Or, depuis plus d’une décennie, avec une accélération sans précédent, des messes électorales sont célébrées annuellement sur le continent (1), avec des fortunes diverses. Cependant, un certain nombre de pays connaissent des entraves manifestes aux principes démocratiques par des manipulations constitutionnelles ou des obstructions aux processus électoraux. Acceptée dans son principe, la tenue d’élections concurrentielles présente de multiples dangers, au point que certains, les considérant comme une perte de temps et d’argent, ont préconisé leur suppression pure et simple. Ainsi, à l’enthousiasme naïf de sortie de la gangue monolithique succède le sombre diagnostic sur les processus électoraux.
L’Afrique reste un continent « chaud ». Pas seulement parce que le climat y est aride mais aussi et surtout à cause de la violence politico-militaire. L’élection sert-elle à réduire la violence ou bien est-elle l’étincelle d’où part l’incendie ? A quelles conditions l’élection peut-elle conjurer le « démon électoral » et éviter que la machine à frauder ne dérouler ces effets ? Pour comprendre les enjeux qui se cristallisent autour des élections, comment les élections sont ballottées entre les exigences politiques et juridiques, nous nous arrêterons d’abord sur la dialectique riche entre élections et paix avant de voir les réponses apportées par l’Afrique et par l’action internationale.

I. Les élections facteur de paix et de conflits

A. Elections et paix : duo ou duel ?

1. Les élections facteur de paix ?
Bien que certains n’aient pas hésité à prêter quelques vertus magiques aux élections, tant était fort le besoin de voir s’instaurer en Afrique un ordre politique respectueux de la souveraineté populaire, quelques doutes ont été émis à son encontre. D’aucuns les perçoivent comme une panacée aux crises politiques africaines, étant parfois assimilées à la démocratie elle-même. Les élections sont envisagées comme une occasion de reconstruction de l’univers politique, après le minuit de son histoire contemporaine, à travers une refonte des attitudes et des catégories. Si la transition de la guerre vers la paix peut déboucher sur une démocratisation, la transition des régimes autoritaires vers des régimes plus démocratiques peut inversement s’achever dans l’anarchie et le chaos.
Entre les deux situations, le double fardeau de la démocratisation et de la pacification peut se trouver bien lourd pour un pays en sortie de crise. La réussite de l’un n’implique pas automatiquement celle de l’autre. Partant d’une analyse de 66 expériences post-conflit, Collier, Hoeffler et Soderbom estiment à 40% le risque que présente une société post-conflit type au cours de sa première décennie pacifique.
On pourrait dire, en paraphrasant Béchir Ben Yahmed (2), que les élections sont à la paix ce que le sel est à la cuisine : un ingrédient nécessaire et dont il est facile d’abuser. Mais le sel ne fait pas un repas à lui tout seul. Ceux des peuples africains qui se contenteront des élections ne tarderont pas à s’apercevoir qu’ils sont restés sur leur faim. Des conditions juridiques ou légales, politiques, économiques, financières et sociales doivent être remplies pour garantir des élections démocratiques. Elles sont tributaires à la fois de l’environnement interne, régional et international.

2. La paix : condition déterminante des élections
Les élections démocratiques ne sont pas possibles sans la paix sociale, sans le silence et la neutralité des armes et des porteurs de kalachnikovs. L’on ne saurait, en effet, se rendre aux urnes et voter dans un climat de violence ; lorsque les armes crépitent de toute part, ou au plus fort moment des conflits ethniques. On ne saurait non plus voter librement lorsque le pays est sous la menace d’agression ou est envahi par une puissance étrangère. L’on comprend ainsi qu’une paix relative, la fin des hostilités et un début de réconciliation nationale aient été posés comme des préalables avant toute organisation des élections en RDC, au Liberia, ou en Côte d’Ivoire.
L’ironie est que les élections démocratiques qui doivent constituer un mécanisme de résolution pacifique des conflits armés et des crises politiques exigent elles-mêmes un climat de paix pour leur organisation. La paix doit donc exister à la fois en amont et en aval du processus électoral. Une telle évolution est souhaitable pour peu que l’UA place les droits de l’Homme au cœur du panafricanisme qu’elle prétend réaliser pour préserver les peuples africains des fléaux de la guerre, de la peur et de la misère.

