Retenus en Libye par la Cour suprême libyenne, pour avoir «délibérément inoculé le virus du VIH à 400 enfants libyens», les infirmières et le médecin bulgares ont longtemps clamé leur innocence dans ce dossier judiciaire. Leur libération, survenue le 24 juillet 2007, a mis fin à plus de 8 années de privations, de pressions judiciaires et de désespoir. Cet événement politique fût accueilli, à travers la communauté internationale, par un immense soulagement. En effet, l’entremise diplomatique fut sollicitée en permanence dans le cadre d’une affaire au cours de laquelle la «négociation» fut le maître mot.
Outre l’émotion générée par la libération des captifs, une question demeure : celle du prix, à savoir l’élément décisif qui aurait débloqué la «situation». Cette interrogation est, aujourd’hui, nécessaire tant l’agrément du colonel Kadhafi était inespéré après plusieurs années de conciliabules et d’efforts diplomatiques. En d’autres termes, quel fut le prix à payer, au sujet d’une action politique saluée, mais singulièrement placée au centre d’enjeux politiques et géostratégiques ?
Les explications avancées par un des principaux acteurs de la libération des infirmières, nous permettront de faire un premier point sur l’ampleur des enjeux (I). Il s’agit de Saïf-Al-Islam Kadhafi, fils aîné du chef d’Etat libyen, intervenu dans «l’affaire des infirmières» à travers sa fondation caritative.
Quant à l’existence de contrats commerciaux, portant sur les oléoducs libyens et l’achat de matériels militaires, elle constituera la deuxième partie des monnaies d’échange concédées pour obtenir la libération des soignants (II).

I - LES DÉCLARATIONS DE SAÏF-AL-ISLAM KADHAFI : UN PREMIER ÉCLAIRAGE SUR LES DESSOUS DE LA LIBÉRATION DES INFIRMIÈRES BULGARES
Le processus ayant conduit à la libération des infirmières bulgares a, tout d’abord, été marqué par le silence ou les discours contradictoires des personnalités politiques internationales, à l’image du chef d’État français Nicolas Sarkozy, du ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner et de M. Hervé Morin, ministre de la Défense. Outre le quiproquo survenu au sujet de l’action «opportuniste» de la France face à l’engagement de l’Union Européenne, une voix s’élèvera pour faire la lumière sur les non-dits de la libération des infirmières.
Au cours d’un entretien accordé au quotidien français Le Monde (jeudi 2 août 2007), le fils du président libyen Mouammar Kadhafi, Saïf-Al-Islam, reconnaîtra ouvertement que les «infirmières bulgares ont malheureusement servi de boucs émissaires. (…) La Libye a obtenu un bon deal (…). C’était une histoire compliquée. Une grande pagaille. Avec beaucoup de joueurs. Il a fallu satisfaire tous les joueurs».
Les prises de position du fils aîné du colonel Kadhafi survenaient au cours d’une période durant laquelle l’opacité autour des dessous de «l’affaire» était totale. Elles furent confirmées par le chef du renseignement bulgare au cours de la même période. Le lundi 30 juillet 2007, le général Kirov soulignera devant la presse nationale, qu’une vingtaine de pays, dont le Royaume Uni et des États Arabes avaient directement contribué à la libération des infirmières et du médecin d’origine palestinienne.
L’implication politique et diplomatique de diverses autorités internationales, européennes et arabes est aujourd’hui difficilement contestable. Servait-elle exclusivement la mise en œuvre du principe de la «défense des droits de l’Homme et des plus faibles» ou obéissait-elle à des préoccupations géopolitiques et financières ? La réponse à cette question est double. En effet, au début des années 2000, aucune issue dans la libération des infirmières ne semblait perceptible. Selon de nombreuses sources politiques, le colonel Kadhafi n’a, de cesse, tenté d’obtenir un retour équivalent aux dédommagements fournis à la suite du procès de Lockerbie.
Dès lors, deux éléments entraient en jeu dans ce contexte :
- l’obtention d’une demande d’extradition en faveur d’un agent libyen, Abdel Basser Ali-Megrahi, condamné à la prison à vie au Royaume Uni pour son rôle dans l’attentat contre l’avion de la compagnie Pan Am, en 1988, au dessus de Lockerbie ;
- le dédommagement des 460 victimes libyennes atteintes du VIH, ceci à la hauteur des sommes allouées aux familles des victimes de l’attentat du DC 10 d’UTA, en 1989, soit plus de 400 millions de dollars.
