9 janvier 2013

POINT DE VUE : Le rôle de la Suisse à l'ONU : pour le professeur Andrea Bianchi «small is beautiful»

Catherine MAIA

Dans une tribune du journal suisse Le Temps, Andrea Bianchi, professeur à l’IHEID (Genève), revient sur l’initiative proposée par la Suisse et quatre autres petits Etats au Conseil de sécurité de l’ONU l’an passé, et qui avait été sèchement rejetée par ce dernier. A ses yeux, la Suisse a réussi à ouvrir une brèche dans la forteresse des Etats tout-puissants.


Andrea BIANCHI, « Le rôle de la Suisse à l'ONU : “small is beautiful” », Le Temps, 7 janvier 2013

A l’occasion d’une table ronde sur le thème du Conseil de sécurité, tenue à l’Institut de hautes études internationales et du développement il y a quelques semaines, Paul Seger, ambassadeur de la Suisse auprès des Nations unies à New York, m’a demandé de résumer en une seule phrase le rôle de la Suisse à l’ONU. Sans réfléchir, j’ai répondu: «Small is beautiful.» Les réactions instinctives sont parfois dangereuses, car elles ne passent pas par le filtre de la raison. Pourtant, je crois que dans ce cas particulier ma réponse a capté l’essentiel de ce que j’ai voulu exprimer.

Je pense avoir été influencé inconsciemment par l’initiative diplomatique lancée récemment à l’ONU par la Suisse et quatre autres pays (Costa Rica, Jordanie, Liechtenstein et Singapour), dénommés ensemble les «cinq petits Etats» (Small Five). L’initiative avait pour objectif de proposer un projet de résolution à l’attention de l’Assemblée générale de l’ONU, afin de renforcer la responsabilité, la transparence et l’efficacité du Conseil de sécurité. Comme on le sait, au sein du Conseil, organe dont la responsabilité principale est le maintien de la paix et de la sécurité internationales, cinq pays (Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni et Russie) disposent d’un droit de veto. Cette prérogative empêche toute action contre les intérêts de l’un de ces cinq pays. En ce moment, par exemple, la menace de veto de la part de la Russie rend impossible toute intervention musclée du Conseil en Syrie.

La proposition du groupe des petits Etats ne visait pas à activer le système de révision formelle de la Charte des Nations unies. Cela aurait requis une procédure assez complexe, exigeant notamment l’approbation des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. Pourquoi donc renonceraient-ils volontairement à leur privilège? La plupart des grands projets de réforme du Conseil de sécurité donnent l’impression de brouiller les pistes et de détourner l’attention du vrai problème, à savoir que les cinq grands ne veulent pas de réforme.

Le grand mérite de la proposition émanant des cinq petits Etats résidait dans sa simplicité. Elle se bornait à demander aux membres permanents d’être plus transparents, d’améliorer la fréquence et la qualité de l’information transmise à l’Assemblée générale, l’organe politique de l’ONU, et les invitait à exposer les raisons sous-tendant leur intention d’utiliser leur droit de veto. Enfin, le projet de résolution appelait les cinq grands à ne pas exercer le veto en cas de résolutions visant à prévenir ou à faire cesser un génocide, des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. Or, contraindre les grands à s’expliquer et à donner les motifs de leurs agissements ou de leurs omissions serait un outil très efficace pour les convaincre de ne pas prendre des décisions qu’ils auraient du mal à justifier auprès de l’opinion publique mondiale. Cette «petite» solution aurait été grandiose.

La réaction des cinq membres permanents, et surtout celle des Etats-Unis, a été violente et a obligé la Suisse à retirer formellement la proposition de résolution qui, de ce fait, n’a pas été discutée par l’Assemblée générale en automne dernier. Il y a deux façons d’interpréter ce qui s’est passé. On pourrait affirmer que la volonté des Etats tout-puissants a une nouvelle fois imposé sa loi. Ou – comme je le crois – la Suisse et ses alliés ont proclamé que le roi est désormais nu, et ils ont réussi à crier assez fort pour que tout le monde les entende. Les propos et les informations qui ont circulé sur Internet et dans les médias ne peuvent plus être retirés et continueront à faire débat. Progressivement, la pression sur les cinq grands augmentera et on comprendra alors quels sont les vrais enjeux de la réforme et qui, exactement, veut l’empêcher.

Cette initiative va de pair avec le rôle que la Suisse a joué pendant ses dix premières années en tant qu’Etat membre des Nations unies. Les efforts permanents entrepris pour améliorer le système des sanctions ciblées de l’ONU – surtout en matière de protection des droits fondamentaux – ainsi que le soutien discret, mais cependant solide, apporté à la Cour pénale internationale sont d’autres exemples de l’engagement de la Suisse au sein de l’organisation. Soutenue par un corps diplomatique compétent et professionnel, la Suisse, petit pays si on la compare aux grandes puissances globales et régionales, jouit d’une réputation certaine. Il suffit de côtoyer les enceintes onusiennes pour s’en rendre compte.

Force est de constater que la notion même de pouvoir a changé. Le pouvoir ne se mesure plus seulement par la taille de l’armée ou de l’économie d’un pays, mais aussi par sa capacité d’influence et de persuasion. C’est ce que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité ont de la peine à comprendre : la notion de légitimité du pouvoir s’acquiert désormais auprès de l’opinion publique mondiale. Il serait une erreur d’en sous-estimer l’importance – tout au moins dans les pays démocratiques, où l’opinion publique s’identifie avec l’électorat.

Pendant les années 1970, l’économiste allemand Ernst Friedrich Schumacher publia un livre qui, même dans sa traduction française de l’époque, portait le même titre anglais que cet article. L’idée de cet ouvrage était de faire l’éloge de tout ce qui n’est pas grand en économie, par opposition au modèle dominant des agglomérations et des économies d’échelle. D’ailleurs, le sous-titre du livre, Une société à la mesure de l’homme, en disait long sur les idéaux qui avaient inspiré l’auteur. Tout comme dans le livre de Schumacher, cet idéal pourrait s’appliquer à une politique mondiale axée sur la protection des droits humains et qui verrait les pays de grande tradition civique et démocratique se battre pour une meilleure transparence des institutions internationales et s’élever contre toute concentration et abus de pouvoir. Il est là, le rôle de la Suisse et de ses représentants au sein de l’ONU.

J’ai omis de mentionner que ma réponse n’a pas semblé convaincre Paul Seger, qui l’a qualifiée de minimaliste. Au contraire, Monsieur l’Ambassadeur, lui ai-je rétorqué, «Small is beautiful», c’est un rêve de grandeur! 


Andrea Bianchi est professeur à l'Institut depuis 2002. Ses publications traitent des domaines relatifs aux droits de l'homme, au droit économique international, au droit de la juridiction et des immunités de juridiction, ainsi qu'au droit international de l'environnement, de la responsabilité de l'Etat et au droit des traités.

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