Plusieurs pistes sont évoquées : attentat suicide des islamistes pour certains, terrorisme du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) ou des TAK (Faucons de la liberté du Kurdistan) pour beaucoup, coup de force du camp laïciste afin d’embarrasser le gouvernement islamiste pour d’autres, coup monté de l’ « Etat profond » (derin devlet) turc pour d’autres encore. En Turquie, l’« Etat profond » est une expression qui désigne l’alliance hétéroclite entre l’armée, l’administration, la mafia turque et des éléments de l’extrême droite fascisante, coalition pérenne qui détient véritablement le pouvoir.
Alliée à l’Occident pendant la guerre froide, la Turquie a, durant cette période, connu une ré-islamisation certaine de la société, de l’administration et même de l’armée, notamment à travers les confréries soufies. D’un côté, la Turquie est un pays « moderne » : l’individualisation des pratiques religieuses, la poussée des femmes dans la sphère publique, l’achèvement de la transition démographique (surtout à l’Ouest) sont des données à prendre en compte, et qui jouent en faveur d’une intégration européenne de la Turquie. De l’autre, le poids politique et électoral de l’islamisme turc est devenu une réalité sociologique qui indispose les Européens, malgré le discours finement pro-européen du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Sans parler du nationalisme martial qui irrigue toute la société turque, et qui peut froisser des Européens majoritairement pacifistes.
Cette résurgence de la violence islamiste tranche avec les manifestations des partisans de la laïcité qui se sont tenues récemment à Istanbul et à Izmir. Les manifestations laïcistes et l’islamisme politique turc témoignent du caractère heurté de la démocratisation du régime turc autant que des contrastes qui singularisent la société turque contemporaine, loin de se réduire à la caricature médiatique d’un « pays à 98 % musulman » homogène et monolithique. A l’heure où les pourparlers entre Ankara et l’Union européenne s’enlisent, le gouvernement paraît cependant incapable d’apaiser les tensions opposant le kémalisme laïc et la ferveur religieuse de l’islam politique.
Les élites intellectuelles et politiques pro-européennes et laïques de l’Ouest du pays sont médiatiquement agissantes, mais sociologiquement minoritaires. L’illusion de la Turquie laïque ne tient pas : il n’y a pas de séparation entre l’Etat et la religion, mais une instrumentalisation de l’islam sunnite par l’Etat. D’ailleurs, la Turquie dite profonde, méfiante à l’égard des élites occidentalisées, fait confiance au gouvernement de l’AKP, qui a investi les bidonvilles des métropoles et les campagnes reculées. De son côté, le milieu des affaires a apprécié la libéralisation des premières années du gouvernement Erdogan.
Contrairement à ce qui est souvent répété, les Turcs n’ont pas encore vraiment choisi entre l’Europe et l’islamisme militant – ou bien peut-être ont-ils choisi les deux.