Les chiffres officiels indiquent que 129 personnes ont perdu la vie, tandis que 1700 autres auraient été blessées par la brutale répression qui s'est abattue sur les manifestants. Il est fort probable que ce bilan officiel soit sous-estimé. Quel que soit le nombre de victimes, un certain nombre de questions lourdes et dérangeantes méritent d'être posées. Sont-ils morts pour rien ? Ou leur mort servira-t-elle à quelque chose ? La réponse peut sembler évidente. Certains diront, sans hésiter : «Oui, ils ont sacrifié leur vie pour une cause noble, celle de la liberté, de la démocratie et de la justice». Il convient cependant de garder à l'esprit que le résultat de ce sacrifice dépendra de la mobilisation des survivants pour que les promesses faites soient tenues. Si le changement reste une fiction et ne devient pas une réalité, il faudra tirer la conclusion que le sacrifice aura été vain. Garder cette hypothèse à l'esprit doit permettre de toujours se souvenir des martyrs et de continuer le combat pour la justice et la liberté dans un pays où l'histoire ne s'écrit que dans le registre du passif depuis bientôt 50 ans.
D'hier à aujourd'hui, la Guinée, jadis appelée les Rivières du Sud, perçue comme une terre pleine de promesses, objet de convoitises pour les puissances coloniales européennes et d'envie pour les pays voisins de la sous-région, notamment en raison des nombreuses ressources dont elle dispose, cette belle terre de Guinée ne finit pas de sombrer dans la crise, une crise qui semble devenir fatale et éternelle. Les derniers événements qui ont secoué le régime en place et ébranlé son fondement ont révélé une lassitude de la population face aux promesses jamais tenues du changement. Le peuple guinéen s'est fortement mobilisé et a crié son ras-le bol pour dire «Y’en a marre !», «Assez, c'est assez !».
Le «changement», voilà ce que demandent les Guinéens. Des centaines de jeunes innocents ont été tués par les forces de l'ordre du pouvoir en place. Les syndicats ont maintenu la pression et ont exigé des concessions de la part du pouvoir. Sentant la menace de sa perte imminente, le Général Président, Lansana Conté, a accepté de nommer un nouveau Premier ministre dit «de consensus» qui a formé son gouvernement. Les guinéens se sont donc remis à rêver, à espérer. Oui, le changement est bien possible, même en Guinée. Il faut le vouloir et se battre pour créer les conditions de sa possibilité et de sa réalisation. Toutefois, il ne faudrait pas perdre de vue trois choses importantes qui sont même des évidences pour certains.
1. On ne change pas une société par décret. Il n'y a pas de solutions magiques pour réaliser le changement. Le changement est avant tout un processus qui s'inscrit nécessairement sur le long terme. Il faut donc beaucoup de volonté, mais aussi du courage politique, pour impulser cette dynamique de changement au sein de la société globale.
2. On ne fait pas du neuf avec du vieux. Il peut être tentant, voire même réconfortant de croire avec Descartes que «la sagesse ou le bon sens est la chose la mieux partagée au monde» et que, par conséquent, les pouvoirs autoritaires peuvent faire preuve de sagesse et tirer les leçons des crises qu'ils traversent pour améliorer leur mode de gouvernance. Cependant il ne faut pas se tromper sur la nature du régime guinéen et sur les hommes qui y ont accaparé le pouvoir depuis que le pays est devenu indépendant. Il faut certes accorder le bénéfice du doute aux hommes qui ont été choisis par Monsieur Kouyaté mais il convient de ne pas oublier que, pour la plupart, il s'agit d'hommes qui sont issus du même système en place. Certains ont servi la tyrannie de Sékou Touré avant de se mettre au service de Lansana Conté. Il faut donc espérer qu'ils ont compris le message du peuple. Le gouvernement Kouyaté n'a pas droit à l'erreur. Il doit absolument réussir pour redonner confiance aux guinéens.