Le lien entre les deux approches et les deux événements tragiques était réel. Le chef d’État libyen tenait, en cette occasion, une immanquable opportunité pour marquer la communauté internationale de ses ambitions personnelles et étatiques.
Au cours de l’exécution de ces deux requêtes, les services secrets britanniques interviendront de manière quasi exclusive. Cette exigence fût confirmée par Saïf-Al-Islam Khadaffi, aux journalistes du Monde, le 2 août 2007. Il affirmera : «Nous allons bientôt avoir un accord d’extradition avec le Royaume Uni (…). Nos gens étaient à Londres il y a un mois environ. (…) Entre l’affaire Ali-Megrahi et celle des infirmières, nous avons établi un lien. Nous avons aussi accepté que le dossier soit traité au niveau bilatéral, entre la Libye et le Royaume Uni, alors qu’on demandait auparavant que cela fasse partie des discussions au niveau européen».
Si l’extradition de l’ex-agent libyen n’a toujours pas été conclue entre les deux États, l’autorisation qui lui fut accordée par la commission judiciaire écossaise, le 28 juin 2007, à faire appel pour la deuxième fois de sa condamnation à la prison vie, augure une issue favorable. Cette décision symbolique sera confirmée ou infirmée lors de la prochaine comparution d’Abdel Basser Ali-Megrahi devant la justice écossaise.
Alors que Mme Sarkozy déclarait au quotidien français L’Est Républicain, le caractère humanitaire de son action, dont une «aide médicale» en faveur de l’hôpital de Benghazi, l’élément judiciaire que nous venons d’évoquer, constituait l’un des éléments décisifs dans la réalisation du processus de libération. En parallèle, la signature de contrats commerciaux avec la Libye traduisait l’autre volet des contreparties, permettant d’obtenir définitivement la libération des infirmières bulgares.

II – LA SIGNATURE DE CONTRATS COMMERCIAUX ENTRE LA LIBYE ET LES PUISSANCES OCCIDENTALES : LE VOLET PRIORITAIRE DANS LA LIBÉRATION DES INFIRMIÈRES BULGARES
Longtemps mise au ban comme État «infréquentable» et sous embargo, la Libye a opéré un retour en force dans les relations internationales grâce à l’affaire des infirmières bulgares. Dirigé par un fin stratège, cet État, retenant les soignants depuis 1999, placera devant les dirigeants internationaux sa principale personnalité politique : le colonel Muammar Kadhaffi. Sur cette base, les puissances européennes et anglo-saxonnes seront contraintes d’adresser leurs demandes de libération des infirmières au chef d’État libyen. Ce dernier, prêt à réinvestir l’espace géopolitique international, mettra en avant sa volonté de moderniser la Libye et de se doter des dernières technologies en matière d’armements et de défense.
Parallèlement, conscients des potentialités libyennes sur le plan énergétique, les États-Unis, le Royaume Uni et la France modifieront leur politique étrangère et commerciale vis-à-vis de la Libye. Désormais, l’entente était claire et sans réserves. La libération des infirmières et du médecin bulgare serait obtenue, à conditions de satisfaire les demandes formulées par toutes les parties, furent-elles déconnectées du principal dossier qui les réunissait.
Les États-Unis marqueront, en premier, leur soutien au régime libyen, dès 2000, en la retirant de la liste des États dits «voyous» et en multipliant les accords de privatisation des entreprises nationales, ce qui fut le cas, au cours du mois de mai 2007, avec le rachat par le Fonds d’investissement américain Colony Capital, pour 2,6 milliards d’euros, de 65% des actifs étrangers de Tamoil, compagnie de distribution de pétrole appartenant à la Libye.
L’Union Européenne emboîtera le pied à la première puissance mondiale en levant, en 2004, l’embargo européen sur la vente d’armements à la Libye.
À la fin du mois de mai 2007, c’est le Royaume Uni qui manifestera, sans ambages, sa volonté de renouer avec la Libye, grâce à l’exploitation de son sous-sol. Les membres du groupe BP profiteront de la visite officielle du premier ministre britannique Tony Blair, en Libye, pour conclure un contrat de prospection gazier avec la National Oil Corporation (NOC). Le montant de la transaction était estimé à 900 millions de dollars.
Quant à l’État français, ses nouvelles autorités politiques confirmeront, en juillet 2007, leur souhait de profiter de cette vaste manne financière et commerciale. La stratégie qui fut préconisée, était le rapprochement des entreprises françaises avec le régime politique libyen, ceci dans un secteur spécifique : la vente d’armes et de hautes technologies dans le domaine de la défense. Si des «prises de contact» avaient été réalisées, selon le ministre de la Défense, Hervé Morin, depuis de nombreux mois, le processus de libération des infirmières bulgares a accéléré les négociations commerciales engagées par les entreprises françaises.
