La mort de V. Prabhakaran et la fin des Tigres

Prabhakaran était le leader historique du LTTE. Né le 26 novembre 1954 près de Jaffna, issu de la caste guerrière des Karaiyar, fils de militaire, il fut élevé dans une atmosphère stricte et puritaine, marqué par la mort d’un parent durant les émeutes de 1958. Il était marié et père d’un fils et d’une fille. Fondateur des Tamil New Tigers en 1972, il est le responsable de l’assassinat du maire de Jaffna en 1975, un acte qui pèsera lourd dans la montée aux extrêmes vers la guerre. En 1976, il transforme les TNT en LTTE. En 1983, la mort de 13 soldats sri lankais, dans l’explosion d’une mine posée par les LTTE à Jaffna, déclenche des émeutes anti-tamoules à Colombo. La guerre éclate.
Chef aux qualités stratégiques exceptionnelles, admirateur, notamment, de Napoléon, Prabhakaran était réputé sans peur et impitoyable. Combattant intransigeant rescapé de justesse de plusieurs tentatives d’assassinats, il n’hésitait pas abattre ses bras droits qu’il suspectait de trahison. Son organisation, les LTTE, reposait sur le culte de la personnalité et un fonctionnement totalitaire au sein duquel, la société entière était une armée. Prabhakaran se voulait un combattant de la liberté luttant pour la libération des Tamouls de l’oppression cinghalaise. Mais ses pratiques intransigeantes, ainsi que ses méthodes de combat ultraviolentes et indiscriminées lui avaient taillé une réputation de terroriste.
Néanmoins, ses qualités martiales l’avait conduit à mettre sur pied, sans doute la plus performante des guérillas en activité, à la fois innovante technologiquement, tactiquement et stratégiquement. Cette guérilla, qui a longtemps été capable de tenir tête frontalement aux forces sri lankaises, est responsable des assassinats de Rajiv Gandhi en 1991 (alors ex-président de l’Inde), de Lakshman Kadirgamar en 2005 (ministre des Affaires étrangère de Sri Lanka), de Ranasinghe Premadasa en 1993 (président de Sri Lanka)…
Une vingtaine de cadres de haut rang ont également été retrouvé morts, dont Charles Anthony, le fils de Prabhakaran, Nadesan, chef du bureau politique, Ramesh, chef militaire et Pulidevan, chef du secrétariat de la paix. La victoire de l’armée sri lankaise étant totale (destruction des têtes de l’organisation, de son sanctuaire et de ses ressources maétérielles), l’avenir du LTTE semble très incertain, même en tant que « simple » mouvement terroriste. Cependant, il ne faut pas sous-estimer les problèmes de sécurité pouvant être posés par des éléments tamouls mécontents, en dehors du LTTE.

Les raisons de la fin de la guerre

Alors qu’en 2006 encore, on s’interrogeaient sur les capacités de l’armée sri lankaise à vaincre les LTTE, on peut se demander ce qui a pu permettre l’actuel revirement de situation ? Pourquoi cette guerre qui durait depuis un quart de siècle dans la quasi indifférence de la communauté internationale s’est-elle brusquement terminée ?
C’est par la conjonction de plusieurs facteurs, tant internes qu’internationaux, que la guerre a pu prendre fin. En premier lieu, la défection, en 2004, de Karuna, commandant de la région Est, a fait perdre aux LTTE un chef de qualité ainsi que les hommes qui étaient sous son commandement. Sa défection a également offert au camp gouvernemental de précieuses informations sur l’intérieur de l’organisation des Tigres tamouls.
Depuis 2007, à la faveur de la conjoncture anti-terroriste post 11 septembre, des coups de filets ont eu lieu dans la diaspora tamoule en Occident. Ceux-ci ont sérieusement atteints les capacités de financement des LTTE, qui dépendaient pour beaucoup de l’impôt révolutionnaire ainsi que des trafics en tous genres. Les transactions financières des Tigres ont par ailleurs été bloquées et la coopération de l’Inde a permis d’empêcher leur circulation maritime.
Concernant l’armée gouvernementale sri lankaise, les Etats-Unis ont apporté une formation en matière de contre-insurrection, de renseignement et de logistique. Israël et le Pakistan ont quant à eux fournis de l’armement. La Chine a fourni des avions de combat F-7. Enfin, le commandement de l’armée sri lankaise a procédé à une re-motivation et ainsi qu’à une re-disciplinarisation de l’armée.

