15 juin 2014

REVUE : "L'Asie du Sud-Est", Recherches internationales (n°98, janvier-mars 2014)

Michel ROGALSKI

L’affaire est entendue, le monde n’a pas changé de base, mais il s’incline sur son axe ou, selon une autre parallaxe, se redresse sur lui. Des espaces naguère dominés et des peuples longtemps exploités connaissent une croissance forte et tendent à s’affirmer sur le plan international, en Asie principalement.

À la vérité, le phénomène ne date pas d’aujourd’hui et, avant même qu’il ne survienne, d’aucuns avaient annoncé que le xxie siècle serait celui du Pacifique. Ce qui était alors pris en compte, c’était le « miracle économique » japonais, un tropisme américain plus marqué pour l’Asie et la création d’instances, tel l’Asia-Pacific Economic Forum formé en 1989, dont les rangs se sont élargis depuis. L’émergence des « nouveaux pays industrialisés », les quatre « dragons asiatiques » (Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong et Singapour), est venue conforter cette prédiction, qui a été ensuite étendue aux « tigres » (Thaïlande, Malaisie, Indonésie), puis aux « tigrons », dont le plus prometteur serait le Vietnam. La mondialisation pouvait donc être heureuse, on en retenait des taux de croissance inédits dans l’histoire, des flux de marchandises et de capitaux en augmentation constante, d’ambitieux processus d’intégration régionale ou plutôt transocéanique, puisque les États-Unis, certains pays d’Amérique latine, le Canada et l’Australie bien entendu, avec leurs surabondantes ressources naturelles, en étaient des acteurs décisifs. La décennie 1990 fut également celle de la controverse à propos des « valeurs asiatiques », censées être plus prometteuses que l’individualisme occidental, avant que la crise financière de 1997-1998 ne vienne y mettre un terme, sous la férule du « consensus de Washington ». De cette pénible expérience, d’autres enseignements ont été tirés, qui expliquent, en partie du moins, pourquoi les économies asiatiques ont mieux résisté à la crise ouverte par celle des subprimes.

La deuxième décennie du « siècle du Pacifique » est déjà bien engagée, mais le discours a nettement changé et, au lieu de l’avenir radieux qui devait voir les « classes moyennes » d’Asie orientale se complaire dans un consumérisme à l’américaine, ce qu’elles font volontiers, et édifier, on ne sait pour quelles raisons, des démocraties exemplaires, cette région du monde est aujourd’hui présentée comme une poudrière ou, pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Robert D. Kaplan, un chaudron en train de bouillir sur le feu des vanités nationales et des ambitions rivales. L’auteur, il est vrai, est coutumier du fait et avait annoncé la montée d’une « anarchie globale », avant que de tresser les louanges des « bidasses » et autres « matafs » américains engagés dans la « longue guerre contre le terrorisme ». L’homme est cependant membre du Center for a New American Strategy, le think tank affilié directement à l’administration Obama, et cette analyse est reprise, sous d’autres vocables, par de nombreux éditorialistes occidentaux. Les responsables de ce désordre sont d’ores et déjà identifiés, les nouveaux et ambitieux mandarins chinois, le régime paranoïaque de Pyongyang. Ou encore, le continent se trouverait engagé dans une classique compétition entre puissances, le Japon déclinant, la Chine ascendante, l’Inde renaissante et, pour éviter qu’il ne connaisse les conflits qui ont meurtri l’Europe depuis les Temps modernes, un juge, un arbitre, une autorité tutélaire est indispensable, qui ne peut être que les États-Unis, eux aussi « puissance résidente » en Asie.

