2 octobre 2015

REVUE : "Les Nations Unies, 70 ans après", Recherches internationales (n°103, avril-juin 2015)

Michel ROGALSKI

Au terme de sept décennies d’existence de l’Onu, quel bilan tirer de cette institution souvent critiquée, que le général de Gaulle lui-même avait surnommé avec mépris « le machin » ? Les articles de ce dossier qui paraît au moment du soixante-dixième anniversaire de l’Onu y contribuent, chacun avec leur approche propre. Ils montrent les atouts de l’Onu, son action souvent progressiste, mais aussi ses faiblesses, que la « réforme » tant attendue de l’institution n’a pas réussi pour l’heure à pallier. Dans l’ensemble, il faut souligner le caractère souvent précurseur de l’Onu, qui a au fil des années imposé des notions et des valeurs importantes, comme celles de « droits humains », de « maintien de la paix », de « développement durable », de « patrimoine mondial », de « sécurité humaine » ou de « responsabilité de protéger ».

L’Onu a également élaboré un corpus de normes progressistes, comme la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, la Convention sur le génocide la même année, la Convention de l’OIT sur l’abolition du travail forcé en 1957, les deux pactes de 1966 (Pacte sur les droits civils et politiques et Pacte sur les droits économique international » en 1974, la Charte des droits et devoirs économiques des États en 1974, la Convention sur l’élimination de toutes formes de discrimination contre les femmes en 1980, la Déclaration sur le droit au développement en 1986, la Convention internationale sur les droits de l’enfant en 1989, la formulation des objectifs du millénaire pour le développement (OMD) en 2000. Tous ces textes sont des jalons importants de l’élaboration de normes internationales dans le domaine des droits humains. Il faut saluer l’œuvre souvent pionnière des Nations unies en matière de droits humains, comme l’illustrent encore la Convention sur la protection des droits des travailleurs migrants de 1990 et la Déclaration des droits des peuples autochtones de 2007.

Mais il lui reste à surmonter beaucoup de dysfonctionnements : le problème de l’obstruction exercée par les États-Unis (qui n’ont pas ratifié nombre de textes normatifs de l’Onu comme la Convention sur les droits de l’enfant de 1989 ou celle sur la diversité culturelle de 2005, et ont même retiré leur financement à l’Unesco depuis 2011), le problème des liens croissants avec le secteur privé, encouragés par Kofi Annan depuis son « Pacte mondial » lancé en 2000, et le problème de la marginalisation croissante des Nations unies, concurrencées par d’autres acteurs : G7 puis G8, G20, OCDE, Otan, Banque mondiale, OMC, ONGs et fondations privées…

Comment envisager une évolution positive de l’Onu, afin que cette institution internationale, qui reste la plus légitime car la plus universelle et démocratique, puisse véritablement jouer son rôle de « gouvernement du monde », dont la communauté internationale a tant besoin ? Peut-être en mettant fin au système périmé des cinq membres permanents dotés du droit de veto, et en faisant des délégués à l’Assemblée générale des représentants élus des peuples du monde ; également en améliorant la portée des conventions onusiennes, en leur donnant une véritable force contraignante. Enfin en séparant mieux les Nations unies des intérêts privés.

Une Onu plus puissante, dotée d’une force contraignante, se chargerait notamment de réguler la mondialisation économique, de rendre impossible les paradis fiscaux, d’opérer une redistribution mondiale des richesses, de contrôler la politique sociale des firmes multinationales. L’Onu a également un grand rôle à jouer dans les problèmes transnationaux qui deviennent de plus en plus nombreux, comme les problèmes environnementaux, la diffusion des maladies dans le monde, le terrorisme, la mafia, etc. À l’heure où le fossé économique et social ne cesse de se creuser, les Nations unies apparaissent comme un mécanisme indispensable. Les articles de ce dossier, abordant chacun un aspect particulier de l’action onusienne, permettent de s’en rendre compte.