Sagem, Thalés, EADS, AREVA, leaders dans le domaine de la défense et de l’industrie de l’armement, verront leurs représentants multiplier, en août 2007, les déplacements à Tripoli, auprès des autorités libyennes. L’accord-cadre de partenariat global conclu, pour une durée de «dix années renouvelables», entre le ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, pour la France et le Secrétaire du comité populaire général de liaison extérieur et de coopération internationale, Abdurrahman M. Chalgam pour la Libye prévoyait parmi ses dispositions :
- les échanges d’informations sur les concepts, les principes et les meilleures méthodes militaires actuelles et futures ;
- la protection et l’encouragement des investissements communs dans le domaine de la défense entre les institutions françaises et leurs homologues en Grande Jamahiriya ;
- l’acquisition de différents matériels militaires et systèmes de défense.
Si le silence a longtemps plané, du côté français, sur le montant et la nature des transactions commerciales, les responsables libyens indiqueront, avec fierté, l’achat de missiles antichar Milan à MBDA et d’un système de communication radio à EADS, pour des montants atteignant respectivement de 168 et de 128 millions d’euros.
La mise en lumière de ces divers échanges commerciaux ne tend pas à remettre en cause la logique marchande et financière qui domine actuellement les marchés de biens et de produits. Cependant, cette approche devrait être soumise à quelques principes (la morale et l’éthique), qui, malencontreusement, sont limités par la valeur-clé du XXIème siècle : l’argent / le profit.
Néanmoins, toute argumentation justifiant le bien-fondé économique de ces actions commerciales, demeure critiquable, lorsque la mémoire des victimes de crimes internationaux est encore vivace au sein de nombreux pays du sud. Ceci, en référence aux déclarations du président Français qui affirmait, en août 2007 : «On va me reprocher de trouver du travail pour les ouvriers français ? Les Libyens vont dépenser quelques centaines de millions d’euros pour faire marcher les usines en France et je devrais m’en excuser ?».
Personne ne conteste les difficultés actuelles de l’économie française, ni le taux de chômage qui prévaut dans certaines régions de l’Hexagone. Simplement, le chef d’État français oublie que la fonction de président de la République nécessite une multitude de qualités, dont celle de connaître l’Histoire. Muammar Kadhafi n’est pas une personnalité couronnée de toutes les vertus. Sa montée en puissance, au cours des années 1980-1990, notamment à travers la mise en place de son mouvement idéologique ne s’est pas réalisée dans la quiétude et la paix des peuples. Son soutien indéfectible, tant sur le plan militaire que financier, à des mouvements de rébellion dits «révolutionnaires», a provoqué l’explosion de guerres civiles et de violences qui ont marqué les États d’Afrique de l’Ouest.
Les populations civiles sierra-léonaises et libériennes connaissent parfaitement l’identité et les actions de celui qui fut le souteneur du tandem Charles Taylor, ancien président du Libéria - Foday Sankoh, ancien leader du redouté Front Révolutionnaire Uni (FRU).
De 1989 jusqu’à la fin des années 1990, l’appui du colonel Mouammar Kadhafi au Front Patriotique National du Libéria (FPNL) et du Front Révolutionnaire Uni fut à l’origine d’innombrables crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, par ailleurs poursuivis par le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone.
Rendre fréquentable un individu impliqué dans les pires conspirations et soupçonné d’avoir entraîné des criminels de guerre, tels que Charles Taylor, ceci par la signature de contrats d’armements, relève de l’inconscience, voire de l’absence de moralité. Dès lors, l’impact des contrats commerciaux conclus entre les grandes puissances occidentales et la Libye dépasse largement le cadre d’échanges marchands, furent-ils à l’origine de «centaine d’emplois». Les dispositions de ces actes illustrent, fondamentalement, la primauté du business sur le sort d’innocents et sur l’incrimination légitime d’individus responsables des pires exactions et d’actes mafieux.
Puisse la future commission d’enquête parlementaire, dont la mise en place est prévue en octobre 2007, aller jusqu’au bout de son objectif, à savoir le décryptage d’un processus aux multiples enjeux.

Mode de citation : Moustapha B. SOW, «La libération des infirmières bulgares : la défense des droits de l’Homme sous le poids des réseaux et des contrats», MULTIPOL - Réseau d'analyse et d'information sur l'actualité internationale, 28 septembre 2007.