B. Les élections facteur conflictogène
La vie politique africaine se structure autour d’un rendez-vous majeur : l’élection populaire du Président de la République. Cette élection peut être source de conflit, aussi bien en amont lors de la définition des règles du jeu, qu’en aval du processus électoral.
C’est d’abord au niveau de la définition des règles du jeu électoral que l’on remarque les premiers signes de désaccord et de crises politiques. Quand les lois ne sont pas en conformité avec la Constitution et les conventions internationales ratifiées par l’Etat, ne fixent pas des règles claires et consensuelles en ce qui concerne l’organisation des élections, le recensement des électeurs, la supervision, la surveillance et la conduite des élections, la proclamation des résultats et le traitement des contentieux électoraux, le démon électoral n’est pas conjuré. C’est à ce niveau que les premiers conflits naissent, lorsque les parties ne sont pas d’accord, et c’est également à ce niveau que les manipulateurs des élections, qui sont généralement les dirigeants au pouvoir, jettent les bases de la fraude électorale.
Un des problèmes majeurs des élections en Afrique résulte de l’alignement de l’armée (3), des services de sécurité et de l’administration qui se transforment en instruments de campagne du parti au pouvoir et de son chef. Une autre question fondamentale est celle du nombre des gouvernants qui s’ingénient, en toute légalité, à tailler la Constitution et la loi électorale « à la mesure de convenances politiques particulières », dans le dessein de verrouiller l’accès au pouvoir et d’œuvrer à leur pérennisation. Le changement constitutionnel imposé par Deby en 2004 pour lever la limitation du nombre de mandats présidentiels lui permettant de se présenter pour un troisième mandat aux élections de 2006 a donné à penser à certains que seule la force pouvait permettre l’alternance dans ce pays. Il en va de même de la modification de la Constitution camerounaise en avril 2008, permettant au président Paul Biya de se représenter aux prochaines élections. C’est le cas encore en Côte d’Ivoire lorsque, pour la première fois en 2000, l’ivoirité accède à la dignité constitutionnelle. L’Ouganda a connu en 2005 un amendement constitutionnel visant à supprimer les limites pesant sur le mandat présidentiel et à permettre au président Yoweri Museveni de continuer à occuper ses fonctions au-delà des deux mandats permis par la Constitution précédente. De la même manière, le ZANU-PF au Zimbabwe a manipulé la Constitution en 2000 pour donner au président Robert Mugabe un accès illimité au pouvoir.
Ces formes de délinquance normative compromettent frontalement l'état de démocratie. La limitation des mandats apparaît en Afrique comme un progrès politique substantiel, évacuant toute tentation de providentialisme politique et évitant une longévité à la tête de l’Etat qui, quoi qu’on en dise, ne peut qu’être sclérosante à terme (4).

II. Les réponses africaines et internationales aux crises électorales

A. Les réponses africaines

1. La Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance
Le système régional africain des droits de l’Homme est souvent décrit par sa pauvreté normative et son inefficacité institutionnelle. La Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, adoptée l’UA le 30 janvier 2007, se fonde sur quatre domaines prioritaires principaux : la démocratie, les droits de l’Homme et l’État de droit, les élections et institutions démocratiques, l’interdiction des changements inconstitutionnels de gouvernement et la gouvernance politique, économique et sociale. On peut alors se demander si cette nouvelle Charte n’aurait que le mérite d’exister ou si elle contribue à une amélioration substantielle des bonnes pratiques étatiques pour le renforcement de la démocratie, de la bonne gouvernance et de la sécurité humaine en Afrique. En effet, on peut faire valoir que l’ensemble de la Charte sur la démocratie est un développement du droit, prévu à l’article 13 du CADHP, de chaque citoyen « à participer librement à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis conformément aux dispositions de la loi ».
Bien que celle-ci n’ait pas encore été ratifiée par les vingt cinq pays signataires, on doit noter que le consensus qui s’est dégagé au moment de son adoption ne s’est pas encore traduit dans la pratique des Etats. Faut-il simplement en déduire que cette construction normative aléatoire ne témoigne que de la vertu pédagogique de la Charte, en quelque sorte des balises éthiques qui éclairent la conception africaine en la matière ? Les moyens proposés pour garantir la mise en œuvre de la Charte laissent beaucoup à désirer.
2. Le système africain de protection des droits de l’Homme
Le système africain de protection des droits de l’Homme est essentiellement, sinon fondamentalement basé sur la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples. Dans les démocraties africaines émergentes, des adversaires facilement identifiables ont été légalement privés de compétition. De l'opposant Ouattara en Côte-d'Ivoire à Bernard Koleras au Congo-Brazzaville, la volonté manifeste d'exclusion de certains gouvernements conduit parfois aux violences qui provoquent des violations massives des droits de l'Homme.
Une affaire a particulièrement marqué la vie de la Commission africaine des droits de l’homme : c'est le cas de M. John K. Modise contre le Botswana (communication 97/93). Dans cette affaire, le Botswana déniait au plaignant la citoyenneté botswanaise qu'il était censé avoir par les liens du sang. Né d'un père botswanais, immigré en Afrique du Sud, M. Modise a grandi au Botswana où il est revenu très jeune après le décès de ses parents. En créant un parti politique d’opposition, en 1978, il est déclaré « immigré indésirable» et a été déporté vers l'Afrique du Sud. Revenu au Botswana, il est de nouveau arrêté et déporté sans jugement, alors même qu'il n'avait pas la nationalité sud-africaine. Il fut expulsé de l'Afrique du Sud et admis au Botswana sur une base humanitaire Le gouvernement finira par le naturaliser en 1995. Mais le requérant refusa cette procédure, car il se considérait comme citoyen botswanais de naissance ayant le droit de se présenter à l'élection présidentielle. Dans ses conclusions, la Commission constate que les déportations répétées du plaignant étaient en violation flagrante de son droit à retourner dans son pays (§ 93) garanti par l'article 9 de la Charte africaine. Cette jurisprudence de la Commission n’a pas été attractive !

