de Walid Joumblatt, et les Chrétiens appartenant aux Forces Libanaises, le parti chrétien de Samir Geagea, et aux Phalangistes, le parti chrétien de l’ancien Président Amine Al Gemayel. De l’autre, il y a l’opposition menée par les chrétiens appartenant au Courant Patriotique Libre du général Michel Aoun, ainsi qu’au parti politique Al Marada de l’ancien ministre Sleiman Frengié, les chiites du Hezbollah et du mouvement Amal, mais également par le Parti Communiste et des partis druzes et sunnites opposés aux leaders communautaires.

Dans ce clivage interne rythmé par le fracas de la guerre des axes entre puissances régionales et internationales, la classe politique libanaise au pouvoir depuis vingt ans a de nouveau fait preuve de son inconscience. Cette classe n’a peut-être pas pris le temps de réfléchir sur les leçons de l’histoire sanglante de notre pays. A-t-elle vraiment considéré le malheur des années de guerres et combien de fois a-t-elle ouvert, par son impuissance politique et intellectuelle, la porte aux ingérences des forces étrangères ? Combien de fois les armées « libératrices » sont-elles devenues des forces d’occupation ? Certes, les exemples des factions libanaises appelant l’arrivée de troupes étrangères ou demandant ensuite leur départ, quitte à réclamer d’autres armées étrangères pour faire sortir celles qu’ils avaient appelées précédemment ne manquent pas[4]. Dans ce contexte, on se souvient sûrement de l’entrée triomphante des troupes syriennes et israéliennes au Liban, accueillies avec enthousiasme et applaudies respectivement par certaines factions libanaises comme des « héros de liberté ». Mais chacun garde encore aussi en mémoire le prix cher aussitôt payé de notre dignité, de notre liberté, de notre souveraineté, de notre indépendance et de notre sang.

Sans doute, personne n’oublie comment le Liban a, tout au long de son histoire, payé un très lourd tribut à cette division nationale, accentuant son statut d’État tampon. Personne n’oublie non plus les conflits que les puissances régionales et internationales s’y sont livrées par Libanais interposés. Mais peu de Libanais savent que leur salut passera par la création d’un État juste et fort sur la cendre du communautarisme politico-confessionnel affaiblissant le sentiment national des citoyens.

Mais de quel État parle-t-on ? Et comment définir cet État, surtout lorsqu’on sait que toutes les institutions sont vidées de leur pouvoir en faveur des communautés ? En réalité, il est particulièrement légitime de se demander ce qu’il reste de l’État lorsqu’il est réduit à une gouvernance entre communautés. Que reste-t-il du système démocratique lorsque le Président jusqu’au dernier fonctionnaire dans la pyramide du service public sont choisis en fonction de leurs « mérites » et de leur appartenance religieuse ? Que reste-t-il de la citoyenneté lorsqu’elle devient synonyme de l’appartenance communautaire ? Depuis de longues années, la classe politique libanaise a parfaitement su tirer profit de ce système de l’effacement de l’État. Ainsi, elle nous a fait passer du statut de la citoyenneté participative dans la République à de simples sujets communautaires. 

Plus que jamais, la classe politique libanaise se montre inconsciente de la nécessité de l’existence d’un tel État. Et, plus que jamais, cette classe a démontré la stérilité de ses choix et ses stratégies. Ou peut-être a-t-elle pensé qu’en l’absence de l’État et d’un Président à la tête de la République, dont l’existence reflète le sens de l’État et de sa force, ses intérêts personnels et communautaires seront protégés. Cette volonté politique d’affaiblir l’État et de le remplacer par des statuettes communautaires ne peut être que volontaire. Elle permet à la classe politique de cacher son impuissance face aux enjeux régionaux et internationaux dont la répercussion ne cesse de secouer le pays. Avec un tel système, notre classe politique devient juridiquement irresponsable, non seulement pour ses choix politiques, pour sa négligence, mais aussi pour les infractions qu’elle peut commettre à l’occasion de son exercice du pouvoir public.