3. Les jeunes qui ont péri sous les balles de l'armée guinéenne au cours des derniers mois n'ont pas sacrifié leur vie pour que certaines personnes puissent accéder au pouvoir juste pour donner au régime en place une nouvelle image et perpétuer les pratiques du passé. Comme l'a si bien dit l'écrivain Tierno Monenembo dans un de ses textes, les jeunes qui sont morts n'ont pas sacrifié leur vie juste pour obtenir de l'électricité, de l'eau courante ou la baisse du prix du riz. Ce qu'attendent les guinéens, dans les campagnes comme dans les villes, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays, c'est avant tout une autre façon, une nouvelle façon de gouverner. «Accontability», ce terme anglais intraduisible mais proche de «responsabilité», voilà la nouvelle exigence. Le mal des États africains en général, et de la Guinée en particulier, réside dans cette absence d'«accountability» des gouvernants. Personne ne rend compte de ses actes. Comble de malheur, les plus incompétents et les plus corrompus peuvent en même temps se permettre d'être arrogants. Il est temps que chaque personne qui exerce des responsabilités gouvernementales, à quelque niveau que ce soit, rende compte et réponde de ses actes. Mettre un terme à l'impunité et à l'irresponsabilité, d'abord au niveau des gouvernants mais aussi chez certains citoyens, c'est le premier défi du gouvernement Kouyaté. Il s'agit d' instaurer une nouvelle culture politique qui devra fondamentalement changer les mentalités, aussi bien celle des gouvernants que celle des gouvernés.
Une autre chose qu'il faudrait rappeler, c'est le lien direct entre le régime autoritaire du Général Lansana Conté et le régime tyrannique de Sékou Touré. Pour les opposants au régime de Conté, la critique se limite de plus en plus à dénoncer l'incompétence et la corruption qui gangrènent le pouvoir en place. Il est devenu fréquent d'entendre dire que depuis les 5, 10, voire 20 dernières années «la Guinée connaît une crise sans précédent». Ceux qui font ce genre de déclarations, hommes politiques ou intellectuels, ne remontent jamais plus loin que 1984, date d'arrivée au pouvoir du Général Conté après la mort du tyran Sékou Touré. Ce faisant, on accrédite de plus en plus la thèse selon laquelle, sous Sékou Touré les choses allaient probablement mieux qu'aujourd'hui. Cette thèse défendue par des nostalgiques du PDG et certains intellectuels révisionnistes est très dangereuse. Il faudrait faire très attention et veiller à ne pas y succomber. Il faut bien rappeler, et on ne le dira jamais assez, que si Lansana n'est pas un démocrate son régime n'est pas pire que celui de son prédécesseur. Dire cela n'équivaut pas à approuver ce régime, bien au contraire.
En vérité la Guinée n'est jamais sortie de la crise depuis qu'elle a arraché fièrement son indépendance en votant NON au référendum que le Général de Gaule avait proposé en 1958 aux ex-colonies françaises d'Afrique pour choisir entre l'intégration dans une communauté franco-africaine et l'indépendance. La Guinée, dans l'unité, avait dit NON et choisi son indépendance. Malheureusement, pour le peuple de Guinée, le leader charismatique, héros de l'indépendance nationale, nationaliste convaincu, Sékou Touré, se révélera un prédateur plus dangereux que le système colonial. Mal inspiré par la fascination qu'exerçait sur lui le système totalitaire stalinien, il s'est vite érigé en despote cruel et a anéanti tous les espoirs du peuple de Guinée de vivre dans la liberté et la prospérité. Plus soucieux du renforcement, de la conservation et de la pérennité de son pouvoir personnel que d'autre chose, Sékou Touré a mis en place un système totalitaire dévoué à assouvir sa soif de pouvoir et sa folie de grandeur. Nul besoin de rappeler ici que nombreuses furent les victimes de cette tyrannie dont le sinistre camp Boiro (http://www.campboiro.org/) représentait le symbole le plus fort. Dans ce camp de la mort, un «Auschwitz guinéen», c'est tout le peuple de Guinée qui a été exterminé.
Face à un bilan aussi macabre que celui du régime touréen, il ne faut surtout pas succomber à la tentation de se limiter à une analyse superficielle basée sur des arithmétiques sordides en se contentant d'établir un lien entre les victimes et leur identité. Certes, il ne faut pas fermer les yeux sur cet aspect du sujet car il est indéniable que les différentes communautés n'ont pas été également touchées par la terreur de ce régime, même si, par ailleurs, on ne peut pas établir une hiérarchie dans la souffrance humaine. Toutefois, se focaliser uniquement sur l'identité des victimes, leur appartenance ethnique, serait se tromper de perspective et ne pas comprendre la nature du régime touréen. C'était avant tout un régime totalitaire qui refusait fondamentalement la contradiction. À l'intérieur d'un tel système, toutes les voix discordantes ou supposées l'être sont vite étouffées. C'est pour cette raison qu'il convient d'étudier cette page sombre de l'Histoire du pays sans passion mais avec raison et lucidité pour en tirer les leçons, afin de construire une nouvelle société plus démocratique, plus tolérante et plus ouverte. La réconciliation nationale ne saurait faire l'économie de ce travail sur la mémoire. Travailler sur la mémoire et réconcilier les victimes et les bourreaux, cela aussi est un défi pour la classe politique guinéenne.