Chloé MAUREL, « ONU, 70 ans après »
(Présentation)

* * *

Les projecteurs sont déjà braqués sur la prochaine Conférence de Paris consacrée aux mesures à prendre face à la menace, aujourd’hui largement avérée, de changement climatique qui pèse sur la planète. Elle se tiendra en décembre à Paris et ses enjeux sont déjà aussi fortement médiatisés que le furent ceux de la Conférence de Copenhague réunie en 2009. Elle devra en effet dresser les contours d’un accord qui définira le régime de coordination internationale qui succédera à partir de 2020 à celui du Protocole de Kyoto, adopté en 1997 et entré en vigueur huit années plus tard, malgré l’absence de ratification américaine. À l’époque, seuls les pays industriels et les anciens pays de l’Est étaient concernés par les engagements souscrits. Les pays en développement, au nom du principe de la responsabilité commune mais différenciée, avaient bénéficié d’un moratoire et d’une promesse d’efforts allégés. Leurs contributions devaient démarrer en 2012, mais faute d’un accord sur ces questions il fut décidé à Copenhague de prolonger le Protocole de Kyoto pour une nouvelle période d’engagement jusqu’à 2020. En outre Copenhague décida d’orienter différemment la méthode de négociations en substituant le principe des contributions volontaires aux obligations contraignantes, de retenir la proposition du G7, qui s’était réuni quelques mois auparavant, recommandant de se fixer l’objectif de ne pas dépasser une augmentation de la température moyenne supérieure de 2°C par rapport à l’ère préindustrielle et de créer un Fonds vert, devant atteindre un montant de cent milliards de dollars annuel à l’horizon 2020 et destiné à favoriser le financement des mesures d’adaptation des pays les plus pauvres. La Conférence de Cancùn s’est réunie l’année suivante et a confirmé cette orientation qui sert de cadre à la préparation de la prochaine Conférence de Paris qui doit établir une nouvelle architecture climatique internationale dont la forme juridique reste encore peu précisée.

Dans l’histoire des négociations internationales sur le climat, Copenhague a marqué un tournant capital en suggérant, pour surmonter les blocages, de recourir aux contributions volontaires. Tous les États n’ont pas encore rendu leur copie qui ne sont pas faciles à décoder : les engagements ne font pas référence aux mêmes dates, ou ne s’inscrivent pas dans la même logique, les uns s’engageant sur des obligations de résultats (réductions chiffrées d’émissions de gaz à effet de serre), d’autres, plus prudemment, sur des obligations de moyens (réduction de l’intensité énergétique). Des États comme la Chine et l’Inde qui connaissent de forts taux de croissance et n’entendent pas brider leur trajectoire de développement préfèrent miser sur la baisse de leur intensité énergétique ou la décarbonisation de leurs énergies, évitant ainsi d’altérer leur taux de croissance, voire pour l’Inde de s’attaquer à sa démographie. À quelques mois de la Conférence de Paris toutes les « contributions » sont loin d’être connues, mais sur la base de ce qui a été déjà recueilli on peut tenir pour certain que la somme des engagements volontaires ne sera pas suffisante pour satisfaire aux exigences de la cible du réchauffement maximum retenu. Cet objectif de 2°C, choix diplomatique, sera donc certainement revu à la hausse dans les prochaines décennies. Les modèles climatiques qui tournent actuellement anticipent déjà une hausse plus près de 4°C que de 2°C. Il s’agit donc aujourd’hui de construire un régime climatique universel qui permette la participation effective de tous les pays en développement dispensés jusqu’alors d’efforts et d’acter l’entrée des États-Unis qui avaient sous trois présidences refusé de ratifier le Protocole de Kyoto.