Dans un État affaibli par la puissance des communautés, la politique instrumentalisant le tout communautaire devient intouchable. Dans cet État, l’intérêt de la société s’efface ; il cède la place aux intérêts personnels – camouflés par la robe communautaire – de la classe libanaise qui forge la vie politique dans le pays du Cèdre. Dans cette forme de gouvernance, les intérêts personnels deviennent la priorité des institutions publiques. Ils caractérisent le seul critère pour mesurer la légitimité de l’intervention de l’État dans les secteurs publics et privés. Dans cette forme de gouvernance, il existe toujours un grand écart entre l’aspiration légitime du citoyen réduit à « sujet communautaire » et la cupidité exacerbée de la classe politique. Cette dernière est prête, pour défendre ses intérêts, à mettre le feu au pays. 

Durant ces dernières semaines, le pays de Cèdre a accueilli des émissaires arabes et étrangers venant « aider » les Libanais à résoudre leurs problèmes internes, notamment en ce qui concerne la tenue d’élections présidentielles dans les délais fixés par la Constitution. Alors que certains ont contribué à l’échec des pourparlers entre Libanais interposés, d’autres ont fait preuve d’une véritable prise de conscience du risque que peut engendrer la non-élection d’un nouveau Président pour la République. À plusieurs reprises, ces émissaires, et tout particulièrement le ministre français des Affaires étrangères, M. Kouchner, ont manifesté non seulement une compréhension profonde et soucieuse des craintes légitimes des citoyens libanais, mais aussi une volonté sincère d’épargner au pays du Cèdre le malheur d’un éventuel vide à la tête de leur État.

Quelque indispensable que soit cette « médiation » internationale entre les groupes libanais interposés, elle dévoile à nouveau la faiblesse de l’unité nationale et l’absence d’un pare-feu national. Ces deux facteurs, s’ils existaient, pourraient peut-être conduire la classe politique libanaise à mettre en avant l’intérêt supérieur de l’État. Mais, encore une fois, les solutions proposées, fondées sur les dogmes du communautarisme et le refus de l’autre, mettent en évidence les problèmes structuraux dont est atteint notre pays.

Encore une fois, cette médiation étrangère appuie la thèse de l’État tampon dont souffre notre patrie. Malheureusement, les élections présidentielles entrent également dans le choix des armes de la guerre des axes. Les parlementaires libanais ne sont en aucun cas des « électeurs ». Un Président pour le Liban doit satisfaire aux « ingérences » internationales et régionales. Si les États-Unis sont le premier « électeur », la Syrie a aussi un poids qui pèse lourdement sur l’échiquier libanais et proche-oriental. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer le dialogue non seulement franco-syrien à propos du Liban, mais aussi américano-syrien, notamment après la conférence internationale Annapolice pour la paix au Proche-orient. Cela explique sans doute le revirement politique dans la position de la coalition anti-syrienne au pouvoir concernant la candidature à la présidence de l’état-major de l’armée libanaise, le général Michel Sleiman. Auparavant, les anti-syriens s’étaient opposés à cette candidature privilégiée par l’opposition soutenue par la Syrie dans le cadre de la recherche d’un candidat de compromis. 

Certainement, ce revirement politique, tant national qu’international, affirme de nouveau l’influence de la Syrie dans le dossier libanais. Le retrait des troupes syriennes du Liban en avril 2005 n’a pas affaibli sa puissance. Les factions libanaises soutenues par le pouvoir de Damas continuent à s’aligner sur sa politique. Ainsi, en raison des désaccords avec les Américains sur le futur Président libanais, la Syrie a bloqué les élections présidentielles. En effet, le Liban est sans Président depuis maintenant trois semaines, faute du quorum requis d’une majorité des deux tiers. Depuis le 25 septembre dernier, les élus de l’opposition ont boycotté les séances consacrées à l’élection d’un successeur au Président Emile Lahoud, dont le mandat a expiré le 23 novembre. 