Une impulsion donnée par les géopolitiques des Etats

Un tel revirement était donc impossible sans pressions et engagements d’Etats plus importants. Très courtisé, Sri Lanka est devenu une pièce maîtresse sur l’échiquier géopolitique formé par l’Asie du Sud et l’Océan Indien, au cœur de manœuvres américano-sino-indiennes.
Régler le conflit de Sri Lanka, permet aux Etats-Unis d’avoir les faveurs de Colombo, tout en détruisant un « abcès » géopolitique duquel pouvait naître une émulation terroriste et des connexions criminelles transnationales, ainsi qu’une éventuelle déstabilisation régionale.
Avec l’Asie du Sud et l’Océan Indien, les Etats-Unis, tentent de contrôler un espace où se croisent piraterie maritime, routes pétrolières, prolifération nucléaire, terrorisme, guerre d’Afghanistan et où se connectent les ramifications de deux enjeux stratégiques majeurs, à savoir la quête chinoise de la puissance et l’avenir géopolitique du Moyen-Orient.
La Chine pour qui l’intérêt stratégique de la région est évident, cherche par ailleurs à briser son encerclement dans son environnement géopolitique régional par les Etats-Unis (présents en Corée du Sud, au Japon, aux Philippines, en Ouzbékistan, au Kirghizstan, alliés de Taiwan, de la Thaïlande, du Vietnam…). Dès lors, Pékin étend son influence par chapelets de perles, à travers l’Océan Indien (constructions de ports au Pakistan, au Bangladesh, en Birmanie) et développe une force navale destinée à la haute mer. Il assure également des travaux de génie, d’exploitation minière, et a obtenu la réalisation d’un projet de centrale nucléaire au Pakistan. Dans cette même dynamique, la Chine construit le port de Hambantota, dans le Sud de Sri Lanka.
D’autre part, Sri Lanka est situé dans le périmètre de sécurité de l’Inde. Or, pour Washington l’Inde doit être ménagée pour le soutien qu’elle peut apporter dans une stratégie destinée à contrer la puissance chinoise, ainsi que dans les solutions de pacification de l’Asie du Sud, qu’il s’agisse du Cachemire, du terrorisme, du nucléaire… Sri Lanka occupe également une position stratégique sur la route du pétrole et dispose, avec Trincomalee, de la meilleur rade en eaux profondes de la région (avec le port de Gwadar au Pakistan, construit par la Chine).
Pour l’intérêt stratégique de la région et en réponse à l’expansion chinoise, les Etats-Unis ont conclu, en 2007, un accord d’utilisation des installations sri lankaises par l’Air Force et la Navy. La contre-partie de cette accord a été d’aider Sri Lanka à régler son conflit.
C’est donc de la concurrence entre les politiques de puissance américaine, indienne et chinoise que procède la fin de la guerre à Sri Lanka. Chacun ayant courtisé l’Etat sri lankais pour se positionner stratégiquement dans la région, Colombo a pu monnayer ses avantages contre les moyens d’éradiquer le conflit.

Le bilan d’un quart de siècle de guerre et les défis de la paix

Après plus de 25 années de violences, le Nord et l’Est de Sri Lanka sont ravagés par la guerre. 70 000 personnes ont trouvé la mort, plus de 800 000 ont fui l’île et plus de 500 000 ont été déplacés à l’intérieur.
La crainte est que l’empreinte sociale laissée par la violence, soit plus profonde qu’envisagée, au point d’avoir en partie transformé les identités. C'est d’une guerre civile identitaire qu'il s'agissait, pas d’un conflit inter-étatique. Par les éléments historiques, culturels, religieux et ethniques qu’ils invoquent, ses conflits sont enracinés beaucoup plus profondément. Aujourd’hui les communautés tamoules et cinghalaises doivent revivre ensemble, en dépit des années de guerres, d’attentats, de disparitions et de l’agressivité des extrémistes indépendantistes tamouls comme des moines nationalistes bouddhistes cinghalais.
Fort d’une victoire militaire totale, le gouvernement de Sri Lanka semble décidé à punir juridiquement les responsables restant du LTTE. Sa position de force lui permet, au moins à court terme, de ne pas avoir de concession à faire. Mais, au nom de la prospérité des communautés, il sera peut-être nécessaire, d’adopter parallèlement une autre forme de réconciliation nationale, à l’image de la commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud. Ce sera peut-être chose possible si l’on se fie à l’expérience d’une des plus vieilles démocraties du Tiers-monde, qui a su dans l’épreuve de la guerre et du terrorisme, ne pas se muer en dictature.