De fait, une donnée étrangement passée sous silence et pourtant essentielle à nos yeux tient à ce que le continent asiatique, limité par nous aux pays influencés par le phénomène des moussons, ne dispose pas, pour des raisons que l’on pourrait aisément développer, d’organisation collective de concertation, mais qu’il reste sous l’influence du système d’alliances des États-Unis et du dispositif militaire que ceux-ci ont établi dans le cadre du commandement intégré du Pacifique (PACOM), dont l’aire s’étend jusqu’à l’océan Indien. Autre donnée, l’analyse aujourd’hui prévalente omet un certain nombre d’acteurs régionaux, et principalement ceux de l’Asie du Sud-Est. Cette région du monde, le Vietnam et l’Indochine tout particulièrement, s’était trouvée au cœur du mouvement de libération nationale et des affrontements de la guerre froide, mais, la période une fois close, elle est retombée dans une forme d’oubli, dont elle ne ressort qu’à l’occasion de catastrophes naturelles – le séisme du 26 décembre 2004 au large de l’île indonésienne de Sumatra et l’immense tsunami qui a affecté l’océan Indien – ou, plus exactement, semble n’être retenue principalement que comme destination touristique, Bali, les temples d’Angkor, Pattaya et Phuket aux mille plaisirs. Rien, à vrai dire, d’étonnant puisque, selon l’orientalisme classique, cet ensemble, dont on célébrait par ailleurs les merveilles architecturales (Angkor une fois de plus, Pagan ou Borobudur), avait été constamment sous influence, celle de l’Inde sur le plan culturel et celle de l’empire du Milieu sur le plan politique.

Pour avoir une vision plus exacte des choses, il convient de revenir à Paul Mus et à sa définition d’un
« angle de l’Asie » qui établit et maintient la relation entre les deux pôles civilisationnels de l’Inde et de la Chine, dispose de son socle productif et de ses systèmes culturels, a connu une longue histoire autonome, comme ont pu l’illustrer les multiples recherches de ce dernier demi-siècle. Il se trouve également que cette région, dont la population est comparable à celle de l’Union européenne, s’est regroupée en une association, l’ASEAN, la seule réellement existante en Asie et la seule véritablement active à l’échelle internationale. Le dossier ici proposé en brosse le tableau, trace les lignes de force économiques de cet ensemble et dégage les enjeux géopolitiques auxquels il est confronté. La diversité est telle qu’il serait nécessaire de compléter petit à petit cette esquisse par l’observation de ses dix membres, dont chacun est singulier. Entre un tsunami et la disparition mystérieuse d’un avion en plein vol, des choses se passent, qui appellent en effet notre attention.

Patrice Jorland, « L'angle de l'Asie »
(Présentation)
*

Dans la tradition d’un Jacques Delors qui expliquait que « l’Europe devait avancer masquée » un nouveau saut vers l’inconnu se prépare, hors de tout débat et à l’insu des opinions publiques. La Commission européenne s’est ainsi vu confier en 2013 un « mandat de négociation » afin de créer un 
« Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement » entre l’Union européenne et les États-Unis. Les dirigeants européens justifient la « diffusion restreinte » mise sur le contenu du mandat de négociation afin, affirment-ils, de rendre le travail des négociateurs plus efficace.

À l’heure où les téléphones portables des dirigeants européens sont écoutés par la NSA et où sont révélées les intrusions massives des services américains dans l’observation des communications mondiales, on reste confondu par de tels arguments. D’autant que les protestations européennes ont bien été timides, au regard notamment de celle du Brésil. Quant à la docilité française, elle s’est manifestée lors de l’interdiction par la France du survol de son territoire par l’avion présidentiel bolivien suspecté de transporter le lanceur d’alerte Edward Snowden. L’incident n’a pas ralenti le zèle des dirigeants européens à poursuivre les discussions.

L’ouverture de ces négociations s’est donc placée d’emblée sous le signe de la complicité et de la connivence. Le traité devrait être adopté en 2015 par les États membres ainsi que par le nouveau Parlement européen qui sera élu en mai 2014. C’est pourquoi il a fait irruption – même tardivement – dans la campagne électorale. Puis, il devra être ratifié par chaque État membre. Faisant peu de cas de leurs partenaires, les dirigeants nord-américains désignent déjà ce traité d’« OTAN économique ». Des deux côtés de l’Atlantique les multinationales, qui seront concernées par l’accord, se réjouissent déjà des perspectives ouvertes par ce grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le contenu du pacte.