La Constitution libanaise stipule que le Parlement, qui compte 128 députés, doit se réunir dans les deux mois précédent la fin du mandat présidentiel pour élire un successeur au Président de la République. Cette période s’est ouverte cette année le 25 septembre et devait s’achever le 24 novembre. Mais les séances en vue du vote ont été reportées plusieurs fois. Dans le blocage politique actuel, le scrutin ne peut avoir lieu que si l’opposition, qui détient 59 sièges, participe avec la majorité parlementaire pro-américaine, qui possède 69 sièges, à assurer le quorum des deux tiers exigé par le Pacte national de 1943, soit 86 membres du Parlement. En effet, l’alinéa 2 de l’article 49 de la Constitution stipule que « le Président est élu au premier tour au scrutin secret à la majorité des deux tiers des suffrages par la Chambre des députés. Mais aux tours de scrutins suivants, la majorité absolue suffit ». À lire cet article, il semble que ce quorum des deux tiers n’est exigé que pour le vote. Le texte de cet article est silencieux sur la majorité exigée pour que la séance du scrutin soit légale. On retrouve toutefois ce quorum requis des deux tiers des députés dans le Titre III consacré à l’élection du Président de la République et à la révision de la Constitution. Il s’agit surtout de l’article 79 qui stipule que « lorsqu’une majorité des deux tiers des membres qui la composent légalement se trouve réunie (...) le vote doit intervenir à la même majorité ».

En outre, un survol rapide des modalités de l’élection des Présidents de la République qui se sont succédé à la tête du Liban indépendant, de 1943 à nos jours, permet de conclure que toutes les séances ont eu lieu à la majorité des deux tiers des membres de la Chambre. La plupart des Présidents ont été élus sur base de ce quorum, soit au premier tour soit au second ; certains l’ont été à la majorité absolue au second tour conformément aux règles posées par la Constitution. Par conséquent, pour que le premier scrutin soit reconnu, les deux tiers des députés se doivent d’être présents. Si un candidat obtient ces deux tiers, il est élu. Dans la négative, un autre tour est organisé, auquel cas la majorité simple suffit. Le premier tour en l’absence des deux tiers est illégal. 

Aux confins de ces crises qui secouent notre « État », il devient improductif de se demander si la classe politique est vraiment soucieuse du malheur qui frappe la société libanaise. En réalité, face aux pratiques habituelles de cette classe, la réponse devient un truisme. Le caractère insoucieux des problèmes et des craintes des citoyens marque presque toutes ses décisions. Sinon comment expliquer le vide à la tête de l’État Libanais ? Comment expliquer la non élection d’un nouveau Président pour la République ? Comment expliquer la présence d’un gouvernement inconstitutionnel ? Comment expliquer le travail par intermittence du Parlement ? Enfin, comment expliquer l’inexistence du Conseil constitutionnel ?

À vrai dire, ni les élections présidentielles, même si elles étaient intervenues dans le délai constitutionnel, ni le choix d’un gouvernement efficace et compétent ne peuvent résoudre tous les problèmes accumulés depuis des années. La classe politique, impuissante, ignore également que le coût de la vie est devenu considérablement élevé, tandis que le chômage est de plus en plus en forte augmentation. Elle ignore encore que les investissements s’évaporent, cherchant un autre pays plus sûr, tandis que les fortunes déposées dans les banques coûtent très cher à l’économie en termes d’intérêts. Cela sans parler bien évidemment du problème de l’émigration qui s’est transformée en exode massif, au point qu’il semble possible de prédire que, si la situation se poursuit à cette vitesse, le Liban sera vidé de ses enfants. De la sorte, on aboutit à une société sans citoyens, après que l’économie soit devenue sans production et l’argent sans exploitation. 


Mode officiel de citation : Abas JABER, « Liban: une République prisonnière du statut d’État tampon et de l’impuissance de laclasse politique. Réflexions suite à l’attentat visant le général El-Hajj », MULTIPOL - Réseau d'analyse et d'information sur l'actualité internationale, 15 décembre 2007.





[1] Georges CORM, « Le Liban peut-il sortir du statut d’un Etat tampon ? », Réseau de presse non-alignée, www.cafe-geo.net, 4 avril 2005.
[2] Notre article, « Liban : entre internationalisation et division nationale. Quels enjeux liés à la résolution 1757 du Conseil de sécurité ? », Multipol, www.multipol.org, 13 juin 2007.
[3] Fabrice BALANCHE, « Le Liban, la triste réalité d’un Etat tampon », www.cafe-geo.net, 9 janvier 2007.
[4] Georges CORM, op. cit.

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