Cette universalisation est nécessaire parce qu’en une vingtaine d’années le monde s’est métamorphosé et ne ressemble plus à ce qu’il était. L’Asie s’est affirmée et tire l’économie mondiale. La Chine est devenu l’atelier du monde et se place en tête des pays émetteurs de gaz à effet de serre suivie des États-Unis. Leur rôle sera leader lors de la Conférence de Paris car avec l’Inde leur influence sur l’évolution du climat est décisive. En novembre 2014, ces deux pays ont rendu publique une déclaration conjointe fixant leurs objectifs quant au climat. À eux deux, ils représentent 42 % des émissions de CO2 de la planète. Le fait que ces deux pays, souvent opposés dans les négociations climat, agissent de concert et s’engagent volontairement, l’un sur un montant de réduction, l’autre sur un pic maximum, donc sur une trajectoire, indique qu’ils joueront un rôle central dans la Conférence de Paris et qu’ils seront en mesure de s’opposer à l’adoption d’un mécanisme de mesures contraignantes qu’ils ont toujours rejeté.

Car ce qui est le plus à craindre, et risque de conduire à l’échec, c’est la croyance que le processus de mondialisation serait déjà suffisamment avancé et qu’il n’y aurait plus qu’à doter la planète d’une « globale gouvernance » qui imposerait ses oukases à tous les États. Ce serait bien vite oublier la réalité d’un monde où des zones grises, en plein chaos, se multiplient et dont la principale menace perçue n’est pas le climat, mais tout ce qui affecte les conditions de survie au quotidien. Du Moyen-Orient au Sahel la mondialisation et les conflits ont sapé les bases de toute souveraineté et ont fabriqué des États incapables de s’engager internationalement ou d’appliquer des accords signés. Ces territoires faillis et dévastés que leurs habitants cherchent à fuir en masse ne peuvent déjà plus satisfaire aux exigences d’une coordination internationale. La Conférence de Paris sera donc marquée par le profond désordre qui travaille le monde.

Dans un tel contexte, on doit se montrer réservé à l’égard de toutes normes imposées indistinctement à tout État indépendamment de sa situation. Toute recherche d’un prix uniforme du carbone (sous forme de taxe ou d’un marché mondial des permis) relèverait d’une velléité inefficace, tant sont grands les écarts de richesses entre pays ou l’actuelle instabilité des prix pétroliers. Les coopérations régionales entre pays comparables rencontrant les mêmes problèmes doivent être privilégiées. Elles peuvent se développer sans être chapeautées par la Conférence de Paris. Des réseaux entre grandes villes du monde à la recherche d’un bas profil énergétique se sont déjà constitués. Les initiatives locales décentralisées peuvent jouer un grand rôle dans la préservation du climat.

Mais les pays du Nord seront eux-mêmes attendus sur leur capacité à abonder le Fonds vert à l’horizon 2020 comme ils s’y sont engagés lors de la Conférence de Copenhague. Ce Fonds a pour but d’aider les pays les plus pauvres à s’adapter aux conséquences du changement climatique. Pour l’instant on ne sait rien de l’origine, de la destination ou de l’usage des fonds à réunir : détournement d’aide publique au développement ? Fonds privés ? Prêts ? Le flou est total sur ce montant annuel de 100 milliards de dollars.

On peut s’attendre à des controverses houleuses au moment des comptes, c’est-à-dire en 2020 lorsque l’accord signé devra entrer en vigueur. Nul doute qu’elles nourriront les hésitations de certains à s’engager plus loin. La problématique climat soulève un grand défi. Aujourd’hui le consensus existe sur le fait que la tendance au réchauffement climatique est certaine et qu’au-delà d’un certain seuil des perturbations irréversibles affecteront l’écosystème planétaire. L’espèce humaine appartient à cet écosystème et sera menacée dans son mode de vie, voire dans sa survie. Il existe donc une course de vitesse entre le réchauffement et l’adoption de mesures allant dans le sens d’une société sobre en énergie et décarbonnée. Plus on disposera de temps avant d’atteindre ces seuils irréversibles, plus les moyens seront mobilisables pour faire face, plus de nouvelles sources énergétiques pourront être découvertes. Plus tôt on agira pour retarder ces seuils, plus on se donnera des marges de manœuvre. Les mobilisations seront nécessaires car nous savons que la décarbonisation énergétique qui est au cœur de toute politique de transition énergétique cristallise des rapports d’intérêts et met en mouvement des lobbies puissants. Le climat est aujourd’hui considéré à juste titre comme un bien commun à toute l’humanité et s’inscrit dans l’urgence. Cette notion impose de travailler avec tous et bannit la perspective de rassemblement minoritaire. On peut considérer que le capitalisme porte une responsabilité écrasante dans le dérèglement climatique. Le dénoncer peut avoir un fondement, mais l’urgence implique de travailler avec tous, y compris avec ceux qui ne sont pas disposés à brandir un passeport antisystème.