Il convient de rappeler que les États-Unis ont pour habitude de régir leurs relations commerciales, notamment avec le Tiers monde, à l’aide de traités bilatéraux de libre-commerce dont la caractéristique est de livrer ces pays aux agissements des firmes multinationales américaines. Cela traduit l’évolution d’un rapport de forces. Au lendemain des indépendances, dans les années soixante, ces pays étaient en mesure d’élaborer des codes d’investissements, véritables cahiers des charges imposant à ces firmes des conditions pour venir investir : impôts payés dans le pays, transferts de technologie, application du droit national, quotas et formation de cadres locaux… Aujourd’hui la situation s’est inversée au point que ces pays ont sombré dans l’attractivité pour capter les investissements, ce qui consiste à abandonner tout droit souverain et à organiser de fait entre eux une concurrence vers le bas.

Les défenseurs de ce projet qui concernerait une population totale de 800 millions de consommateurs, près de 50 % du PIB mondial et un tiers des échanges commerciaux, vantent un accord bénéfique pour les deux zones en termes d’emplois et de croissance, ce qu’aucune étude sérieuse n’a pu démontrer. Ce qui est certain par contre c’est que le libre-commerce généralisé qui est au cœur de ce traité est loin de faire consensus comme panacée économique.

Nombreux sont ceux qui considèrent qu’aucun développement n’est possible sans une certaine dose de protection, notamment pour protéger des industries naissantes. Car il ne faut jamais oublier que derrière des produits et des marchandises qui circulent ce qui s’échange ce sont les conditions de leur production, c’est-à-dire leur environnement social, fiscal, environnemental… Le libre-échange ne bénéficie pas automatiquement à la meilleure technique, au meilleur procédé de fabrication susceptible de s’imposer face à la concurrence et d’éliminer le moins performant dès lors que les conditions de leur production contribuent à créer une fausse concurrence.

Les conditions dans lesquelles les négociations s’ouvrent sont tellement opaques que l’on s’interroge sur ses objectifs. On ne peut pas ne pas remarquer que dans le même temps Obama ouvre des discussions avec l’Asie – hors Chine – autour d’un projet de libre-commerce États-Unis-Pacifique. Vraisemblablement ce qui est recherché ne peut l’être à travers l’OMC que l’on dit en pleine crise. De surcroît cette institution, qui ne fonctionne pas comme le FMI ou la Banque mondiale selon le poids de chaque pays mais sur la base de « chacun compte pour un », a souvent traduit avec succès les États-Unis devant l’organisme de règlement des différends. Bref, les États-Unis n’y font plus la loi, d’autant que Pascal Lamy a laissé la place à un Brésilien, et cherchent à s’en émanciper. Pouvoir réorganiser les règles du commerce mondial à travers deux grands traités de libre-commerce, l’atlantique et le pacifique, créerait une nouvelle norme mondiale sur laquelle les émergents comme les BRICS devraient s’aligner. Sur le plan commercial, l’Allemagne pourrait trouver un avantage lui permettant de s’émanciper de la dépendance du gaz russe en se procurant des énergies gazières et pétrolières issues de l’exploitation des gaz de schistes américains.

Devant les levées de bouclier qui montent, on peut douter que l’accord sera bouclé en 2015 comme envisagé. Certains évoquent déjà de longues négociations qui rappelleraient les interminables cycles du GATT ou des accords de Doha. Le risque étant que les opinions publiques s’en désintéressent. Si l’on écarte la question du niveau des droits de douanes très faibles entre l’Europe et les États-Unis – de l’ordre de 2 à 4 % en moyenne, un peu plus avec 10 % pour l’agro-alimentaire – et de toute façon bien inférieurs à la variation du taux de change dollar/euro, les désaccords les plus évoqués portent sur les obstacles non-tarifaires au commerce, principalement les normes, et sur les règles qui régiraient les futurs rapports entre grandes firmes multinationales et États.

Par obstacles non-tarifaires on entend l’ensemble des systèmes de normes adopté par les pays en fonction de la vision qui est la leur de la santé, de l’environnement, de l’alimentation. Ainsi, si ces normes sautaient, il deviendrait impossible de refuser les animaux traités aux hormones, la décontamination chimique des viandes, les semences génétiquement modifiées et il faudrait renoncer aux appellations d’origine. Le principe de précaution pourrait également se voir contourné. Au-delà, l’ouverture des services publics à la concurrence des firmes transnationales menacerait des secteurs clés tels que la santé et l’éducation et pourrait y introduire de nouvelles vagues de privatisations.

