Ce qui fait débat au sein de la classe politique turque, c’est qu’il s’agit d’une atteinte au principe de laïcité tel qu’entendu en Turquie et dont le contenu a été déterminé par Atatürk, principe auquel l’Armée est particulièrement attachée et qui est donc susceptible d’entraîner de sa part une réaction dont on ignore la teneur.
Cette révision pose une triple question.
1. Qu’est-ce qui trouble les observateurs français à propos de cette liberté de conscience exprimée par des étudiantes, a priori majeures, nouvellement acquise par les Turcs, et pourtant en vigueur dans nos propres universités depuis 1905 (sous réserve des précisions données par le Conseil d’Etat, notamment en ce qui concerne les enseignants) ?
2. Cette révision cache-t-elle une volonté de donner une liberté plus générale du culte, en particulier musulman, qui correspondrait à une réalité sociologique du pays ? C’est en tout cas ce que craint l’opposition à cette réforme. Les forces du camp laïc, en premier lieu l'armée, les juges et les universitaires, s'opposent à cette réforme dont ils redoutent, en effet, qu'elle n'entraîne une légalisation du voile dans les administrations et les collèges et lycées où il reste interdit. Ils craignent aussi un renforcement des pressions sociales et religieuses sur les femmes pour qu'elles portent le foulard dans ce pays musulman à 99%.
3. Dans l’hypothèse où la réponse à la question 2 serait « oui », qu’est-ce que cela implique ? Les religions musulmanes ayant tendance à joindre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, cela aurait-il des effets sur une éventuelle incursion des religieux dans le pouvoir politique turc ? Sur ce point, la réponse n’est guère aisée, en particulier à ce stade, mais on peut déjà dire que l’AKP, parti musulman modéré, ne semble pas susceptible d’aller si loin, même si l’opposition craint que "Ce qui se passe aujourd'hui au parlement consiste à éliminer le régime républicain et à le remplacer par la bigoterie" (Gokhan Gunaydin, l'un des organisateurs des manifestations contre la réforme constitutionnelle). La révision constitutionnelle en question reste en effet une révision de compromis : elle n’autorise que le foulard traditionnel, c’est-à-dire léger et nouer sous le menton.
La réponse à la question 1. laisse supposer que les observateurs français craignent vivement une telle dérive, notamment dans l’hypothèse d’une adhésion future de la Turquie à l’Union Européenne, mais aussi parce qu’elle pose la question de la compatibilité entre une laïcité de liberté et d’indépendance (à la française, la laïcité « version turque » étant plus une laïcité de direction par l’Etat de la sphère religieuse) et la tendance de la religion musulmane à se mêler du pouvoir temporel.
Pour entrer en vigueur, la révision constitutionnelle doit être entérinée par le Président Abdullah Gül, un ancien membre du parti islamo-conservateur au pouvoir, qui n'a encore jamais rejeté de texte soumis par le Gouvernement ; la question qui se pose alors, au vu des inquiétudes des observateurs européens, est de savoir si l’adhésion à l’Union européenne représente, pour le Président Gül, un enjeu plus important que la liberté religieuse dans l’enseignement supérieur. A moins qu’il ne soit tenu en otage par un électorat décidé à remettre en cause la laïcité turque. On observera toutefois que les manifestations organisées ces derniers jours à Istanbul et à Ankara contre la réforme constitutionnelle sont susceptibles de lui donner une certaine liberté d’action. A travers la décision du Président Gül, c’est le voile sur ses véritables projets pour la Turquie moderne qui sera bientôt levé.
Enfin, il semble intéressant de souligner que cette évolution du contenu de la laïcité en Turquie et des relations entre l’Etat et la religion est une expérience capitale qui renvoie aux défis sociologiques qui se jouent en ce moment en France et en Allemagne. Sans doute une observation continue de l’évolution de ces rapports serait, pour ces deux pays, riche en enseignements…