La difficulté à avancer tous ensemble trouve sa source dans la perception du temps qui n’est pas la même au Nord et au Sud, chez les riches ou les pauvres. Ce qui compte ce n’est pas la menace mais sa perception. Et elle est différente dans un monde qui n’est pas un et qui n’est pas un village-planétaire. Au sud, le climat est perçu comme un problème de riches, de ceux qui ayant déjà surmonté les difficultés de la survie quotidienne, peuvent se projeter dans l’avenir, y compris celui des générations futures. Il appartient à ceux qui peuvent valoriser le futur et déprécier le présent. À ceux qui ont des biens à préserver. Pour des milliards d’hommes de la planète, l’urgence c’est encore le présent et le quotidien, c’est de savoir où trouver le bois de feu pour faire cuire le riz du soir, et non pas de savoir si l’eau de la piscine aura le temps de chauffer pour accueillir les petits-enfants le weekend prochain. Ces deux humanités vivant sur la même planète engendrent une contradiction entre solidarité spatiale et solidarité temporelle – le climat relève de la seconde.

Des moyens considérables devront être mobilisés. Comment imaginer, alors que les objectifs du Millenium sont loin d’être atteints, que tous ceux qui sont victimes, ici et maintenant, des pires maux qui frappent la planète – 2 milliards de personnes vivent dans l’insécurité alimentaire, sans savoir si elles mangeront demain ; 1,2 milliard n’ont pas accès à l’eau potable ; d’autres ne sont pas raccordées à un réseau électrique – accepteront facilement que soient « détournés » ces moyens au bénéfice de générations futures, alors que la question qu’ils affrontent est celle de leur survie au quotidien. Vouloir les associer au sauvetage du climat sans satisfaire dès à présent leurs besoins pressants les plus essentiels ne saurait conduire qu’à l’impasse.

Michel ROGALSKI, « Le climat dans le désordre du monde »
(Editorial)




TABLE DES MATIERES

Michel Rogalski
Le climat dans le désordre du monde [Éditorial]

DOSSIER : LES NATIONS UNIES, 70 ANS APRÈS
Chloé Maurel
Onu, 70 ans après [Présentation]
Georges Corm
L’Onu et le difficile gouvernement du monde
Robert Charvin
Archaïsme ou modernité de la Charte des Nations Unies
Yann Guillaud
Les Nations unies et la pensée du développement économique
Chloé Maurel
Vers une privatisation des Nations Unies
Lydia Samarbakhsh
L’Onu et les guerres
Auriane Guilbaud
Rapports de l’OMS et vision du monde
Noël Bonhomme
L’Onu et le « système des G » depuis 1975
Philippe Hugon
Les Nations Unies et les conflits armés en Afrique
Michel Liégeois, Salomé Ponsin
La Minurso, 25 ans au service de la paix au Sahara occidental
Pierre-Paul Dika
La nouvelle Afrique du Sud et l’Onu
Nils Andersson
La réforme de l’Onu, l’utopie obligée

TRACES
Chloé Maurel
La Convention sur la diversité culturelle de l’Unesco (2005) 

NOTES DE LECTURE
Chloé Maurel, Histoire des idées des Nations unies – L’Onu en 20 notions [Nils Andersson]
Jacques Fath, Penser l’après – Essai sur la guerre, la sécurité internationale, la puissance et la paix dans le nouvel état du monde [Jacques Le Dauphin]
Piero Gleijeses, Mission en conflit : La Havane, Washington et l’Afrique [Rémy Herrera]

Coordination du dossier : Chloé Maurel


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