Mais le fait le plus novateur de ce traité réside dans une nouvelle façon de voir les relations entre les firmes et les États. Jusqu’à présent, en cas de litige les firmes devaient s’adresser à des tribunaux du ressort de l’État avec lequel elles avaient un différend. Le traité permettrait à des investisseurs étrangers de poursuivre un État devant un tribunal arbitral pour des décisions prises par un gouvernement et qui auraient pu les léser. Les firmes ont toujours préféré la procédure arbitrale au procès public car elle leur assure trois avantages : la discrétion, la rapidité et la certitude de l’exécution en l’absence d’appel. Cette novation permettrait aux multinationales de contourner les tribunaux classiques respectueux de la souveraineté des États et de leurs droits nationaux. Le traité transatlantique ne se résout pas seulement en une négociation entre deux partenaires commerciaux concurrents qui auraient chacun à faire valoir leurs intérêts mais permet aux sociétés transnationales des deux parties de forcer l’ouverture et la déréglementation des marchés des deux côtés de l’Atlantique. Il aurait inexorablement pour effet de renverser les rapports entre firmes et États en permettant à celles-ci de s’exonérer des prétentions souveraines de ces derniers.

En France, où le sujet a émergé dans le cadre de la campagne des élections européennes, les lignes de fractures rappellent celles qui s’étaient révélées lors du referendum constitutionnel de 2005. C’est ce qui inquiète l’Élysée et le gouvernement qui se sont engagés avec énergie en faveur de ce traité. Ainsi, non seulement Front de gauche, écologistes et Front national s’y opposent mais des voix dissonantes s’expriment déjà au sein de l’UMP et du PS. Gageons que plus les termes de ce projet se dévoileront, plus les critiques monteront. Un refus de ce traité constituerait un levier de poids pour faire reculer le néolibéralisme et le poids des multinationales et de leurs lobbies. 

Michel ROGALSKI, « Les enjeux du Traité transatlantique »
(Editorial)
  • Michel Rogalski
Les enjeux du Traité transatlantique [Éditorial]
  • Jean-Claude Paye
Fusion du droit de la guerre et du droit pénal : France, États-Unis
  • Antony Maranghi
L’instrumentalisation du confucianisme dans les discours chinois de politique étrangère
  • Alain Joxe
Colombie : une succession de processus de paix et de guerres à deux ou trois camps
  • Olivier Grojean
Sortir d’une guerre de trente ans. Les incertitudes du « processus de paix » en Turquie


  • Patrice Jorland
L’angle de l’Asie ? [Présentation]
  • Patrice Jorland
ASEAN : objet international à identifier
  • Barthélémy Courmont, Éric Mottet
L’Asie du Sud-Est : pré carré chinois, ou limites de la stratégie expansionniste de Pékin ?
  • Jean-Raphaël Chaponnière, Marc Lautier
Le modèle de développement de l’Asie de l’Est
  • Michel Ho Ta Khanh
Le Vietnam et les aménagements hydroélectriques dans le bassin versant du Mékong

DOCUMENT

  • Élections européennes - Programme du Front de gauche
Rompre et refonder l’Europe

NOTES DE LECTURE 

Roger Faligot, Tricontinentale – Quand Che Guevara, Ben Barka, Cabral, Castro et Hô Chi Minh préparaient la révolution mondiale [1964-1968] [Michel Rogalski]
Recueil de textes introduit par Georges Nzongola-Ntalaja, Patrice Lumumba
Recueil de textes introduit par Bachir Ben Barka, Mehdi Ben Barka
Recueil de textes introduit par Carlos Lopes, Amilcar Cabral -Recueil de textes introduit par Mireille Fanon-Mendès-France, Frantz Fanon [Michel Rogalski]
Han Dongfang [en collaboration avec Michaël Sztanke], Mon combat pour les ouvriers chinois [Dominique Bari]
Franck Gaudichaud, Chili 1970-1973 Mille jours qui ébranlèrent le monde [Thomas Posado]
Jean-François Gayraud, Le nouveau capitalisme criminel [Vincent Piolet]

Coordination du dossier : Patrice Jorland



Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire