Le 17 octobre 2007, le Parlement turc autorise, pour une durée d’un an, l’armée à mener des opérations en Irak pour en déloger le PKK. Deuxième force militaire de l’OTAN, l’armée turque masse à la frontière des troupes et des blindés et les chasseurs F-16 et les hélicoptères Cobra cherchent, par des bombardements dits ciblés, à déloger les quelque 5 000 guérilleros du PKK, embusqués sur les hauteurs inexpugnables du mont Qandil, à l’extrême nord-est de l’Irak. Le 28 novembre, le gouvernement d’Erdogan autorise l’armée à pénétrer en Irak. Grâce aux renseignements américains et malgré les appels à la retenue des Européens, les Turcs s’attachent d’abord à bombarder les bases du PKK au Kurdistan irakien.
Le 21 février 2008, des troupes et des blindés turcs pénètrent en territoire irakien : précédés de raids aériens et de tirs d’artillerie, quelque 10 000 hommes entrent en Irak pour en chasser les maquisards kurdes et les empêcher de revenir en Turquie pour y mener leurs opérations. Ankara argue de son souci de lutter contre l’« organisation terroriste », ainsi qu’on appelle le PKK dans le sérail turc. Les pertes se chiffrent déjà par centaines des deux côtés. Mais la traque au PKK voile un autre enjeu pour les Turcs.
Il est clair en effet qu’Ankara cherche également à enrailler l’émergence d’une entité kurde indépendante de fait, quitte à déstabiliser son voisin du sud. Depuis 1991, les Kurdes irakiens connaissent, grâce à l’appui américain, autonomie, sécurité et prospérité. En 2003, les forces kurdes irakiennes ont aidé Washington à renverser Saddam Hussein. Mais les Américains sont également alliés aux Turcs, qui voient d’un mauvais œil cet Etat kurde croupion au sud-est de leur pays. L’idée autonomiste pourrait agiter « leurs » Kurdes. Avec le feu vert donné par la Maison Blanche à l’opération turque, il semble que les Américains, de leurs deux alliés (kurde irakien et turc), aient préféré le plus puissant, au risque d’une confrontation armée entre les combattants kurdes irakiens et les militaires turcs.
Avec cette invasion, la Turquie commet une erreur politique mortelle. Le nationalisme turc, chauffé à blanc par les injonctions bruxelloises et la guérilla du PKK, n’a jamais été aussi intolérant à l’égard des Kurdes, assimilés à la poignée de guérilleros kurdes. Pour les Turcs, le militantisme kurde est un séparatisme masqué qui vise à saper les fondements de la République kémaliste une et indivisible : ainsi, les élus kurdes du Parti pour une société démocratique (DTP) sont accusés de collusion avec le PKK afin d’œuvrer au démembrement du pays. Pour beaucoup, il n’y a pas de question kurde en Turquie, mais une question de terrorisme, que seule l’option militaire peut éradiquer. Ankara refuse de répondre aux appels du PKK en faveur d’un cessez-le-feu : reconnaître le PKK, ce serait déjà admettre qu’il y a un ennemi avec lequel dialoguer, et non du terrorisme à combattre. Les Turcs rejettent toute idée de reconnaissance constitutionnelle de l’identité kurde et d’autonomie dans le cadre d’une Turquie fédérale.
L’inquiétude et la colère dominent chez les Kurdes de Turquie. D’une part, ils craignent de subir des représailles, non seulement au Kurdistan de Turquie, mais aussi dans les grandes villes turques de l’Ouest : Istanbul est la première ville kurde de Turquie. D’autre part, les répercussions économiques d’une intervention militaire prolongée en Irak seraient catastrophiques pour les zones kurdes, déjà économiquement sinistrées. Ce décrochage économique du « Sud-Est anatolien » par rapport au reste du pays encourage d’ailleurs une jeunesse sans avenir à rejoindre les rangs des groupuscules extrémistes comme les Faucons de la liberté du Kurdistan (parti kurde illégal). Pis : suite à l’incursion turque en Irak, des cadres du PKK ont, de manière irréfléchie, harangué les militants kurdes à passer à l’action violente dans les métropoles turques. La question kurde pourrait embraser tout le territoire.
La Turquie ne sortira qu’affaiblie de cette épreuve de force avec le PKK. Au contraire, cette politique aventuriste en Irak compromet encore davantage la cohésion nationale du pays, candidat à l’entrée dans l’Union européenne. Seule la négociation entre les deux parties peut permettre une solution politique viable aux crispations nationalistes qui rongent la Turquie.