Le 2 juillet à La Haye a été célébré le 10e anniversaire du traité de Rome instituant la Cour pénale internationale (CPI). Il a été fait bien sûr état des succès diplomatiques, judiciaires et organisationnels qui ont marqué cette dixième année : 107 Etats ayant ratifié le traité ; les premières mises en accusation ; les premiers mandats d’arrêt et le premier procès en vue. Bref, une institution en ordre de marche. Et pourtant, les choses sont loin d’être aussi simples, malgré les atouts qui font de cette institution un des remparts rêvés depuis longtemps par l’humanité pour lutter contre les crimes de masse et l’impunité de ceux qui les ordonnent ou les commettent.
Force est de constater qu’en l’espace de quelques mois, la cour a révélé nombre de faiblesses dont certaines ne peuvent se réduire à l’antienne répétée à l’envi : «L’institution n’a que six années d’exercice effectif». Il me paraît plus que nécessaire et urgent de prendre conscience de ces faiblesses structurelles, surtout à la veille de la première conférence de révision des règles statutaires et procédurales, prévue pour 2009.
L’exemple du processus judiciaire entourant la mise en œuvre du premier procès (Thomas Lubanga Dyilo, ressortissant de la République démocratique du Congo) me paraît significatif de dysfonctionnements qui risquent de marquer durablement le fonctionnement de la cour. Sans entrer dans les détails, force est de constater que, pour des difficultés tenant, à mon sens, à la trop grande complexité de la procédure, une décision de mise en liberté de l’accusé (arrêté depuis plus de deux ans !) a dû être prise.
Si en soi cela n’a rien de choquant, quelques interrogations se posent à travers cette affaire. Sur la procédure bien sûr. Mais aussi sur la politique pénale, trop dépendante, des Etats parties au Statut de Rome, et qui n’a visé que des situations en Afrique - certes humainement désastreuses - mais qui risquent à terme de faire de la cour un instrument au service de dirigeants aux intentions peut-être ambiguës. A quand, à cet égard, une saisine d’initiative propre émanant du procureur ?
Prenons garde à ne pas transformer la cour en une sorte de «monument-alibi» à la bonne conscience universelle et sommeillant sur quelques procès prétextes !
Que peut-on proposer pour améliorer l’image et l’efficience de la cour ? Je suggérerai des réformes abordables dans le cadre de la renégociation des règles statutaires et procédurales. Mais c’est dans une vision à plus long terme que le rôle et le fonctionnement de la CPI devraient être repensés. J’insisterai d’abord sur le processus judiciaire concernant les enquêtes du procureur : fixation de délais stricts dans l’administration de la preuve et leur communication à la défense par exemple ; participation mieux organisée des témoins-victimes.
Ensuite, la politique pénale ne devrait viser que les grands leaders, les autres suspects potentiels devant être jugés dans leur pays respectif, ce qui est conforme d’ailleurs à l’esprit et à la lettre du statut. Les plus récentes nouvelles en provenance de La Haye annonçant une mise en accusation de génocide assortie d’une demande de délivrance d‘un mandat d’arrêt contre le chef d’Etat du Soudan doit être saluée.
Mais ne nous y trompons pas, cette saisine de la CPI sur le Darfour nous vient du seul Conseil de sécurité, montrant à l’évidence la dépendance politique de l’institution. N’évoque-t-on pas d’ailleurs la possible suspension par le Conseil de sécurité de cette mise en accusation ? Ne pourrait-on développer une action diplomatico-judiciaire tournée davantage vers les «pays moteurs» ceux du Conseil de sécurité, au premier rang desquels pourrait figurer les Etats-Unis, dont l’abstention audit Conseil a été justement déterminante pour la saisine de la CPI sur le Darfour ?
Au-delà de ces réflexions à portée immédiate, la CPI nous oblige à nous interroger sur la justice internationale que nous voulons pour demain. Il ne s’agit en aucune façon de renoncer à une organisation judiciaire internationale et universelle mais n’est-ce pas conforme à l’esprit même du Statut de Rome que de faire en sorte que le plus grand nombre d’Etats assument la répression du crime international ?
- En amenant les Etats parties mais surtout non parties au statut à inclure, au moins dans leurs législations pénales internes, la définition des crimes internationaux et les modalités de leur poursuite telles que prévues au Statut de Rome.
- En développant en même temps le concept de compétence universelle (déjà prévu dans les Conventions de Genève de 1949 pour la répression des violations graves du droit humanitaire) permettant ainsi à chaque Etat de rechercher les suspects, de les remettre à un autre Etat, voire de les juger lui-même. Là réside, à mon sens, la véritable universalité de la justice pénale internationale.
- En séparant de façon nette justice du châtiment, et justice de la réparation.
- En envisageant (cela vient d’être décidé pour le tribunal pour le Liban) une certaine forme de procès par contumace.
Les pistes tracées ici ne sont que fragmentaires. Il y en a d’autres.
Soyons modestes en ne mésestimant pas les difficultés : qu’elles soient opérationnelles sur le terrain où les conflits sont toujours actifs ; diplomatiques pour une institution sans moyen de coercition qui lui soit propre et donc dépendante de la politique et de la coopération des Etats peu partageurs de leur autorité ; judiciaires enfin pour faire coexister des traditions et des systèmes juridiques différents.
Ces défis sont immenses. Pourtant, malgré son jeune âge, le moment de vérité n’est-il pas arrivé ?

« La CPI a 10 ans : tournant décisif ou non événement ? », Claude JORDA, ancien président du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et ancien juge à la Cour pénale internationale, Libération, 3 septembre 2008.