B. L’observation et la médiation internationale : entre vanité et crédibilité

1. Prendre l’observation électorale internationale au sérieux
L’un des facteurs importants qui contribue à l’organisation d’élections démocratiques reste la participation d’observateurs nationaux qui rompt avec le traditionnel « huit clos électoral ». L’observation électorale internationale est devenue un important mécanisme pour assurer l’intégrité électorale dans les pays en voie de transition vers la démocratie ou dans les sociétés qui ont connu de récents conflits. Elle jouit aujourd’hui d’une acceptation quasi-universelle et contribue à augmenter la confiance des électeurs et à évaluer la légitimité d’un processus électoral et de ses résultats. Depuis près d’une vingtaine d’années, les observations internationales des élections se sont multipliées en Afrique. Très souvent, des organisations intergouvernementales (UE, Parlement panafricain, etc.) et des ONG (tels que la Commission internationale de juristes ou le NDI) ont fait œuvre utile en déployant leurs observateurs bien avant la tenue du scrutin.
Au-delà d’un manque de sérieux qui, pour certains pratiquants de l’observation internationale des élections, fait rimer ces dernières avec mondanités, il existe d’autres situations qui soulèvent des questions éthiques.
La scène internationale est encombrée par un archipel d’organisations en augmentation constante, semble se célébrer le triomphe des codes de conduite qui devraient guider le comportement des observateurs. Cependant, limités en nombre, dépêchés sur place au dernier moment, et pour quelque jours, parfois peu informés des réalités du pays et surtout des enjeux politiques, les observateurs en sont souvent réduits à témoigner du seul déroulement du scrutin. Les répercussions sur l’intégrité des élections et la qualité de l’observation dépendent en grande partie de l’étendue du territoire du pays qui ne peut pas être observée.

2. La médiation internationale électorale
Elle est prévue dans des textes internationaux de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), de l’Union africaine, de la CEDEAO… Le recours à une médiation internationale post-électorale, qui tend à se généraliser sur le continent, et qui vise à amener les acteurs politiques concurrents à la suite de ces élections à former un gouvernement d’union nationale, ne règle en rien la crise politique, laissant subsister les germes de conflictualité qui se réveilleront lors des élections suivantes.
Dans la crise zimbabwéenne, malgré la partialité de la médiation sud-africaine dénoncée par l’opposition, l’Union africaine, divisée sur l’appréciation des élections dans ce pays, a maintenu cette médiation avec pour mandant d’amener les partis zimbabwéens à se partager le pouvoir. La médiation de Kofi Annan au Kenya a permis de sceller un accord de paix, dont les dispositions principales peinent encore à être mises en œuvre.

Au total, l’on pourrait dire sans être prisonniers de l’actualité immédiate ou récente que les perspectives des élections démocratiques comme voie idéale de résolution des conflits et des crises politiques sont bonnes sur le continent autant que le sont les perspectives du constitutionnalisme et de la démocratie. Pour pérenniser ce processus, les droits de l’Homme doivent aiguillonner les pratiques quotidiennes des Africains (gouvernants comme gouvernés) et soutenir la quête harassante de mieux-être démocratique des citoyens et des peuples africains. Les élections constituent l’enzyme qui cristallise les fondations de l’édifice démocratique. Leur dévoiement a conduit au désenchantement en Afrique.

(1) Nous constatons, selon les prévisions électorales, que plus de deux tiers des 53 des Etats africains membres de l’UA vont organiser les élections. Neuf pays en 2009 : Angola, Botswana, Congo, Namibie, Mozambique, Niger, Malawi, Mauritanie, Tunisie. Sept pays en 2010 : Burkina Faso, Burundi, Cote d’ivoire, Guinée équatoriale, Guinée Bissau, Madagascar, Rwanda, Soudan et Togo. Et quinze pays en 2011 : Bénin, Cameroun, Gambie, Cap-Vert , République centrafricaine, Comores , Djibouti, Égypte, Libéria, République démocratique du Congo, Ouganda, Sao Tomé-et- Principe, Seychelles, Tchad, Zambie.
(2) Cité par P.F. GONIDEC, « Démocratie et développement en Afrique : perspectives internationales ou nationales », Afrique, 2000, vol. 14, 1993, pp. 57-58.
(3) Selon le mécanisme d’évaluation des pairs (MAEP), institué par le NEPAD, on peut classer des forces de défense et de sécurité en trois grands groupes selon leurs attitudes et leurs réactions face à la survenue de situations socio-politiques graves dans leur pays : le premier groupe va de la passivité à la complicité préjudiciables ; le second groupe se caractérise par un interventionnisme ouvert ; le troisième groupe est celui des attitudes républicaines.
(4) Alain Didier OLINGA, La Constitution de la République du Cameroun, Yaoundé, Presses de l’UCAC, Les éditions Terre Africaine, 2006, p. 7.